Histoire de l'Algérie

 

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Pré et proto histoire

 

L'origine de la population de l'Afrique du nord est incertaine. Ce qui inclinerait à penser que les apports méridionaux furent numériquement bien plus importants, c'est qu'à côté de la dualité d'origine des techniques et des faits de civilisation il y a unité linguistique.

En effet, toutes les populations anciennes du Nord-Ouest africain, du Nil à l'Atlantique, parlaient et parlent encore, partout où l'arabe ne s'est pas implanté, des dialectes qui se rattachent à une même unité linguistique dite Berbère, dont elles sont des variantes. Qu'il s'agisse de l'ancien dialecte de l'oasis de Siouah près de la frontière égypto-lybienne, ou de celui parlé dans le Djebel Nefoussa en Tripolitaine et dans certains villages du Sud- Tunisien (région de Foum-Tataouïne), en Algérie au M'zab et d'autre part au Hoggar (Touareg) dans le sud-Constantinois (Souf, Aurès, Oued Rir...), dans tout le nord de l'Algérie, depuis la Kabylie jusqu'à la frontière marocaine au delà de laquelle il est parlé du Rif, jusqu'au sud dans le Sous, ces dialectes s'étendent même vers le sud, jusqu'au sud du Sahara dans la boucle du Niger, où ils sont parlés par les Aouliminden et autres Touaregs du Sud.

Ces parlers sont beaucoup moins distincts les uns des autres qu'on ne le pense souvent; ainsi des commerçants kabyles établis en pays chaouïa m'ont dit qu'il leur était très facile d'apprendre cette langue. Autre fait, un chaoui de l'Aurès, né à Mchounèche, élevé ensuite à Biskra où il avait appris l'Arabe et notre langue, car il avait été à l'école française, avait été emmené au Hoggar comme domestique par un officier des affaires indigènes; là il avait appris vite et facilement le tamachek, la langue des Touaregs, et finalement avait été utilisé uniquement comme interprète pendant des années par les militaires français. Il était même très fier de dire qu'il avait servi d'interprète au Général Laperrine. Et il me dit "mais la langue de ces gens-là, c'est comme le chaouïa, seulement comme ils parlent très mal, il faut s'habituer à eux". Il voulait dire, sans doute, qu'ils avaient une prononciation différente, et, à des questions plus précises, il me dit qu'évidemment à côté de mots identiques il y en avait aussi de différents. Quoiqu'il en soit des différences de prononciation et de vocabulaire, le mécanisme intime de chacun des deux parlers - le génie de la langue diraient les spécialistes - était quasi le même, ce qui lui avait permis de passer de l'une à l'autre sans difficulté.

Et que nous apprennent les linguistes sur tous les parlers qui constituent, au delà de leur diversité le grand ensemble Berbère? Sans m'aventurer dans le domaine ardu de la philologie, je me bornerai à citer ce que l'orientaliste Gustave LEFEBVRE a écrit dans sa "Grammaire de l'Egyptien classique" publiée au Caire en 1940, ouvrage dans lequel bien des archéologues se sont initiés au déchiffrement des inscriptions hiéroglyphiques des monuments de l'ancienne Egypte et des vieux papyrus de l'époque pharaonique. Sans tenter de suivre cet érudit dans le domaine, ardu pour un profane, des particularités grammaticales, je me contenterai de courtes citations tirées du Chapitre I,1 intitulé "concordance de l'Egyptien (ancien) avec les autres langues de la famille" ; on y lit dans une énumération des analogies de la langue pharaonique avec les parlers berbères :

- "nombreuses étymologies (une centaine environ) communes à l'Egyptien et aux dialectes berbères (notamment celui des Touaregs).

- Concordance remarquable des radicaux verbaux... Existence en égyptien et dans les dialectes berbères d'un génitif indirect formé au moyen de n. ..".

Sans essayer d'approfondir ce problème, on ne peut manquer d'être frappé par cette parenté de peuples que nos habitudes de pensée ne nous font que rarement rapprocher et qui pourtant sont voisins sur le même continent; cette parenté linguistique ne faisant que confirmer les rapports très anciens, antérieurs à l'époque historique que l'on ne peut que soupçonner grâce à l'archéologie, mais que l'on ne peut nier: les Berbères du Nord de l'Afrique parlent une langue apparentée à celle des hiéroglyphes. Une autre confirmation de cette longue histoire qui nous conduit de la préhistoire jusqu'à l'époque historique se trouve chez l'écrivain latin Salluste, qui fut gouverneur de l'Afrique sous César et écrivit dans la seconde moitié du 1er siècle ayant notre ère la "Guerre de Jugurtha" au sujet de l'origine des populations d'Afrique. D'après de vieux livres en punique attribués au roi numide Hiempsal : "Les premiers habitants de l'Afrique furent les Gétules et les Libyens, gens grossiers et barbares, qui se nourrissaient de la chair des bêtes sauvages, ou de l'herbe des prés, à la façon des troupeaux. Ils n'étaient gouvernés ni par la coutume ni par la loi, ni par un maître; errant à l'aventure, dispersés, ils s'arrêtaient seulement où les surprenait la nuit" (Guerre de Jugurtha XVIII).

Cette description des anciens africains par l'écrivain latin n'est pas à prendre à la lettre, mais elle indique que peu avant notre ère les Numides conservaient le souvenir de populations vivant encore comme avant le Néolithique. Et Salluste d'ajouter que la civilisation leur vint d'orient apportée par les compagnons d'Hercule venus par la mer.

En résumé, si l'on essaye en confrontant les données archéologiques, anthropologiques, linguistiques et les vieilles légendes, on est en droit de penser qu'il ne reste pas grand'chose des anciennes populations antérieures au néolithique, qui ont simplement dû influencer par métissage les apports venus de l'orient par la mer et ceux, sans doute, plus nombreux, venus du sud, et de l'Est par ce qui est aujourd'hui le désert. Et ce sont probablement ces derniers qui constituèrent l'essentiel de la population puisque sans avoir jamais installé un empire dominant, ils avaient cependant imposé leur langue à tout le nord-ouest de l'Afrique.

 

LES NAVIGATIONS PUNIQUES

Les peuples que les grecs appelèrent Phéniciens et les latins Puniques portent le même nom. Le mot latin est simplement une adaptation du mot grec, un doublet analogue à celui qui nous a valu, à partir d'une même racine Philistins et Palestine. Mais les deux mots appliqués au peuple des rivages du Liban ont eu tendance à se spécialiser: pour la période antérieure à la grande influence de Rome en Méditerranée, on parle avec les grecs de Phéniciens, mais plus tard, quand la grande ville d'occident Carthage se substitua à sa métropole orientale et entra en rivalité avec Rome, on parle, à la mode latine de Puniques, en substituant au nom du peuple, celui dérivé du nom de sa ville principale, de Carthaginois.

Ces Puniques ne nous sont que très incomplètement connus, c'est dans le jargon des spécialistes un peuple de la "protohistoire", c'est-à-dire qu'il ne nous est connu que parce que les autres peuples - en l'occurence les grecs et les latins, nous ont dit de lui, et par les restes que nous ont fournis les fouilles archéologiques. Il ne nous est parvenu aucun texte punique écrit par les Puniques eux-mêmes, si ce n'est quelques inscriptions, surtout des stèles votives trouvées sur des tombes et comme toujours, en pareil cas, terriblement monotones. Des livres écrits en punique ont bien existé au témoignage des auteurs gréco-latins, mais méprisés par les latins qui ne savaient pas les lire ils furent, après l'effondrement de Carthage, abandonnés aux souverains numides et aucun ne nous est parvenu. Il faut dire qu'il ne s'agissait pas de livres que l'on puisse lire comme nos livres modernes, mais de textes que l'on pouvait seulement déchiffrer puisque ils étaient écrits avec les seules consonnes. Une exception à notre ignorance, le fameux texte du "périple d'Hannon", autrefois placé à Carthage dans le temple de Baal et aujourd'hui perdu, mais qui nous est parvenu sous forme d'une traduction grecque. Encore faut-il remarquer avec Jérome CARCOPINO, que si ce texte illustre bien des exploits réels comme celui qui porta le navigateur Carthaginois le long de la côte occidentale de l'Afrique, comme le motif réel de cette expédition était le contrôle du commerce de l'or, il fut très probablement mélé des inexactitudes aux réalités, pour tromper les concurrents possibles; celles-ci expliquent les difficultés d'interprétation du texte et les contradictions qui en ont résulté.

Quant aux textes grecs, et surtout latins, comme ils émanent des ennemis des Puniques, ou, tout au moins, de gens qui ne les admiraient pas et ne les aimaient guère, on peut supposer qu'ils sont plutôt partiaux. En outre, les ruines des villes puniques ne nous sont pas souvent parvenues. Si nous connaissons bien les ruines de la Carthage romaine et ses monuments parfois grandioses, la ville punique nous est à peu près inconnue. En effet elle était construite en bois et "briques crues" disent les archéologues, comme bien des villes de l'Orient en Mésopotamie notamment. Ce qu'en Algérie on appelait du toub analogue à ce qu'en France on désigne sous le nom de pisé ou torchis. De nos jours, en Algérie, c'est ainsi qu'étaient construits bien des gourbis et surtout les Ksour du Sud. Mais sous les climats humides des rives méditerranéennes de telles constructions n'auraient pas tenu si les Carthaginois ne les avaient revêtues de bitume, matière première abondante au Moyen-Orient et qu'ils étaient habiles à mettre en oeuvre. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'après la prise de la ville par l'armée de Scipion, les Romains aient pu la brûler totalement avec une certaine facilité, et l'incendie qui se propagea rapidement, dura, disent les chroniqueurs, dix sept jours, après lesquels la ville fut nivelée et maudite et il fut interdit d'y habiter. Si la capitale avait été construite à si bon compte les simples comptoirs qui s'échelonnaient le long des côtes ne devaient pas être mieux lotis et il ne faut pas s'étonner qu'ils n'aient pratiquement laissé aucune trace matérielle.

Tout ce que l'on observe autour des anciennes villes puniques ce sont parfois des tombes. Les Phéniciens avaient apporté avec eux leurs usages mortuaires qui consistaient à placer les corps des défunts dans des tombes creusées horizontalement dans des puits et ainsi dissimulées. Mais l'une d'elles devenue bien apparente est connue de tous ceux qui sont allés se promener à Tipaza, à l'ouest d'Alger, ou près du port, au bord de la mer: ils ont vu au dessus du sol un espèce de rocher énigmatique taillé à pans coupés dans la roche environnante. On est là, en effet, sur le sol d'une ancienne carrière romaine d'où la roche extraite était emmenée par mer sur des chalands. Et les carriers respectueux de la dernière demeure d'un mort avaient arrêté leur exploitation tout autour de la tombe. Mais en progressant vers l'intérieur, au delà de l'ancien front de la carrière, on a pu trouver de nombreuses autres tombes qui s'alignent dans ce qui fut un immense cimetière, qui, les rites seuls ayant changé, nous conduit, à travers des tombes païennes jusqu'au cimetière chrétien bien connu de Sainte Salsa et à la basilique du même nom, un cimetière qui, créé par les puniques, avait duré mille ans en s'étendant vers l'Est. Grâce à ces tombes, nous connaissons un peu leur vie religieuse: d'un culte agraire très ancien, originaire du Liban ils avaient retenu deux formes de la divinité: un grand Dieu suprême, Baal, et une déesse de la fécondité, Tanit ou Tinit. L'une des pratiques de leur culte, réminiscence des vieux sacrifices humains des cultes des peuples sémites primitifs était, le sacrifice des enfants dont Flaubert, dans Salambô, a tiré des effets destinés à frapper le public. Ces sacrifices sont tellement opposés à nos conceptions les plus fondamentales qu'on a voulu les mettre en doute. Hélas, les textes gréco-romains qui nous en parlent sans cacher leur réprobation, sont confirmés par les trouvailles archéologiques faites à Carthage ou à Sousse, en Tunisie, où on a trouvé de nombreuses urnes contenant des restes de très jeunes enfants sacrifiés rituellement sur le lieu même du culte.

On trouve là des objets votifs divers en céramique ou en verre, souvent des lampes à huile. Curieusement on ne trouve que très peu de monnaies, même aux époques où les grecs en avaient répandu l'usage dans tout le bassin méditerranéen. Cela est étonnant chez un peuple de marchands qui semblait avoir tout sacrifié au commerce et notamment à celui des métaux, mais cela s'explique dans une certaine mesure par le fait que les Puniques avaient surtout développé leurs échanges avec des peuples restés primitifs, avec lesquels ils pratiquaient le troc. Les premières monnaies frappées à Carthage ne semblent pas l'avoir été pour les besoins du commerce mais pour la solde des mercenaires, car les Puniques n'eurent jamais d'armées propres dont eux-mêmes auraient été les soldats, ils utilisèrent toujours des mercenaires appartenant à d'autres peuples: fantassins grecs, cavaliers numides, frondeurs baléares. ..

Ce qui leur appartenait en propre ce fut une marine très développée, base de leur richesse: ces marchands étaient aussi des marins. Les premiers navigateurs phéniciens qui s'élancèrent vers l'occident, profitèrent de la grande crise de la navigation égéo-crétoise qui date du XVIème au XIVème siècle avant notre ère, et dont l'épisode le plus connu est la semi-légendaire guerre de Troie. C'est alors que les marins de Tyr et de Sidon s'élancèrent vers l'Ouest en direction du royaume de Tartessos au sud de l'Espagne, en quête du cuivre et de l'étain rares dans les pays méditerranéens. C'est au XIIème siècle qu'ils fondèrent au delà du détroit de Gibraltar: Gadès (l'actuelle Cadix), au nord, sur la voie qui menait aux "îles Cassiterides", la Cornouaille aux nombreuses et riches mines d'étain, et Lixus (l'actuelle Larache) au sud, jalon vers la côte du Sénégal où les orpailleurs indigènes apportaient la poudre d'or.

Pour ces navigations lointaines, ils disposaient de navires légers dont la maniabilité fit l'admiration de Rome. En effet, il ne s'agissait pas de lourds vaisseaux avec un bordé soigneusement assemblé et fixé sur des fortes membrures, mais d'éléments rapprochés et rendus étanches par des joints d'étoupe enduite de bitume, matériau qui leur était familier. C'est ce qui explique qu'ils aient eu l'habitude de traîner leurs navires à terre au cours des escales, sans avoir besoin de ports avec des quais aménagés, la pente douce du sable des plages leur suffisait. Et, là où la côte était rocheuse, ils nivelaient une voie sur laquelle ils pouvaient de la même façon hâler leurs esquifs. Tous les algérois qui ont fréquenté, à l'Est de la baie d'Alger, le bord de la mer à Alger-Plage, se souviennent d'avoir vu entre les "mattes" de vase fixée par des algues et la haute plage de sable et graviers deux de ces voies nivelées et en creux dans la surface irrégulière du calcaire. P. CINTAS, grand spécialiste de la civilisation punique a pu écrire que "la position normale du bateau punique n'a jamais été d'être en mer, comme l'avion qui est plus souvent à terre qu'en l'air". Cela était possible pour deux raisons: le navire était léger et était étanché au bitume, le bois à l'air, en séchant, ne jouait que peu et le bitume compensait le jeu. Au contraire, un bateau normal, même soigneusement assemblé, qui reste à l'air, fait eau de toutes parts quand il est remis à flotter, il ne doit pas quitter l'eau. Cela eut pour Carthage, quand elle affronta les Romains pendant les guerres puniques, une conséquence tragique. Ils n'essayèrent jamais d'attaquer en haute mer les lourds vaisseaux romains qui transportaient vers l'Afrique les armées destinées à les combattre. Et inversement, quand Hannibal, chef de l'armée de ce peuple de marins voulut attaquer Rome, ce fut à partir de l'Espagne en franchissant l'Ebre, les Pyrénées, le Rhône et les Alpes!

Il y eut donc sur la route des navires phéniciens puis puniques qui s'élancèrent vers l'Ouest, des escales distantes de 25 à 40 kilomètres tout le long des côtes, escales qui devinrent des comptoirs où des échanges avaient lieu avec les populations indigènes. Ces établissements qui jalonnent nombreux la côte de l'Algérie, ont laissé peu de traces, mais le nom qui leur avait été donné a le plus souvent survécu désignant les petites cités commerçantes qui souvent succédèrent aux escales anciennes. On a ainsi, sur la côte algérienne, beaucoup de noms s'expliquant par des étymologies phéniciennes, ce rameau des langues sémitiques très voisin de l'hébreu et de l'arabe. Ainsi les noms commençant par la racine RS qui désigne les caps (comme le ras arabe): Rusicada en transcription latine, nom de Philippeville, qui était devenu Skikda avant 1830, l'est toujours resté dans le langage des indigènes et l'est redevenu après 1962. On a de même Rusazu devenu Azeffoun en Kabylie, et Rusguniae notre cap Matifou près d'Alger. Il y a aussi l'initiale I qui désignait les îles et avait donné Igilgili notre Djidjelli et Icosium qui est la transcription latine du nom ancien d'Alger. La cité devenue indépendante après la chute de Carthage battit alors monnaie, et sur ces pièces on lit IKSM que les spécialistes traduisent par: île des oiseaux de nuit. Il s'agissait des petites ilôts de l'Amirauté qui donnèrent en arabe el Djezair dont l'Europe fit Alger. C'est aussi grâce aux pièces de monnaie que l'on connaît parfois les noms originaux de certaines villes, ainsi notre Bougie qui à l'époque romaine fut Saldae mais dont les pièces frappées après la chute de Carthage et avant qu'elle soit englobée donne le monde romain était: ASLDN.

La plupart des villes, petites ou grandes, du littoral algérien, ont, de fait, un nom qui remonte avant l'époque romaine et c'est parfois uniquement par l'étymologie de son nom que l'on peut affirmer l'ancienneté de leur fondation. L'indigence des restes matériels s'explique par le fait que ces commerçants n'étaient pas des créateurs; nous n'avons que quelques rarissimes statues de Dieux, des stèles ornées parfois de figurations schématiques de divinités ou d'animaux, et jamais d'objets d'art: ils ont toujours ignoré l'art en lui-même. Si Hannibal est là pouf nous montrer que les Puniques eurent des hommes de grande intelligence, ils ne furent certainement pas des créateurs, quel que soit le domaine considéré.

 

LES PUNIQUES DANS L'INTERIEUR DES TERRES

A partir de ces villes du littoral qu'ils contribuèrent à faire naître, en collaboration avec des indigènes qui vinrent s'y établir, les Puniques ont rarement tenté une installation dans la campagne voisine. Ils y furent toujours en position défensive et ne cherchèrent pas à étendre leur présence. Par contre, contrairement à ce que l'on a cru longtemps ils s'établirent dans l'intérieur, mais en commerçants, jamais en conquérants. Le plus bel exemple d'un tel établissement étant la ville de Constantine, l'antique Cirta, où ils s'établirent en grand nombre, rayonnant de là dans tout le pays. La preuve en est, comme d'habitude, les découvertes successives de tombes qui y ont été faites, plus nombreuses que dans les villes du littoral. Les premières de ces trouvailles furent celles de tombes creusées directement dans le roc, effectuées en 1888 le long de deux kilomètres lors de la construction de la route de corniche vers Sidi Mabrouk. Ce n'est que longtemps après que l'on s'avisa de la signification et de l'intérêt de ces découvertes effectuées à une époque où l'archéologie punique était encore très mal connue. Des stèles furent aussi trouvées çà et là dans la ville, en petit nombre, et le plus souvent ne furent pas étudiées, certaines ayant même été réutilisées pour la construction de l'hôpital. ..où on les remarqua plus tard. Il n'est d'ailleurs pas dit qu'elles aient été trouvées en place sur les tombes puniques, il semble qu'elles avaient été réutilisées une première fois dans des constructions romaines!

De véritables cimetières puniques ont été trouvés au voisinage de Constantine, l'un au nord, l'autre au Sud. Ce dernier situé sur la colline d'el Hofra avait fourni dès 1875, 150 stèles de pierre qui furent déposées au musée du Louvre. Depuis au voisinage du lieu de la découverte initiale, on a trouvé 700 nouvelles stèles groupées près des fondations de deux sanctuaires consacrés l'un à Baal Hamon, le grand Dieu punique qui continuera d'être vénéré à l'époque romaine, mais désigné alors dans les textes latins sous le nom de Saturne, l'autre à la déesse mère du panthéon punique Tanit ou Tinit. D'autres stèles furent découvertres en grand nombre au Nord de la ville, portant des ex-voto rédigés le plus souvent en caractères puniques ou pour une minorité en caractères dits néopuniques. Il s'agit de deux formes différentes du même alphabet, l'un le plus ancien considéré comme antérieur à la chute de Carthage - en 146 avant notre ère - l'autre dit néopunique étant au contraire postérieure à la même date; ces derniers ne représentant guère plus de 10% du total, on est en droit de penser qu'il y eut après la disparition de la principale source du commerce, un appauvrissement de la colonie. L'immense majorité des noms inscrits sur ces stèles sont des noms puniques, mais à côté il y avait aussi des stèles portant des noms berbères, ces derniers ayant donc visiblement adopté les coutumes, et même les pratiques religieuses de la classe dominant par sa richesse. D'autres stèles, en petit nombre il est vrai, sont analogues par leur facture aux précédentes mais sont rédigées avec l'alphabet grec. Il y avait donc aussi établis à Constantine des Grecs; cela ne doit pas nous étonner car les grecs étaient nombreux à Carthage même: Stéphane GSELL a écrit "à la veille de sa disparition la Tyr de l'Occident était à moitié grecque". Ceci étant un contrecoup de l'hellénisation de tout l'Est de la Méditerranée après les conquêtes d'Alexandre.

Mais les coutumes puniques régnaient sans partage, même celles qui nous paraissent les plus aberrantes, comme le sacrifice d'enfants par le feu attesté ici par l'inscription d'une stèle. Les inscriptions de ces stèles érigées par les individus des classes aisées - c'était un luxe - nous donnent une idée de l'organisation de la ville; elles avaient été dressées à la mémoire des prêtres, gouverneurs de la ville, des chefs militaires, des scribes, des commercants, des médecins, des artisans divers. Les gouverneurs de la ville portaient le titre de "suffètes"; nous ne savons pas comment ils étaient désignés, mais devaient être plusieurs car sur les pièces de monnaie que fit frapper la ville après la chute de Carthage et que l'on pouvait voir au Musée de Constantine, on lit SPTM "SOPHETIM" qui est un pluriel. A noter que le titre survivra pendant encore au moins deux siècles pour désigner les chefs des municipes de l'époque romaine.

Vis à vis des berbères les puniques furent l'intermédiaire constant avec le monde extérieur. Carthage trouva parmi eux des soldats mercenaires attirés par la solde, qui lui permirent souvent de porter la guerre chez ses adversaires. Ce sont les cavaliers numides qui permirent à Hannibal de remporter ses victoires lors de la deuxième guerre punique à travers toute l'Italie.

L'influence des Carthaginois fut grande dans ces régions algériennes de l'Est, si Constantine fut une grande ville, la civilisation punique s'étendit bien au-delà. Des stèles analogues à celles de Constantine ont été trouvées dans plusieurs localités du Constantinois, à Sigus par exemple et jusqu'à N'Gaous au pied sud-ouest des monts du Bellezma au début de la plaine du Hodna. Là ont été trouvées encore des stèles mortuaires, certaines élevées non à la mémoire d'un mort, mais pour commémorer le sacrifice d'un animal un bélier, sacrifice de remplacement ou "molchmor" l'animal étant substitué à l'enfant qui aurait dû être sacrifié.

Et si les témoins directs de l'influence punique restent rares, on ne peut douter qu'elle fut profonde car à l'époque romaine qui nous est beaucoup mieux connue, elle se fait encore sentir. Par exemple dans le culte de Saturne très développé aux premiers siècles de notre ère, beaucoup plus ici qu'en Italie, car le Baal punique fut assimilé à Saturne et c'est sous ce nom que son culte subsista.

Un autre témoin de cette emprise de Carthage sur le monde berbère du Nord de l'Afrique, se traduit par l'usage constant que la langue et l'alphabet puniques conservèrent dans les derniers siècles avant notre ère. Ainsi les monnaies que frappèrent les villes et les souverains berbères tels que Bocchus et Bogud, plus d'un siècle après la chute de Carthage portent en exergue des mots écrits en caractères puniques. L'élite berbère avait eu des contacts avec le monde civilisé par l'intermédiaire incontournable pour eux, des Carthaginois. Les historiens latins nous ont rapporté que des livres écrits en punique ayant échappé à l'incendie de Carthage en 146, les romains en firent don aux chefs numides, car eux, et eux seuls, savaient les lire.

A ce propos, il faut signaler qu'à côté des stèles funéraires puniques, on en trouve d'autres en langues et caractères dits "Libyques" dans tout le Constantinois, plus rares dans le reste de l'Afrique du Nord mais cependant présents jusqu'au Maroc. Les caractères utilisés semble-t-il par les Berbères ne ressemblent pas par leur forme aux caractères phéniciens ou puniques, ils n'ont plus le tracé ondulant de ces derniers, mais un caractère géométrique net.

L'usage s'en est perpétué jusqu'à nos jours chez les Touareg du Hoggar où ils sont connus sous le nom de tifinar. On connaît leur valeur phonétique qui semble avoir peu changé, mais si on sait donc les lire, on ne comprend pas la signification de ces textes. Et ceci malgré l'existence de rares textes bilingues, comme celui trouvé à Dougga en Tunisie sur le mausolée que l'on pense être le tombeau de Massinissa. Il s'agit d'un alphabet incomplet, comme tous les alphabets orientaux qui n'écrivent que les consonnes et les semi-voyelles, à l'exclusion des voyelles vraies. Les déchiffrements tentés comportent de nombreuses difficultés, comme par exemple celle dûe au fait que les inscriptions tracées en lignes verticales se lisent de haut en bas, mais on ne sait jamais s'il faut commencer par la colonne de droite ou celle de gauche. On a réussi à lire les noms imitant des noms puniques comme BRK, ou latins comme MRKH pour Marcus encore STRNNH pour SATURNINUS, ces noms, étant bien entendu, écrits avec les caractères Libyques. On a cru saisir le sens de quelques très rares mots comme ceux qui désignent le bois, le fer, l'ouvrier qui sont sans analogues dans les dialectes berbères actuels et quelques autres très rares mots comme GLD, ou Aguellid, qui signifie roi, et surtout le mot OU qui dans les dialectes berbères d'Algérie veut dire fils.

On retrouve parfois la trace de Carthage à travers la vague islamique, par exemple un signe qui préserve du mauvais oeil, une main désignée aujourd'hui sous le nom de "main de Fatma" que l'on trouve partout: sur les portes des maisons, sous forme de bijoux d'argent (ou de fer blanc!) porté par les femmes, que l'on a pu voir assez souvent peint sur des camionnettes. Il est parfois vivant quand une femme étend sa main vers un étranger dont la venue semble insolite - je fus parfois cet étranger- et dit en même temps: "Khamsa fi aïnik", cinq dans ton oeil. Eh bien ce signe figure déjà sur les stèles puniques de Constantine!

Des peuples que gouvernaient les rois berberes, nous ne connaissons à peu près rien que des noms comme Numides, Gétules, Bavares. ..et encore parce qu'ils ont survécu jusqu'à l'époque romaine. D'une manière générale les mieux connus sont les Numides, qui semblent avoir été l'élément le plus civilisé ou le plus avancé. Les autres, ceux de "l'Ouest" étaient généralement désignés sous le nom de Maurusaï ou Maures dont la signification était toujours imprécise sous la plume des anciens écrivains; il semblait s'appliquer soit à une tribu particulière, soit à tous les peuples mal connus du Nord-Ouest de l'Afrique. Et de fait, la seule étymologie que l'on puisse donner à ce terme qui ne s'attache pas à une ethnie définie, c'est, en phénicien "gens de l'Ouest", préfiguration de l'arabe Maghreb.

Ces gens de l'Ouest nous sont mal connus et de fait, ils devaient être peu nombreux, le pays de toute évidence étant très peu peuplé, puisque les plaines étaient habitées à cette époque par des éléphants. Pendant toute la durée des guerres puniques Carthage en captura et les utilisa dans la guerre. Un siècle encore après la chute de Carthage, Juba en utilisa contre César débarquant près de Sousse pour combattre les Pompéiens. Et pendant longtemps encore, les Romains en tireront des bêtes pour les jeux du cirque. Or l'éléphant est un animal qui vit en plaine, et donc, si les plaines de l'Algérie étaient parcourues par des troupeaux d'éléphants, c'est qu'elles n'étaient que peu ou pas habitées.

On connaît mal les populations qui existaient alors, cependant, on sait que d'un bout à l'autre de l'Afrique du Nord, depuis Massinissa au début du 2ème siècle avant notre ère, il y avait des luttes entre nomades et sédentaires, luttes qui seront toujours présentes en toile de fond de l'histoire de l'Afrique du Nord, jusqu'à l'aube des temps modernes.

Nous n'avons pas parlé de l'influence des guerres puniques sur les populations des pays; il semble bien qu'elle ne fut pas directement importante. Lors de la première guerre (264-241 ), sauf la malheureuse équipée de Régulus dans le Nord-Est de la Tunisie, les hostilités eurent lieu principalement en Sicile. Si la deuxième guerre (218-201) vit trembler Rome sous les coups que lui porta Hannibal avec ses éléphants africains et surtout ses cavaliers numides, principaux artisans de ses victoires, si elle se termina bien sur le sol africain, ce fut autour de Carthage, c'est-à-dire au Nord de la Tunisie que se livrèrent les dernières batailles. Quant à la troisième guerre (149 à 146), elle se livra entièrement autour de Carthage. Mais les conséquences indirectes pour le futur territoire algérien furent considérables: les petites villes de la côte qui étaient sous la tutelle de la métropole, prirent petit à petit leur indépendance abandonnant parfois totalement la capitale, comme Utique et Hadrumète - l'actuelle Sousse - qui s'allièrent aux Romains. A ce moment des contingents Numides étaient également alliés aux Romains contre les Puniques et commandés par Massinissa.

Et les conséquences économiques furent évidemment énormes, les circuits commerciaux établis étant entièrement bouleversés. Nous avons vu qu'à ce moment l'antique Cirta avait été appauvrie, mais les villes de la côte, qui jusque là avaient subi la tutelle de Carthage, se développèrent. Nous possédons un témoignage indubitable de l'importance qu'elles prirent puisqu'elles se mirent à battre monnaie pour leur propre compte, ce qui prouve qu'elles avaient acquis une totale liberté. On peut citer, en Algérie Hippone, Rusicada, Saldae, Ikosim, Gunugu, qui deviendront Bône, Philippeville, Bougie, Alger, Gouraya dont des monnaies ont été trouvées çà et là, tout autour du bassin méditerranéen. Les légendes de ces pièces seront pendant deux siècles inscrites en caractères puniques. L'influence de Carthage durera encore longtemps, si les pièces destinées au commerce international furent très généralement écrites en caractères latins dès le 1er siècle après notre ère, la langue punique subsista longtemps. Saint Augustin, évêque de Bône, nous a dit que dans les campagnes au début du Vème siècle, il devait encore envoyer des prêtres parlant punique pour qu'ils puissent se faire comprendre de leurs ouailles qui ne comprenaient pas le latin. Et sous ce fait précis, on soupçonne que les prêtres ne pouvaient pas se servir du berbère qui ne devait pas posséder les mots abstraits nécessaires à un prêche.

Cette pénétration des moeurs, de la culture, de la religion punique chez les Berbères qui s'étendit sur près de dix siècles, a fait que les écrivains latins ont souvent confondu les berbères, désignés sous le nom de libyens, avec les puniques. Les écrivains grecs de la période byzantine parleront de libyens pour les habitants de langue latine et désigneront les autres sous les noms équivoques de Libyphéniciens, de Maures ou de Barbares. On ne sait pas toujours bien de qui il s'agit. C'est ainsi que les écrivains latins de la période classique ont toujours accusé les Puniques de fourberie puisque sous leur plume la "mauvaise foi" est parfois désignée ironiquement sous le nom de "foi punique". Mais la versatilité de beaucoup des rois berbères aurait aussi bien justifié cette expression. C'est ainsi qu'à la fin du IIème siècle avant notre ère, Jugurtha qui avait succédé à Micipsa à la tête des Numides, devenu indocile vis à vis des Romains, s'allia avec Bocchus, roi des Maures, à l'Ouest de la Numidie pour lutter contre Rome.

Après des succès contre des chefs romains médiocres, ce qui scella l'alliance, Jugurtha épousa une fille de Bocchus et les deux chefs s'allièrent étroitement et échangèrent des serments de fidélité devant leurs armées réunies. Mais Rome donna à ses légions, en la personne de Marius, un chef énergique qui remporta des succès contre la coalition. Comme le pays était immense et, pour en finir rapidement, Marius désunit la coalition du gendre et du beau-père en promettant à ce dernier de le laisser jouir en paix des territoires de l'Ouest si il l'aidait à se débarrasser de Jugurtha. Bocchus organisa alors, sous couleur d'une réunion de négociations avec les Romains où chacun devait se rendre sans armes, un guet-apens contre son gendre qui fut fait prisonnier et emmené par les légions. C'est ainsi que Jugurtha figura à Rome dans le triomphe de Marius célébré le 1er Janvier 104, avec ses deux fils également prisonniers. Ces derniers furent épargnés, mais leur père souffrit la faim dans sa geôle, fut maltraité par ses gardiens et finalement étranglé. Pendant ce temps, les promesses faites à Bocchus furent respectées, et souverain incontesté de tous les territoires à l'Ouest du Mellègue, c'est-à-dire de la plus grande partie de ce qui deviendra l'Algérie, c'est probablement lui qui fit construire l'énorme mausolée connue aujourd'hui sous le nom de tombeau de la chrétienne, situé à une quarantaine de kilomètres à l'Ouest d'Alger. Roi incontesté de ces territoires que ne lui contestèrent pas les Romains, il n'eut pas le triomphe modeste: il fit ériger à Rome, au Capitole, un monument commémorant son succès avec des sculptures dorées le représentant en train de remettre Jugurtha aux Romains. Il ne rougissait pas, semble-t-il, de ce qui, à la lueur de nos moeurs actuelles, nous apparaît comme une infamie.

 

Les Romains

 

L'Afrique souvent ingrate, aux populations instables n'exerça pas d'attrait sur Rome. Et ses territoires, exception faite pour les environs de Carthage, étaient peu peuplés et une tâche énorme attendait les conquérants: la mise en valeur du pays. Ce fait n'a pas besoin d'être prouvé car il est évident: Carthage avait chassé l'éléphant non loin de la ville, et pendant deux ou trois siècles, l'éléphant sera encore chassé en Algérie, pour la guerre d'abord, puis pour les jeux du cirque à Rome. Dans les remparts de Carthage, il y avait des stalles pour trois cents éléphants. Sans parler de ceux qu'Hannibal avait emmené vers l'Italie à travers les Alpes, au cours de la 2ème guerre punique ni des deux cents engagés contre les armées de Scipion débarquées en Afrique.

Plus tard, pendant la guerre civile entre César et les Pompéiens, Juba en avait engagé soixante aux côtés de ces derniers. Ensuite des troupeaux entiers furent envoyés à Rome pour les spectacles du cirque. Comme l'on sait que les éléphants d'Afrique ne se reproduisent pas en captivité, il est certain qu'il en existait des troupeaux importants dans les plaines d'Algérie, puisqu'ils ne vivent pas en montagne, et que par conséquent ces plaines devaient être fort peu habitées, sauf peut être les Hautes-Plaines Constantinoises, peu favorables à cause du froid, à ces pachydermes. Signalons en outre que la statuaire antique a souvent personnifié l'Afrique du Nord romaine, sous les traits d'une femme coiffée d'une dépouille d'éléphant, avec une trompe au-dessus du front, des défenses de chaque côté de la tête et deux immenses oreilles pendant de part et d'autre.

Ce pays attirait peu les Romains, d'autant plus que, dès la fin du premier siècle avant notre ère, ils n'eurent plus d'excédent de population candidate à l'émigration et que seul un apport considérable d'esclaves pouvait maintenir dans le Latium une activité normale, en raison d'une baisse très rapide de la natalité.

Une progression de la zone administrée par Rome eut bien lieu mais elle fut lente, se faisant par accord avec les pouvoirs existants, c'est-à-dire les anciennes villes phéniciennes de la côte qui s'administraient elles-mêmes, ou par accord avec les souverains locaux dans l'intérieur. C'est ainsi, qu'après Massinissa qui, ennemi de Carthage avait été l'allié des Romains, ses fils acceptèrent une lointaine tutelle romaine. Les choses ne se gâtèrent qu'avec l'un des petits-fils de Massinissa, Jugurtha, qui ne voulut pas partager le royaume avec ses cousins et fit assassiner l'un d'eux tandis que l'autre s'enfuyait. Les romains auraient probablement toléré ce fait, si l'ambitieux n'avait pas fait trop bonne mesure en faisant aussi exécuter les amis de son cousin, parmi lesquels il y avait de nombreux commerçants latins établis en Numidie. Venu s'expliquer à Rome, Jugurtha qui avait soudoyé une partie du Sénat et l'avait nargué en disant que la ville était à vendre, dut regagner la Numidie. Des armées envoyées à ses trousses subirent des échecs, et une légion est même passée sous le joug - suprême déshonneur - pour éviter la mort. Un chef énergique, Marius, ramena le succès dans le camp romain, mais la guerre menaçant de s'éterniser il eut avec l'aide de Bocchus, recours à la ruse pour capturer Jugurtha sous prétexte de pourparlers et l'ayant ramené à Rome il le fit jeter dans une geôle où il souffrit la faim avant d'être ignominieusement étranglé, en janvier 104 avant Jésus-Christ.

Bocchus roi Maure, fut mis en possession de tous les territoires de l'Ouest qui, plus tard seront désignés sous le nom de Mauritanie. Dans l'Est, divers rois mal connus régnèrent sans entrer en conflit avec Rome. L'un deux, Hiempsal, fut un érudit qui écrivit des livres sur son pays qui ne nous sont malheureusement pas parvenus, mais auxquels l'écrivain Salluste fit des emprunts.

Après un demi-siècle de tranquillité, les luttes reprirent, conséquence de la guerre civile que se livrèrent à travers tout l'Empire romain César et Pompée. L'Afrique d'Utique à Hadrumète (Sousse) était gouvernée par des partisans de Pompée en bons termes avec Juba roi de Numidie qui tenait l'Ouest de la Tunisie et l'Est du Constantinois. César débarqua à Monastir au sud d'Hadrumète, vainquit les Pompéiens alliés à Juba venu avec des fantassins, des cavaliers, une troupe de soixante éléphants et des chameliers. Cette coalition fut battue par César, en 46 et ses principaux chefs se suicidèrent, Caton à Utique, Scipion à Bône au moment où il allait être fait prisonnier. César avait en effet fait attaquer Juba et les Pompéïens à revers par une troupe de mercenaires aux ordres de Sittius débarqués à Bône, l'antique Hippo Regia, cela eut pour conséquence une grande extension du domaine romain car il apparut à César qu'il serait imprudent de laisser se reconstituer une puissance indigène toujours susceptible de s'opposer à Rome. Il décida de construire une ville romaine sur les ruines de la Carthage punique, un siècle après sa destruction; elle deviendra la capitale d'où rayonnera l'influence romaine. Il étendit celle-ci à la plus grande partie du Nord de la Tunisie, appelée alors Africa nova, l'Afrique nouvelle, par opposition à l'Africa velus, la vieille Afrique, très limitée qui avait déjà été occupée après la prise de Carthage.

En même temps, Sittius était autorisé à installer ses mercenaires dans la région nord-ouest de la Numidie, et ceux-ci au fil des ans, contribuèrent à peupler plusieurs villes du nord du Constantinois, y compris Cirta (Constantine) qui, sera dénommée plus tard par Pline.Colonia Cirta Sittianorum, nom attesté aussi par des inscriptions. Ces mercenaires de Sittius, étaient d'après leurs noms, trouvés sur des épitaphes, originaires les uns de Campanie, d'où leur chef était originaire, les autres d'Espagne; c'est donc de ces deux pays que venaient les premiers colons établis à l'époque Romaine dans la future Algérie.

 

LA LEGION, LES LIMES

Une légion, la IIIème, s'installa d'abord à Ammaedara, devenue Haï dra de nos jours, dans l'Ouest de la Tunisie centrale, non loin de la frontière algérienne d'où elle surveillait les turbulentes populations nomades du sud, les Gétules.

Des opérations militaires eurent lieu dans l'Est de l'Afrique du Nord, dans l'actuelle Tunisie et l'Est du Constantinois où depuis longtemps les principaux ennemis de l'ordre étaient des nomades remontant l'été faire pâturer leurs troupeaux dans les terres à céréales. Mais il n'en est pas de même dans toute la zone littorale, le Tell algérien où se sont d'abord installés dans l'Est les Sittiens, et surtout dans tout le centre et l'Ouest de l'Algérie, où sous Auguste on voit s'installer les vétérans sans qu'aucune action militaire ne soit signalée. Il y avait là, sur le littoral même, des établissements d'origine phénicienne, simples escales doublées parfois de comptoirs commerciaux. Après la chute de Carthage qui donnait la liberté absolue à la mer, ces petites cités prirent leur autonomie sans songer à entrer en lutte avec Rome. La venue de colons romains se fit sans coup férir, car ils s'installèrent dans les plaines encore incultes, le plus souvent près du littoral, au voisinage de Djidjelli, Bougie et Tiklat, Port-Gueydon, Cap Matifou, Gouraya, et même dans l'intérieur des terres dans la région de Miliana à Hammam Righa et aux environs d'Affreville. Il s'agissait de vétérans qui après 20 ans de service dans la légion étaient installés sur des terres à cultiver.

On doit distinguer, deux modalités de la présence romaine:

- Dans l'Est, le Constantinois, on observe une installation dense; de toute la zone atlasique jusqu'à la plaine saharienne dont la frange nord est occupée sur deux ou trois dizaines de kilomètres.

- Au contraire, l'Ouest, en gros, dans l'Algérois et l'Oranie, l'occupation est beaucoup plus sporadique et restreinte à la zone proche du littoral. La colonisation n'empiéta pas sur la zone des steppes qui s'étend de plus en plus largement vers l'Ouest, les Hauts-Plateaux, à fortiori, les reliefs de l'Atlas saharien, Monts des Ksour, des Amours et des Oulad Naïl. Tout au plus, au cours du lIème siècle et au début du troisième, la limite des zones mises en valeur sous l'égide des Romains, s'étendit dans cet ouest, à travers les reliefs du sud du Tell pour incorporer les plaines jusqu'à la bordure nord des Hauts-Plateaux, mais ne dépassa jamais vers le sud une ligne qui irait des environs de Boghar à Tiaret, Frenda et Tlemcen, et qui correspond en gros à la limite de la culture des cereales.

Au sud de cette ligne les steppes étaient abandonnées aux nomades et seuls des postes militaires étaient créés au cours du IIème siècle pour les surveiller et contrôler leurs mouvements. On sait qu'ils se livraient à des échanges avec les populations au Nord, se rendant sur les marchés. Beaucoup de ces postes nous sont connus, qui étaient peu nombreux, situés à Ain Rich, au sud de Bou Saada, à Djelfa, jusqu'à Messad, à une centaine de kilomètres au Nord-Est de Laghouat et même jusqu'au Tasuni entre Aflou et Géryville.

Curieusement, si ces postes recevaient une petite garnison de légionnaires, des fantassins, l'essentiel de leur force résidait dans des cavaliers, venus presque tous d'Asie Mineure, surtout de Syrie, où à cette époque existaient des troupes habituées à la vie dans les steppes et même dans le désert.

Le plus remarquable des témoins de l'aménagement défensif de cette région par Rome était un long fossé qui courait d'Est en Ouest à quelques 20 ou 25 Km au sud du pied des montagnes. Il a reçu des Arabes le nom de Seguia bent el Kass, ce qui signifie "canal" et portait le nom d'une reine mythique; il aurait été destiné, suivant la légende à amener de l'eau à la Mecque! Mais la pente de ce fossé n'était pas toujours dans le même sens! Plus loin, il avait été nommé KhandekFaraoun: "Le fossé de Pharaon". Là où il est le mieux conservé, ayant été creusé dans des terrains pas trop meubles, il a environ deux mètres de profondeur. Les terres qu'on en avait retirées étant rejetées d'un seul côté en faisaient de toute évidence un obstacle difficile à franchir, surtout pour les animaux, chevaux ou chameaux. Ceci d'autant plus que le talus qui le bordait était très vraisemblablement surmonté d'une palissade. Le plus souvent, les parois se sont éboulées et il ne s'agit plus que d'une large dépression profonde d'un mètre, ou moins, qui se voit bien sur le terrain. Au sud-est de Biskra, on la suit sans interruption sur 70 kilomètres. Mais au total depuis le Sud Tunisien jusqu'aux environs du Hodna à l'Ouest, Baradez a pu, compte-tenu de quelques lacunes, le suivre sur près de 700 kilomètres. Il s'agissait d'un élément de défense de la frontière devant sa valeur aux nombreux forts ou fortins qui se trouvaient en arrière, immédiatement au Nord. Lorsque le sol, trop dur, ne permettait pas le creusement d'un fossé, il était remplacé par un rempart en pierre, véritable mur, comme c'est le cas par exemple un peu au nord d'el Outaya, entre el Kantara et Biskra.

 

Prosperité de l'Afrique

Mais quelles terres? Elles ne ressemblaient certainement pas à ce que nous voyons de nos jours, si l'on en juge par la découverte faite en 1935 de l'une des bornes qui limitait le territoire de la colonie créée en l'an 26 avant notre ère par Auguste près d'Affreville : elle a été trouvée dans la plaine près de Duperré à une profondeur de huit mètres. Ce n'est pas la pierre qui a été enterrée: de forme rectangulaire, elle mesure 1,02 mx 0,67 x 0,50 et le nom de la colonie qu'elle délimitait ne laisse aucun doute sur son origine. Mais recouverte de huit mètres de terre et de cailloux, elle est un témoignage de ce que la destruction de la couverture végétale par l'homme et surtout par les troupeaux, chèvres et moutons, a permis à l'érosion de faire: les collines qui entourent la plaine, où aujourd'hui partout la roche affleure entre les genévriers rabougris, devaient être recouvertes autrefois de terre végétale, celle-ci a été irrémédiablement entraînée dans la plaine laissant voir partout la roche, squelette des montagnes. On est, au moment de l'établissement de ces premières colonies agricoles encore très nombreuses à la fin du premier siècle avant notre ère.

Au Nord des limes, cette région qui est aujourd'hui franchement désertique et parait désolée, était aux premiers siècles de notre ère extrêmement peuplée et ce n'était pas une population purement militaire, implantée là artificiellement et nourrie par des apports de l'extérieur. L'importance des restes d'artisanat agricole que l'on y trouve, extrêmement nombreux, sont éloquents, meules et restes de pressoir ou de moulins à olive, partout où le sol, pas trop argileux, était assez aéré pour permettre la culture de cet arbre. On a même retrouvé à plusieurs endroits des huileries avec les bases de pressoir encore en place, par exemple à Thabudeos, où elle se trouve près d'un magasin - ce que nous appellerions aujourd'hui silo - bien conservé; il était en effet construit en pierre jusqu'à 1 mètre 50 de hauteur, des moellons recouvrant de mortier les deux faces; seules les superstructures étaient en toub au dessus de cette hauteur.

A propos de ces cultures, une remarque s'impose: sous le climat saharien toutes les plantes ont besoin d'un apport d'eau pour compléter des pluies beaucoup trop insuffisantes et très aléatoires: elles doivent être irriguées. Mais suivant la nature des plantes, les modalités de cette irrigation varient; ainsi le palmier a besoin d'eau toute l'année et même de beaucoup d'eau, on se souvient du dicton souvent répété: "le palmier a les pieds dans l'eau et la tête dans le feu".

Pour les céréales, blé et orge, la situation est très différente, elles n'ont pas besoin d'eau toute l'année, mais seulement entre les semailles et la moisson. Or ici, si l'on sème en automne et plus souvent vers la fin qu'au début, on ne récolte pas au début de l'été comme en Europe mais au printemps et même au début du printemps, voire à la fin de l'hiver, au moins pour l'orge. Cette différence est très importante car en été l'eau est rare, il ne pleut pas, le ruissellement est nul et les rivières ne sont plus alimentées que par les sources. Au contraire en hiver, l'eau est abondante et surtout, il y a des crues qui sont suffisantes pour les céréales car celles-ci n'ont pas besoin d'eau en permanence: deux crues permettant de "noyer" le terrain suffiront: la première permet les labours, la seconde doit venir en cours de végétation, après huit à dix semaines ou douze suivant la température, et alors la récolte est assurée.

Quand et comment disparut cette merveilleuse zone où l'eau était si bien utilisée? On ne le sait pas en toute certitude, on a seulement des soupçons: tous les affaiblissements, puis la disparition d'un pouvoir organisé et responsable, ont dû avoir leur part: irruption des Vandales au Vème siècle, autorité restreinte de l'époque byzantine au VIème siècle, manque d'intérêt pour les problèmes matériels sous la domination des musulmans aux siècles suivants.

 

LE CADASTRE ROMAIN

Une autre preuve du génie organisateur des Romains est l'existence de traces présentes partout du cadastre qu'ils imposèrent aux populations locales. Celui-ci définissait d'une manière rigoureuse la possession du sol, évitant ainsi toutes contestations ce qui encourageait le travail des propriétaires sûrs de pouvoir jouir en toute tranquillité de son produit. Il servait en outre de base à la perception de l'impôt. L'établissement de ce cadastre fut un travail méthodique et rigoureux: il ne consista pas, comme cela fut fait en France aux temps modernes, à définir des propriétés existantes et parfois déjà bornées, car celles-ci étaient le plus souvent inexistantes dans des plaines peu ou pas cultivées. Nous n'insisterons pas sur le premier cadastre établi après la chute de Carthage sur le territoire possédé par cette ville et de peu d'étendue. Le premier cadastre qui intéressa l'Algérie fut un magnifique quadrillage d'une régularité parfaite s'étendant sur à peu près toute la Tunisie et sur l'Est de ce qui est aujourd'hui l'Algérie de Bône à Tébéssa. Il fut constitué à partir de deux axes perpendiculaires le carda et le decumanus se croisant dans l'ouest de la Tunisie à Haïdra qui était le lieu de la garnison de la IIIème légion Augusta. Le cardo s'allongeait en ligne rigoureusement droite sur 300 km environ des abords de l'Edough à l'ouest de Bône, jusqu'aux environs de Gafsa dans le Sud- Tunisien.

Le decumanus s'étendait du littoral Tunisien à l'Est jusque sur les Hautes plaines constantinoises à l'Ouest. Dans les quatre quadrants définis par ces axes de coordonnées étaient inscrites des parcelles de base, les centuries, de 2400 pieds romains de côté, soit 710 mètres, et ayant donc une superficie de 50 hectares chacune environ; leurs côtés étaient rigoureusement parallèles au cardo et au decumanus. Les limites de ces rectangles n'étaient pas des lignes sans épaisseur mais des bandes servant de chemins qui restaient dans le domaine public, permettant la desserte des propriétés. De cinq en cinq les chemins étaient plus larges. Bien entendu, seules les plaines recevaient ce "quadrillage", les zones montagneuses intermédiaires restant dans le domaine public. Celà n'empêchait pas les lignes droites de se trouver rigoureusement dans le prolongement les unes des autres au delà des reliefs. Ce merveilleux travail de géométrie appliquée a été l'oeuvre de spécialistes, les gromatici d'abord, qui définissaient les grandes lignes du réseau par delà les montagnes, ils utilisaient pour cela un instrument le groma, sorte d'équerre d'arpenteur perfectionnée et qui leur valut leur nom; de fait c'était ce que dans notre langage moderne nous appellerions des géodésiens; ensuite, les grandes bases étant tracées venaient les agrimensores, les mesureurs de champs, les géomètres ou arpenteurs.

Ces grandes parcelles de 50 hectares étaient attribuées nominativement et servaient de base à la perception de l'impôt. Généralement subdivisées en deux dans un sens parallèle aux côtés, elles sont presque toujours encore bien visibles aujourd'hui, car intangibles et inchangées elles subsistèrent pendant des siècles, bien évidemment dans tout l'empire romain, à l'époque vandale, sous les byzantins et même dans les premiers siècles de la venue des conquérants arabes, ils ne disparurent que dans l'effroyable vague des invasions des nomades hilaliens au XIème siècle. Si elles sont encore visibles aujourd'hui c'est que pendant tout ce temps les cultivateurs successifs eurent les mêmes gestes qui laissèrent leur empreinte sur le sol, notamment quand ils enlevaient les pierres qui gênaient les labours pour les déposer aux limites de leur propriété. Et tous ceux qui ont gravi les sommets des djebels qui dominent ces plaines, ou mieux ceux qui ont eu la chance de survoler à basse altitude ces anciennes zones cultivées ont encore dans l'oeil, si j'ose dire, ce quadrillage gigantesque, souvent bien apparent.

En Algérie aussi, dans les plaines de Numidie, le cadastre s'étendait partout; on le retrouve aussi dans les plaines des Ziban, avec toujours les mêmes dimensions de parcelles et la même régularité. Il a fait l'objet d'une étude d'après photo-aériennes par J. SOYER, très récemment publiée en 1976. On le voit installé jusque dans les plaines d'entre les montagnes, par exemple dans la plaine de Bouzina (Aurès) à l'Ouest du haut somme de l'Ich Mahmel (2321 m); mais là il perd de sa régularité à cause de la nécessité de tenir compte de la pente du terrain. Cette extension du cadastre jusqu'à l'intérieur des massifs montagneux, réduit à néant les théories d'archéologues en chambre ignorants des réalités de terrain, qui croyaient que les massifs montagneux de l'Algérie, même dans l'Est étaient à l'époque Romaine le domaine de tribus insoumises! Ces massifs furent seulement des repaires de bandits, à certaines époques, mais la masse des populations ne pouvait être dite insoumise.

 

PRAGMATISME DE LA COLONISATION ROMAINE

 

Nous possédons encore les oeuvres de plusieurs apologétistes chrétiens d'Afrique, d'expression latine comme Amobe, Lactance et Saint Augustin dont nous parlerons au chapitre suivant consacré à la religion. Mais avant même d'étudier l'évolution des croyances des habitants de l'Afrique romanisée, on voudrait s'interroger sur les raisons qui ont amené le triomphe de la civilisation romaine dans un pays qui en était très éloigné alors que l'apport d'individus, l'apport du sang avait été très faible. Eu égard à l'étendue du pays nous venons de voir que l'apport proprement romain, l'apport latin avait été très faible même s'il avait été grossi par la venue de colons provenant d'autres pays d'Europe et "latinisés" par leur passage par les légions: Ibères, Gaulois, Illyriens, Dalmates, Thraces ou Syriens. La réponse à cette question est peut être dûe au pragmatisme dont les Romains firent preuve dans tous les domaines. Nous venons de voir qu'ils n'ont pas essayé de soumettre brutalement tout d'un coup, les populations autochtones à leurs usages et à leurs lois. En un premier temps, ils laissèrent les individus se grouper en cités pérégrines qui s'administraient à leur guise, puis ensuite se transformèrent en municipes de droit latin, sans que les habitants bénéficient à titre individuel des avantages liés à la citoyenneté romaine.

Celle-ci n'était acquise qu'au stade ultérieur de colonie romaine dont tous les habitants devenaient citoyens. Et à ce moment les individus pouvaient continuer leur ascension, et beaucoup la réussirent, à travers une société très hiérarchisée. Chaque passage d'une catégorie à l'autre était accompagné d'avantages matériels ou honorifiques l'encourageant. On observe ce sens pratique dans tous les domaines et c'est lui seulement qui a permis les progrès matériels que nous avons observés dans le domaine de l'hydraulique.

Par exemple quand il fallut contrôler les nomades qui parcouraient le désert, ils firent venir dès le IIème siècle, de Syrie, des troupes auxiliaires depuis Palmyre et Emèse près des bords de l'Euphrate qu'ils occupaient déjà depuis assez longtemps. Il y eut ainsi en divers points du Limes depuis le sud Constantinois jusqu'à la frontière marocaine des garnisons de soldats orientaux accoutumés au climat et à la vie dans le désert; un poste situé entre Tlemcen et Oujda s'apellait même Numerus Syrorum. Et ces Syriens étaient venus là avec, si j'ose dire, armes et bagages, amenant ou construisant sur place, une horloge comme celle de leur pays, leur donnant les heures auxquelles ils étaient habitués.

Le pragmatisme romain, dans un souci d'efficacité, n'avait pas cherché à habituer au désert des gens qui ne le connaissaient pas, ils avaient amené des spécialistes déjà familiarisés avec les problèmes particuliers du pays, et avec leur tolérance et l'absence de tout esprit de système ils les avaient laissés vivre suivant leurs habitudes.

Terminant ce chapitre sur la population de l'Algérie romaine, il faut noter que les nouveaux maîtres du pays n'essayèrent jamais de ployer les habitants à une loi générale, à des règles venues de Rome, édictées par le pouvoir central et imposées du jour au lendemain aux populations. Par contre ils favorisèrent le développement économique, de l'agriculture surtout, par des travaux d'aménagement hydraulique et par la création d'un réseau de "voies" facilitant les communications vers les ports, et de là vers tout le monde méditerranéen. Avec un apport de population peu important ils donnèrent en exemple leurs moeurs et leurs coutumes dont ils favorisaient l'adoption progressive. Le résultat fut celui que l'on connaît: en deux ou trois siècles le pays, qui, depuis des millénaires, depuis la préhistoire, avait été un traînard parmi les civilisations méditerranéennes, devint un élément parmi les plus avancés de l'Empire Romain - au même titre que la Province ou la Narbonnaise, qui deviendront plus tard la Provence et le Languedoc.

Et c'est ce même pragmatisme qui avait guidé l'administration romaine en permettant aux habitants de l'Afrique de s'élever dans la hiérarchie romaine à titre individuel, sans chercher à élever en bloc toute la population, ce qui eût conduit à un échec certain.

 

LE CHRISTIANISME AFRICAIN

L'origine du prosélytisme qui allait gagner l'Afrique romaine au christianisme est inconnu. Certains ont pensé, qu'il pouvait tirer son origine de Rome, d'autres ont pensé avec beaucoup plus de vraisemblance qu'il était venu de l'Orient, d'Alexandrie, ville avec laquelle Carthage avait beaucoup de relations, ou de Cyrénaïque. Peu importe, le seul point sûr est qu'à Gamart au Nord de Carthage, dans une nécropole juive, on trouve des tombes chrétiennes qui sont certainement très anciennes, car de nombreux témoignages nous montrent qu'à la fin du IIème siècle les deux communautés étaient très opposées, en lutte ouverte l'une contre l'autre, aussi bien dans la vie de tous les jours que sur le plan doctrinaire.

Le christianisme avait cependant dû se développer très tôt à travers toute l'Afrique Romaine car Tertullianus, Tertullien, qui fut le porte-parole de toute la communauté chrétienne d'Afrique à la fin du IIème siècle, pouvait écrire: "Nous ne sommes que d'hier et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos castella, vos décuries, le palais, le sénat, le forum" (Apologétique 37,4). On pourrait soupçonner une certaine exagération de la part d'un homme qui défend les siens avec un esprit peut-être partisan. Mais cette affirmation va être confirmée par les faits. Dès le début du IIIème siècle on voit l'église chrétienne d'Afrique organisée, structurée, convoquant des conciles qui réunissent de nombreux évêques, non seulement de Proconsulaire, approximativement l'actuelle Tunisie, mais aussi de Numidie.

Et alors survient un fait nouveau, brutal, les autorités de l'Etat romain sévissent violemment contre les chrétiens, et dès l'été 180, 4 chrétiens de Madaure près de Soukh-Ahras sont exécutés sur ordre du Pronconsul Vigellius Saturninus, et 12 autres de Scillum quelques jours plus tard. Pour ces derniers nous possédons un récit authentique de leur procès conservé à Rome par l'autorité ecclésiastique: il indique qu'un délai de réflexion d'un mois leur fut donné pour éviter l'exécution, s'ils abjuraient: ils le refusèrent. Ils voulaient, par leur acceptation de leur mort, témoigner de la profondeur de leur foi, ce qui est le sens propre du mot martyr emprunté au grec, qui fut celui donné à de nombreuses exécutions de chrétiens au cours de 131 années de persécutions africaines, depuis ces premières condamnations de 180 jusqu'à l'édit de tolérance de 311 qui officialisa définitivement l'autorisation du christianisme.

Un lent travail se fit dans les esprits et la raison fit évoluer la religion pour la rendre compatible avec la notion d'Etat, car un gouvernement stable et fort était nécessaire au maintien de la paix et de la civilisation. Les indices de cette évolution furent très nets dans les dernières années du IIIème siècle et pendant tout le IVème, on peut noter parmi eux, un concile tenu à Elvire en Espagne, l'actuelle Grenade, qui siégea vers 300 et eut à traiter des cas de conscience que posaient les appartenances aux fonctions d'Etat, des chrétiens qui pouvaient se trouver en contradiction avec leur religion. Et malgré les dernières persécutions de 303-305, le rapprochement des Eglises chrétiennes et de l'Empire s'accéléra. Les chrétiens avaient subi cette dernière persécution, mais pas plus que lors des précédentes n'avaient abandonné leur religion, si ce n'est en apparence. Et ce rapprochement se marqua très vite dans les faits: l'Eglise abandonnait la lutte contre l'Etat et la religion chrétienne retrouvait officiellement sa liberté. L'édit autorisant les chrétiens à célébrer leur culte fut signé par Galère en 311. Un concile se réunissait à Arles en 314 qui - entre autres décisions- condamnait la désertion de l'armée, ce que nous appellerions aujourd'hui l'objection de conscience. Ce concile marquait la fin de la période archaïque du christianisme fanatique et révolutionnaire, et annonçait une religion qui serait compatible avec l'existence d'Etats organisés. Celle-ci chercha ses voies pendant tout le IVème siècle et trouva un maître de la pensée chrétienne en la personne d'Aurelius Augustinus, Saint Augustin. Celui-ci était né en 354 dans le Constantinois, à Thagaste, l'actuelle Soukh-Ahras, d'un père païen- il hésitait à demander le baptême- et d'une mère, Monique, qui elle était chrétienne, mais, issue d'une famille africaine, elle portait, nous dit son fils, le nom d'une déesse païenne, une de ces divinités des Libyens autochtones que les Romains désignaient sous le nom de Dii Mauri, les Dieux Maures.

 

Donatisme

 

Ce fut à l'origine un schisme comme l'église d'Afrique en avait déjà connu plusieurs. Celle-ci était en effet constituée par une réunion d'évêques sans liens organiques définis au sein de laquelle des individus pourvus d'une autorité naturelle, un charisme, dû à leur éloquence, se taillaient une influence prépondérante souvent discutée par des concurrents moins doués, mais jaloux. Il y eut ainsi une poussière de schismes, dont un seul qui vécut plusieurs siècles, eut une importance réelle, le donatisme, contre lequel lutta Saint Augustin.

Ce schisme naquit après la persécution de Dioclétien (303-304) quand, après la fin de cette période d'épreuves pour tous les chrétiens, l'Afrique traversa une époque très troublée: le proconsul d'Afrique Domitius Alexander poussé par ses sujets et soutenu par la IIIème légion de Lambèse se révoltant contre Rome en 308-310. La reconquête de l'Afrique par Rome entraîna des luttes et surtout des vengeances terribles, c'est ainsi que la ville de Cirta fut ravagée et dut être reconstruite par l'Empereur Constantin qui lui donna alors son nom, qui survécut sous la forme abrégée de Csentina, que nous rétablîmes sous la forme de Constantine. Le conflit entre chrétiens s'éleva du fait de jalousies et de rancoeurs entre ceux qui avaient été persécutés avaient soufferts plus que les autres qui, pour avoir la paix, avaient abjuré du bout des lèvres ou fait le geste de livrer aux autorités leurs livres saints, Evangiles ou autres. La cause immédiate fut, à la mort de l'évêque de Carthage, la nomination à sa succession d'un archidiacre, qui était considéré comme ayant eu une attitude trop faible, par ceux qui n'avaient pas fléchi devant les persécutions et avaient été emprisonnés.

A ce conflit de tendance se superposa une vive querelle sur la question des "reliques". Pour beaucoup d'Africains de tradition locale, les restes de squelettes d'hommes ayant subi le martyr avaient une valeur de talisman, car ils étaient censés contenir une partie du pouvoir sacré qui avait été celui des suppliciés et ils voulaient bénéficier de cette puissance irradiant du pauvre débris. Cette pratique considérée comme une superstition par l'église, ou tout au moins par ses membres les plus instruits, était celle de la masse. L'agitation s'enfla lorsqu'une riche dévote de Carthage qui avait une foi enthousiaste dans la vertu des reliques et portait sur elle -"un os de je ne sais quel martyr, si encore c'était un martyr", dit un contemporain- dont elle ne voulait jamais se séparer, l'embrassant au moment de communier. Le prêtre lui ayant enjoint d'abandonner son os elle fut exaspérée, elle déclara la guerre à toute l'église et sa maison devint le centre de l'agitation qui s'enfla et atteignit toute l'Afrique trouvant des partisans surtout en Numidie.

C'est qu'à ces causes d'ordre purement religieux s'en superposa une autre qui favorisa le développement de la querelle: le clergé opposé, combattant l'abus du culte des reliques était soutenu par Rome. Or en Numidie, beaucoup de terres faisaient partie des domaines impériaux et tout ce qui venait de Rome avait pour ces serfs un relent d'oppression. A cette époque une natalité élevée parmi les paysans qui cultivaient les grands domaines avait amené une surpopulation qui n'avait pas d'exutoire, fait d'autant plus grave que les terres étaient cultivées depuis deux ou trois siècles sans apport d'engrais, autres que celui produit par les troupeaux, ce qui était insuffisant. Et les deux effets: augmentation de la population, diminution des récoltes, avaient amené un accroissement du nombre des pauvres. Et on voyait à ce moment des individus faméliques errer autour des fermes - baptisés circoncellions- qui furent un appoint tout trouvé pour les prêtres de l'opposition, et l'on assista à des luttes à main armée entre les tenants des deux tendances.

Le concile de Carthage où figurèrent huit cents évêques, condamna à nouveau les hérétiques, mais les péripéties de la lutte furent interminables. Jamais les donatistes ne s'avouèrent vaincus et ils continuèrent à créer des troubles. Tout au long du IV ème siècle puis au début du V ème les édits contre eux furent nombreux, car les Empereurs ne pouvaient tolérer une agitation qui affaiblissait l'Etat au moment où les Barbares germains, Wisigoths, Vandales et autres forçaient les frontières.

En 411, Rome était prise par les Goths, pillée et de nombreux habitants furent massacrés. L'Afrique connut un répit mais bientôt les hordes vandales allaient débarquer sur ses côtes, et dès 430 s'installeraient à Bône et en 439 à Carthage.

La guerre entre ces deux tendances de l'Eglise, celle de Saint Augustin compatible avec un état organisé, et l'autre à tendance anarchiste, avait été une guerre de religion, l'une des premières, si ce n'est la première, ce ne sera hélas pas la dernière, car ces guerres sont liées au monothéisme, intransigeant par essence.

 

LE LEGS DE L'AFRIQUE ROMAINE

Plaçons nous en 429 au moment où les Vandales, Barbares Germains, venus du Nord débarquent, arrivant d'Espagne, sur les côtes de la Mauritanie tingitane. A ce moment, les historiens parlent depuis plus d'un siècle de la ruine de l'Empire romain et de la décadence de la civilisation. Après le dernier empereur de la dynastie des Sévère en 235, on parle de l'"Anarchie militaire", puis à partir de 284 du Bas-Empire, expressions qui ont une valeur surtout chronologique, mais ont une connotation peu élogieuse.

L'Afrique, à la même époque, au IVème siècle et au début du Vème, avait été moins affectée par des troubles que le Nord de la Méditerranée où les Empereurs avaient dû tolérer l'installation des barbares à l'intérieur des frontières, ce qui avait finalement abouti en 411 à l'arrivée d'Alaric à la tête des Goth devant Rome, assiégée et pillée, et au massacre de beaucoup d'habitants.

L'Afrique dans les mêmes temps avait souffert de troubles dûs à des montagnards mal romanisés descendus dans les plaines, et avait aussi subi le contre-coup des luttes religieuses dont nous venons de parler. Mais elle connaissait encore une certaine prospérité, fournissant à Rome le blé de l'annone et surtout vendant son huile dans toutes les contrées du Nord, et beaucoup de riches Romains étaient venus s'y réfugier. Cette situation, moins mauvaise que celles du Nord de l'Empire, lui permit d'apporter des contributions non négligeables à la civilisation Romaine.

J'ai déjà cité Salvius un des maîtres du droit romain, le romancier philosophe Apulée, Priscien le grammairien et Fronton qui avait été le précepteur de Marc-Aurèle. Ce dernier exemple ne fut pas unique puisque c'est Lactance, originaire de Numidie, que l'Empereur Constantin choisit comme précepteur pour son fils.

Il faut citer, en outre, les écrivains de l'Afrique chrétienne qui eurent une influence sur toute la littérature européenne. Par exemple Amobius Afer, plus connu sous le nom d'Arnobe, qui enseignait la rhétorique à Sicca Veneria, le Kef, et écrivit en 300 un ouvrage Adversus nationes "contre les païens" qui eut un grand succès au Moyen-Age, fut imprimé dès 1543 et connut de nombreuses éditions jusqu'à aujourd'hui. Parmi les écrivains français qu'il a influencés, citons Pascal qui lui a emprunté l'argument du pari. Arnobe disait que puisque nous sommes incapables d'expliquer bien des faits simples, puisque nos sens nous trompent, il ne fallait pas se laisser aller au désarroi et donc parier pour le Christ. C'était un homme instruit qui, avant de se faire baptiser, avait été païen et avait étudié les philosophes grecs;

Mais de tous les écrivains africains de langue latine c'est certainement Aurelius Augustinus, notre Saint Augustin qui a le plus inspiré le monde occidental. Il a été le plus lu, le plus commenté des "Pères de l'Eglise", celui qui a le plus influencé la pensée chrétienne jusqu'à l'époque actuelle. Son rôle a été immense à l'intérieur de l'Eglise catholique romaine. Mais ce Berbère a aussi été lu de toute la chrétienté.

L'église chrétienne d'Afrique a eu un autre rôle important vis- à- vis de la chrétienté occidentale en s'exprimant en latin dès l'origine, Les premiers textes chrétiens en latin sont ceux de la passion des martyrs scillitains qui datent de 180, Puis, toujours en Afrique, Tertullien a écrit les 31 traités qui forment son oeuvre en latin, seule langue qui lui fût familière et surtout dans laquelle il pouvait avoir un écho dans l'Afrique romaine. A la même époque, l'Eglise de Rome, qui s'était développée dans les milieux grecs et syriens sous l'influence des premiers adeptes venus d'asie Mineure et de Syrie, n'utilisait que la langue grecque, Le mot Evangile qui signifie bonne nouvelle, désigne des textes qui jetaient les bases de la nouvelle religion et étaient rédigés en grec. Les premiers textes chrétiens écrits à Rome en Latin, le furent seulement au milieu du IIIème siècle par l'Evêque Novatien qui fut en rébellion contre la majorité des prêtres romains; il fonda une église schismatique et certains l'ont qualifié d'antipape.

Pendant tout le IIIème siècle, la langue du clergé romain resta le grec et ce n'est qu'au milieu du IV ème siècle que l'Eglise de Rome passera au latin. C'est en effet à ce moment que la nouvelle religion débordera les milieux d'esclaves, d'affranchis et d'émigrés grecs ou Syriens où elle s'était d'abord propagée et que les vieux romains commencèrent à se convertir.

Il est un autre domaine dans lequel nous sommes redevables à l'Afrique romaine d'un héritage important et qui plus est, largement diffusé puisque nous en possédons tous une parcelle, c'est celui de l'écriture, car on doit aux scribes de ces territoires une des graphies de notre alphabet. Chacun sait que nos majuscules d'imprimeries dérivent de l'écriture latine, celle qui fut utilisée dans tout l'Empire romain pour les inscriptions qui nous sont parvenues si nombreuses de tous les pays dont les rivages sont baignés par la Méditerrannée; Il n'en est pas de même des lettres que nous trouvons sur les manuscrits anciens que seuls savent lire les paléographes et qui est bien différente de la cursive que nous écrivons tous.

Mais nous utilisons aujourd'hui un autre type d'écriture, celui des minuscules d'imprimerie qui couvre nos livres et nos journaux, ce qu'en termes techniques les typographes appellent "bas de casse". Cette graphie de l'alphabet latin tourne, avec de légères variantes, autour d'un type dit écriture caroline, connu depuis le IXème siècle, largement répandu car il fut utilisé par un très grand nombre d'ateliers de copistes des manuscrits qui fleurirent sous les carolingiens entre Rhin et Loire, notamment à Aix-La-Chapelle, à Reims et à Tours (Sant Martin) et de là cet usage diffusa dans toute l'Europe Occidentale.

D'où provenait cette graphie très différente de celle des majuscules latines et qui est aussi très différente de celle de l'écriture employée par les romains sur leurs manuscrits? Un vieux glossaire du Haut Moyen-Age nous met sur la voie car il parle de lettres "dites africaines" : affricane apellantur. A partir du IXème sicèle, en remontant, les documents se font très rares mais on arrive, sans trop d'incertitudes jusqu'à des manuscrits, des "rouleaux" à l'antique, en passant par les premiers parchemins cousus sur le côté comme nos cahiers actuels, qui datent d'avant le IV ème siècle, probablement du IIIème. Or, ces tout premiers manuscrits rattachables à l'écriture caroline ne ressemblent pas du tout aux vieux manuscrits connus dont on connaît bien les graphies qui sont très différentes. Et en l'absence de transition avec une graphie préexistante, il faut, nécessairement, que la nouvelle écriture ait été "inventée" en un lieu donné, où elle résulta de l'effort d'un individu, ou d'une réflexion collective dans un atelier de scribes. De la localisation des premiers restes qui ne sont plus des manuscrits sur support léger, papyrus ou parchemin, mais des inscriptions sur pierre, il résulte que c'est en Afrique romaine qu'est née la nouvelle écriture. On a en effet découvert entre Sétif et la partie occidentale de la Tunisie à Maktar, en passant par Timgad, quelques inscriptions utilisant ce type de caractères. Elles sont peu nombreuses, à peine une dizaine et si la plus longue est celle dite du moissonneur de Maktar, la plus ancienne vient de Timgad où elle concerne le grammairien Flavius Pudens Pomponianus; elle a été datée par Louis Leschi du règne de Caracalla (211-217) (L.L. Travaux et publications épigraphiques en Algérie in 2ème Congrès International d'Epigraphie grecque et latine Paris 1952).

 

Les vandales

En Mai 429, les vandales franchissent le détroit de Gibraltar. Le total, hommes, femmes, enfants et esclaves, de ceux qui traversèrent le détroit est d'environ 90 000 dont 15 000 hommes en armes. Ils traversèrent le Maroc pénétrant dans l'Ouest de l'Algérie, se dirigeant vers la Numidie et la Proconsulaire - Constantinois et Tunisie- les régions les plus riches. Ils arrivent devant Bône qu'ils assiègent en 430 n'ayant rencontré qu'une résistance insignifiante de l'armée romaine. En 431, après 14 mois de siège, ils prennent la ville où Genséric s'installe. Nous n'avons aucun détail sur le comportement de la horde vandale au cours de son voyage, mais les plaintes enregistrées font toutes état du même comportement: pillage, destructions, massacres, le tout agrémenté d'incendies. Et si aucune précision ne vient corroborer ces doléances elles sont de toute évidence absolument fondées pour deux raisons. La première, c'est que les Vandales ont vécu sur le pays, et comme il est évident qu'ils n'ont pas été nourris par charité, il faut bien qu'ils aient pris de force ce dont ils avaient besoin. La deuxième, c'est que ce n'étaient pas des tendres; si l'histoire n'a pas retenu de précisions nominales sur le comportement individuel des membres de la horde, elle nous renseigne sur ceux des souverain, avant tout, celui de Genséric et de sa famille. Que nous dit-elle? Qu'il fit jeter la veuve de son frère dans une rivière avec une pierre attachée au cou; que pour réserver son trône à ses fils il fit assassiner ses neveux; que s'étant brouillé avec un chef Wisigoth dont son fils avait épousé la fille, il renvoya celle-ci à son père après lui avoir fait couper le nez et les oreilles.

Si tel était le comportement des chefs vandales vis-à-vis de leur propre famille, il n'y a pas lieu de douter de ce que nous ont dit les contemporains, tel que parmi d'autres, Possidius, évêque de Calama, la Guelma actuelle, qui dans sa "vie de Saint Augustin" nous raconte les atrocités commises par les hordes germaniques qui ont ruiné le pays, pillant tout, torturant les habitants.

 

RECONQUETE BYZANTINE

Les Vandales, après avoir pendant des générations vécu uniquement de pillage, depuis l'Europe orientale jusqu'à la Gaule, l'Espagne et enfin l'Afrique romaine, s'étaient fixés dans les parties les plus riches de celle-ci, la Numidie orientale et surtout la Proconsulaire, c'est-à-dire la zone s'étendant de Bône à Carthage, de Tébessa à Sousse. Etablis là, ayant élu domicile dans les plus riches domaines dont ils avaient expulsé les propriétaires, ils s'étaient en quelque sorte "enfermés" puisqu'ils ne pouvaient envisager de traverser les immenses étendues arides qui les séparaient de la riche vallée du Nil. Pour sortir de cette impasse, ils se convertirent: les bandits de grand chemin qu'ils avaient été se firent pirates. Nous avons signalé qu'ils avaient pris et pillé Rome, mais ce ne fut que le plus retentissant de leurs exploits parmi bien d'autres: ils étendirent leurs méfaits à presque toutes les côtes de la Méditerranée depuis les rivages espagnols à l'Ouest, jusqu'à ceux de l'Adriatique au Nord, et à la Grèce et même Rhodes vers l'Orient. Ils paralysaient le commerce méditerranéen, aussi l'Empereur d'Orient Justinien envisagea dès le début de son règne de déloger de leur repaire ceux qui, parmi les barbares germains, s'étaient avérés les plus néfastes à l'Empire. Il fut encouragé dans cette entreprise par nombre de Romains d'Afrique, qui s'étaient réfugiés à Constantinople à l'arrivée de la horde sauvage. Ces fuyards étaient les plus riches des africains, ceux qui avaient des moyens financiers assurés en dehors de leur pays.

Mais cette nécessité de faire la police de la mer ne fut pas la seule raison qu'eut Justinien pour diriger ses armées vers l'Afrique: cet empereur avait en outre une vue politique d'ensemble et il voulait rétablir l'Empire dans sa grandeur des siècles précédents. En outre, le monde romain, devenu chrétien, était affecté par un mal qu'il n'avait pas connu du temps du polythéisme où les divers dieux cohabitaient en paix. Si l'empire était majoritairement chrétien, il était divisé par une foule d'hérésies en lutte entre elles: un état de guerre de religion qui était nuisible à l'ordre général. Aussi Justinien voulait-il détruire l'un des principaux foyers de l'hérésie arienne, à laquelle les vandales avaient adhérée, du nom de l'évêque d'Alexandrie Arius qui, au début du IV èmle siècle, en avait été le protagoniste.

L'Empereur réunit donc au début de 533 une flotte et une armée destinées à aller déloger les Vandales. Cette armée n'était plus constituée par des légions de citoyens romains; celles-ci n'existaient plus. Ce fut une armée forte en tout d'environ 15 000 hommes, 10 000 fantassins et 5 000 cavaliers; elle était assez hétéroclite, composée en partie par des éléments de l'armée régulière, en partie par des mercenaires issus de divers peuples d'orient ou de germains, avec même des contingents massagètes, c'est-à-dire de Huns. Le chef de l'expédition était Bélisaire, homme de confiance de Justinien et général en chef de l'Empire, avec pour adjoint Solomon, qui restera plus longtemps que lui en Afrique pour réorganiser le territoire conquis.

Nous connaissons ces détails, et toute l'histoire de la conquête grâce à l'historien Procope qui fit partie de l'expédition, et nous pouvons constater la réalité de la présence de l'Empire de Byzance, Justinien et ses successeurs, par les énormes constructions qui furent leur oeuvre et dont les ruines imposantes jalonnent encore l'Afrique; citons seulement en Algérie les deux énormes forteresses de Madaure et de Timgad. L'armée débarqua en août 533 à 80 km au Sud-Est de Sousse et occupa peu après Carthage. Deux batailles livrèrent le pays aux Byzantins et ce qui restait de guerriers vandales s'enfuit vers l'Ouest. Le dernier souverain fut fait prisonnier dans les montagnes des confins numides à l'Ouest de Bône. C'était un arrière petit-fils de Genséric, nommé Gélimer qui avait détrôné son cousin, un petit-fils de Genséric, l'avait mis en prison et finalement fait assassiner ainsi que sa famille et ses proches.

Procope nous a laissé une longue relation de la "reconquête" sur les Vandales qui fut relativement aisée, car la valeur de ces guerriers s'était émoussée après un siècle de vie facile dans un pays riche où ils s'étaient substitués à la classe dirigeante. Depuis un siècle ils n'avaient pas livré de bataille à une armée régulière, se livrant à des actions de pillage; surprenant des populations désarmées qui n'avaient ni le temps ni la possibilité de se mettre en état de défense. Les péripéties de l'établissement des Byzantins furent confuses, aux batailles contre les Vandales succédèrent les révoltes de certains éléments de la propre armée byzantine ou de ses auxiliaires cherchant souvent à rallier des débris de l'armée vandale ou des Maures rebelles. Ceux-ci étaient soit des montagnards issus des portions non romanisées de la population autochtone, soit des nomades venus du Sud - grands nomades chameliers- ou d'autres, en provenance des steppes des Hauts-Plateaux Algérois et Oranais. Cette armée byzantine était hétéroclite, ses chefs se jalousaient et cherchaient à s'évincer les uns les autres, s'appuyant sur les divisions dûes à l'hétérogénéité de la troupe dans laquelle se mêlaient à diverses ethnies d'Asie mineure, des Germains, et même des Huns, convertis au christianisme, mais tenants de l'hérésie arienne qui les rapprochait des Vandales.

Mais jetons d'abord un coup d'oeil sur les populations en présence pendant le siècle où l'Afrique romaine fut gouvernée de Constaninople. Mise à part l'armée conquérante, la population se sépare en deux fractions bien distinctes, d'abord ceux que Procope désigne sous le nom de Libyens et qui sont les descendants de la population romaine ou romanisée. Celle-ci avait été sévèrement éprouvée par les Vandales ; ceux qui en avaient les moyens avaient fui, ceux qui avaient tenté de résister aux spoliations avaient été massacrés ou réduits en esclavage, les plus soumis subsistant comme serfs des nouveaux maîtres. Seuls vivaient dans une semi-liberté ceux qui cultivaient les terres les plus pauvres qui avaient donc échappé à la spoliation, leurs domaines ne tentant pas les envahisseurs. Ces Libyens Belisaire les avait ménagés car il savait qu'ils seraient favorables à l'Empire de Constantinople continuant la romanité. Mais, s'il ne les avaient pas attaqués, il ne les avait pas non plus protégés, faute de le pouvoir, et ces vieux civilisés avaient été victimes de leurs ennemis de toujours, les autochtones non romanisés, que personne ne contenait plus. Il n'y avait plus de légion, plus de Limes pour les abriter des nomades. Et Procope est plein de compassion pour eux; il regrette que les soldats byzantins qui n'étaient pas préparés à cette tâche, ne puissent dans les secteurs frontaliers contenir les Maures: "Aussi voyait-on les Barbares tuer tous les hommes indistinctement, réduire en esclavage les femmes et les enfants, emporter les richesses qu'ils trouvaient ...et toute la région était pleine de gens qui fuyaient" (Guerre des Vandales II, VIII, 22).

La deuxième fraction de la population, ce sont ceux que Procope désigne tantôt sous le nom de Maures, tantôt sous celui de Barbares. Ils représentent les descendants des autochtones non romanisés qui vivaient dans les massifs montagneux, dans les immensités du sud, au-delà du limes et dans les espaces steppiques des Hauts-plateaux algérois et oranais. Très prolifiques, ils s'étaient multipliés sous les Vandales qui se les étaient souvent associés dans leurs expéditions de pillage outre-mer et avaient parfois acheté leur calme en leur payant tribut, grâce aux produits de leur piraterie. Qu'ils aient été prolifiques, on ne peut en douter à la réponse qu'ils firent à Bélisaire leur conseillant de ne pas faire tuer inutilement leurs enfants dans des guerres perdues d'avance pour eux: "Pour ce qui concerne le sort de nos enfants, vous vous en préoccupez vous-mêmes, puisque vous ne devez avoir qu'une épouse, tandis que nous, qui pouvons vivre, à l'occasion, avec cinquante femmes, il ne saurait arriver que nous manquions jamais de fils". Procope semble avoir peu d'estime pour ces Maures, qu'il désigne souvent sous le nom de Barbares, et dont à plusieurs reprises il signale la fourberie, parlant de "la déloyauté naturelle des Maures" (Vand. II, XIII, 37) et "la nation Maure se caractérise naturellement par une absence de loyauté envers tout le monde" (id. ibid. XVII, 10) et encore "Les Maures en qui l'on ne peut jamais se fier, tiennent eux-mêmes en suspicion le reste de l'humanité" (id. ibid. XXVI, 2, traduction D. ROQUES).

Il trace d'eux un tableau assez misérable, qualifiant leurs demeures de "cahutes étouffantes" où "ils dorment à même le sol" ne changeant jamais de vêtement, celui-ci n'étant qu"'un manteau grossier épais", se nourrissant sans pain car ils ne savent pas le "moudre enfarine" et sans vin (id. VI, 10-13). Peut-être n'ayant que du blé dur, ne pouvaient-ils manger que de la "Kessra"?

Les armées de Justinien eurent plus de mal à contenir les Maures qu'ils n'en avaient eu à détruire les forces Vandales. Ils durent livrer de difficiles batailles pour reconquérir les massifs montagneux où, profitant des difficultés du pays, ils se réfugiaient après leurs expéditions de pillage. C'est ainsi que Solomon qui avait succédé à Bélisaire dut consacrer deux campagnes pour réduire les Maures qui s'étaient installés dans l'Aurès, au cours des années 539 et 540, c'est-à-dire six années après le débarquement en Afrique. Ceci montre bien que les, Maures furent des adversaires beaucoup plus coriaces que les Vandales dont les Byzantins s'étaient débarrassé en deux batailles assez faciles.

 

La reconquête byzantine et la mise en défense du pays contre les Maures permit à celui-ci de retrouver pendant un peu plus d'un siècle une certaine prospérité. En témoignent la reprise des exportations vers divers points de la Méditerranée, mise à l'abri de la grande piraterie des Vandales. Du blé fut expédié à Constantinople et l'histoire des Francs et de Grégoire de Tours témoigne de l'importation de grandes quantités d'huile africaine par Marseille, dans le dernier quart du VIème siècle. Et l'une des importations les plus curieuses de la Gaule à l'époque fut celle de chameaux, rendue nécessaire par le délabrement des voies romaines qui avaient sillonné toute l'Europe à l'époque romaine et rendu le grand commerce possible. Sous les Mérovingiens, pour tenter de maintenir les transports lourds, on dut faire appel aux chameaux africains! Les témoignages des chroniqueurs sont nombreux, non seulement en Gaule mais aussi en Espagne. Et tout le monde a présent à l'esprit, le cliché classique de l'histoire des Mérovingiens, montrant Brunehaut qui, vaincue à l'issue des luttes entre les familles royales de Neustrie et d'Austrasie, fut exhibée sur un chameau avant son supplice.

Si ce commerce d'exportation de l'Afrique byzantine témoigne d'une certaine prospérité conservée de ce qui avait été l'une des provinces les plus prospères du monde romain, on n'a que très peu de témoignages directs de celle-ci: plus de grands monuments, plus de villes embellies d'arcs de triomphe ou de portiques abritant les passants de la pluie ou du soleil. Seules, quelques églises, comme celle d'Announa, à une vingtaine de kilomètres au Sud de Guelma, dont la façade est encore debout, ou de modestes églises du bled, attestent la vie des populations sédentaires, laborieuses, romanisées, qui avaient pu subsister à travers la tempête vandale et les raz de marée successifs des Maures restés barbares.

Pendant que des luttes religieuses affaiblissaient le pouvoir, que devenait le pays africain sur lequel ne s'était pas étendu la reconquête: en gros tout l'Ouest de l'Algérie (Algérois et Oranie), à l'exception de quelques villes fortifiées du littoral? Nous manquons de documents pour en parler.. Ce pays, que les chroniqueurs appellent le pays des Maures ou des Barbares, semble être soumis à des chefs berbères rappelant les Jugurtha et les Massinissa du passé pré-romain, avec lesquels les représentants de l'Empereur essayent - et réussissent parfois- à établir des rapports pacifiques. De fait, la guerre avec eux n'est pas permanente. Les uns, grands nomades chameliers, redoutables guerriers, ne nous sont connus que de nom, noms de chef ou noms de tribus, parvenus jusqu'à nous à travers ce qu'en ont dit les chroniqueurs grecs. Les autres, établis dans l'Aurès ou les steppes des plateaux, nous ont laissé des tombeaux ou même comme un certain MASTIES un monument commémoratif aujourd'hui disparu dont l'inscription dédicatoire a été retrouvée près d'Arris dans l'Aurès. Ce Masties, qui est probablement celui que Procope désigne sous le nom de Mastigas, était chrétien, l'inscription lui donne les titres de Dux et d'Imperator; peut-être était-il issu de berbères romanisés - ceux que Procope appelle Libyens; mais nous ignorons tout de son autorité réelle et de son rôle: chef militaire allié des vandales ou roitelet indépendant? On ignore aussi l'époque exacte à laquelle il vécut qui se situerait au temps de la domination vandale débordant sur les tous débuts de la venue des Byzantins.

Les restes de ces chefs maures les plus apparents consistent en une douzaine de grands mausolées dits djeddars, massifs, quadrangulaires, dont la partie inférieure est limitée par des murs verticaux surmontés d'une pyramide en gradins et s'élevant pour certains à 40 mètres de haut. Ils sont situés au nord des Hauts Plateaux oranais, au sud de Tiaret êntre Trézel et Frenda. Dans cette zone steppique ces buttes géantes - dont les plus grandes atteignent presque 50 m de côté- attirent l'attention de très loin. Ils évoquent irrésistiblement le tombeau de la chrétienne et surtout le Medracert; C'étaient des tombeaux, et on a trouvé dans l'un de ceux qui ont été fouillés une magnifique salle voûtée qui devait être la chambre sépulcrale. La présence de croix sur certains, des traces plus ou moins effacées d'inscriptions en caractères romains et grecs, font dater ces monuments funéraires du VIème siècle approximativement, mais l'on sait seulement d'une manière certaine qu'ils sont postérieurs à 466 et 480 puisque on a réutilisé, pour la construction de deux d'entre eux, des pierres tombales portant des inscriptions funéraires mentionnant ces dates. Des chefs pour qui ces monuments funéraires ont été édifiés on ne sait à peu près rien. Procope, et autres historiens et chroniqueurs ont bien cité des noms, mais ces noms n'ont rien dit de précis sur les royaumes dont ils étaient les chefs. Inutile d'épiloguer et ces énormes mausolées gardent leur mystère. Ils nous indiquent seulement qu'il y avait là, avant les invasions arabes des royaumes organisés dont nous ne savons à peu près rien.

En contemplant ces derniers monuments puissants forts byzantins et tombeaux orgueilleux, un coup d'œil rétrospectif sur l'antiquité africaine inspire deux remarques.

La première, après l'éclipse de toute trace notable laissée par les Vandales, on constate qu'indépendamment de cet accident qui fut unique dans l'histoire de l'Afrique du Nord-Ouest: l'arrivée de barbares nordiques dans cette terre ouverte vers le sud mais que l'on aurait cru protégée du nord par la mer, la civilisation romaine fut incapable de renaître avec sa grandeur passée. Il est évident que l'édifice était devenu fragile, si Rome avait pu faire régner la paix de l'Atlantique au golfe Persique, c'était grâce aux légions, solide outil de guerre qui avait à leur ombre créé un magnifique espace de paix ouvert aux échanges techniques et spirituels qui créent une civilisation. Mais la faible natalité du pays romain, et le manque d'attrait pour le métier des armes, accentué par les débuts de la foi chrétienne, avait ouvert la voie aux invasions barbares; il est évident que l'expédient qui consista à accepter les premières vagues en leur laissant la charge de défendre l'Empire contre les vagues ultérieures était mauvais. En outre, il y eut de graves problèmes que les gouvernants de l'Empire, perçurent mal et ne surent pas résoudre: tel celui de l'accroissement démographique des populations de l'Afrique que la civilisation n'avait pas atteint, à l'intérieur comme à l'extérieur du limes, qui fut pour beaucoup dans les troubles que masque à nos yeux l'opposition Donatistes et Chrétiens restés fidèles à Rome.

Mais surtout il y eut, dans les provinces les plus prospères de Numidie (Constantinois) et Proconsulaire (Tunisie), la venue d'une force hostile, celle des Barbares Germains qui "cassèrent l'édifice". Ils firent disparaître l'organisation civile et militaire qui protégeait cette portion de monde civilisé, ils prirent la place des cadres latinisés, et se contentant de jouir des richesses du pays, et, pillant celles d'autres rivages, ils préparèrent ce qui allait se passer au cours du siècle suivant, celui de la période byzantine.

A ce moment-là, on va assister à la conjonction de toutes les forces berbères, d'abord les gens des montagnes qui, suivant l'expression de Chr. Courtois, firent tache d'huile autour des massifs montagneux insuffisamment contrôlés, surtout vers l'Ouest de la Numidie, ensuite les nomades des steppes et du désert qui, depuis toujours étaient attirés par les herbages des pays humides et surtout par les richesses, céréales et huile, que le patient travail des sédentaires avait fait naître. Et enfin, les grands nomades chameliers, force relativement nouvelle et dévastatrice s'abattit sur les zones cultivées, venant des profondeurs du désert.

Justinien, comme ses successeurs, de la lointaine Constantinople, ne s'était pas rendu compte de la complexité du problème, il pensait rendre à l'Afrique sa prospérité en la débarrassant des barbares germains, il avait méconnu l'autre nuisance majeure, celle des barbares locaux. Procope l'a bien compris qui, à la fin de sa vie, après s'être brouillé avec Justinien dont il avait été l'historiographe officiel, écrivit contre lui un pamphlet intitulé Histoire Secrète où l'on trouve des critiques de l'oeuvre de l'Empereur quelquefois outrancières, mais souvent pertinentes, quand par exemple il a écrit parlant des romains d'Afrique qu'il nomme Libyens: "Alors qu'ils étaient plus nombreux que les Maures tous ont été anéantis avec femmes et descendance" (Procope, Histoire Secrète XVIII, 7). Et il pense être en dessous de la réalité en estimant à 5 millions le nombre total des victimes de ces guerres et de l'anarchie qui régna alors anéantissant, en grande partie, l'oeuvre civilisatrice de Rome.

 

L'invasion Arabe:

Sous la direction de Mohammed, un état à base exclusivement religieuse naquit et s'étendit d'une manière foudroyante, dépassant par sa rapidité d'expansion, même l'empire d'Alexandre. Le Prophète mourut en 632 et en moins de trente ans, sous les quatre premiers califes, ses successeurs, la Syrie, la Mésopotamie et toute la Perse étaient conquises. De même, l'Est de l'Asie Mineure jusqu'au Caucase et vers l'ouest la Palestine, le Sinaï, l'Egypte, la Cyrénaïque étaient incorporés à l'Empire des Arabes au cours des mêmes trente années.

La poussée vers l'Ouest continue en Afrique, où la Tunisie est envahie en 647, et en 681, l'Atlantique est atteint au Maroc. En 711, une armée musulmane traverse le détroit de Gibraltar et envahit l'Espagne. Les Pyrénées sont dépassées, et Narbonne occupée en 719, moins d'un siècle après la mort du Prophète; des raids de pillage ont lieu vers le Nord de la France, les villes du Languedoc et de la vallée du Rhône sont pillées et Autun mis à sac le 22 Août 725. Mais un raid sur Poitiers sera arrêté en 732 et Narbonne reprise en 759.

La foi islamique, adoptée par le peuple arabe, avait constitué un ciment psychologique et donné à ses croyants une force d'âme et une cohésion qu'ils n'avaient pas. Les instincts batailleurs des nomades, sous la bannière du prophète, avaient été entretenus, mais orientés par le Coran "Combattez vos ennemis dans la guerre entreprise pour la religion. ..Tuez vos ennemis partout où vous les trouverez" (Sourate II, 186- 7). Le peuple arabe avait acquis l'orgueil des croyants, grâce à un livre et à une doctrine estimés meilleurs que tous les autres. En outre, il était écrit dans une langue qui - lui disait-on- était celle de Dieu et qu'il imposa à des dizaines de peuples. Le prophète avait fait un authentique miracle: de gens frustrés qui faisaient un complexe d'infériorité vis-à-vis de leurs voisins, il avait fait un peuple fier et dominateur, que ses succès guerriers renforcèrent dans une idée de supériorité raciale.

Après cette rapide évocation de la prodigieuse épopée qui amena, en un siècle, les conquérants partis du désert arabique jusqu'au centre de la France, en traversant l'Afrique de Suez à Gibraltar , voyons un peu plus en détails, les étapes de la conquête du pays qui, entre Sahara et Méditerranée, deviendra douze siècles plus tard, au moins pour un temps, l'Afrique du Nord sous tutelle française.

L'histoire des premiers siècles de l'invasion arabe est difficile à écrire parce que mal connue. Nous ne possédons, en ce qui concerne l'Afrique du Nord, aucun texte datant de l'époque des faits. Les premières sources écrites sont postérieures de deux siècles aux événements qu'elles relatent et, pour le plus grand nombre, de quatre ou davantage. Ces récits baignent dans le flou des traditions orales conservées dans la mémoire collective, et on sent trop souvent par le merveilleux qui nimbe les événements, qu'ils ont été souvent enjolivés par l'imagination du narrateur pour plaire au lecteur. La critique des faits est donc difficile, les textes se contredisent; si certains actes sont vraisemblables, bien peu sont prouvés et beaucoup invraisemblables.

Une autre difficulté réside dans l'identification des lieux; si on retrouve parfois des noms romains, connus d'autre part par des inscriptions, ou parce qu'ayant traversé les siècles, ils figurent sur nos cartes, bien d'autres lieux sont difficiles, voire impossibles à identifier. Aux difficultés normales dues à l'absence de toute carte contemporaine, s'ajoutent celles de la graphie arabe, dont j'emprunte un exemple au grand arabisant William Marçais. Il s'agit d'une bataille du VIIIème siècle qui, selon les chroniqueurs, eut lieu au Maroc sur l'oued Sebou, tandis que suivant Ibn Khaldoûn, elle fut livrée en Algérie sur les bords du Chélif: "Il n'est pas impossible que le texte primitif d'Ibn Khaldoun ait été défiguré par les copistes, et qu'il ait porté Sebou au lieu de Chélif A la longueur d'un crochet près, et abstraction faite de points diacritiques que les scribes sont coutumiers d'omettre ou de restituer faussement, les deux noms ont sensiblement la même graphie" (Revue critique d'histoire et de littérature 1929 p. 264). Et, même quand il n'y a pas de confusion et d'erreurs, des difficultés résultent de la transcription des sons quand on passe d'une langue écrite avec l'alphabet latin à l'arabe, où les voyelles étaient omises. Et puis, il y a la difficulté provenant de l'esprit des écrivains arabes qui parlent bien des peuples, mais sans toujours citer les pays où ils vivent, et jamais les limites comme s'ils avaient conservé l'esprit des nomades.

L'Afrique romaine, devenue byzantine, fut la première atteinte par les envahisseurs. Ceux-ci, commandés par Abd Allah ibn Saad battent en 647 à Sbeitla, l'antique Suffetula à l'ouest de Sfax, l'exarque byzantin Grégoire qui est tué. Mais sur la promesse d'un tribut, l'armée, nantie d'un riche butin et de nombreux captifs qui seront réduits en esclavage, se retire vers ses bases orientales.

Quelques années plus tard, après le milieu du siècle, d'autres incursions ont lieu, ordonnées par Moawiya, de la famille des califes de Damas, qui est maintenant la capitale de l'empire arabe.

Puis arrive une nouvelle armée sous la conduite d'Okba ben Naft forte de 10 000 cavaliers. Les Arabes, qui, jusque là, n'avaient fait que des incursions à la recherche de butin, s'installent maintenant et fondent en 670 un établissement permanent, Kairouan, qui tire son nom du mot persan qui a donné le français caravansérail. cette place servira de base arrière pour les expéditions futures et, en même temps, à la justification de la guerre - le djihad ou guerre sainte- dont le but est la conversion des non-musulmans: la nouvelle ville sera aussi une base pour tous les propagandistes de la vraie foi. L'actuelle mosquée de Kairouan sera construite plus tard, en 836, mais elle occuperait l'emplacement exact de celle fondée par Okba dont elle perpétue la mémoire sous le nom de mosquée de Sidi Okba. Cependant Okba, à la suite d'intrigues, est destitué de son commandement par le gouverneur arabe de l'Egypte et remplacé par Abou el Mohadjir. Ce dernier reprend la marche vers l'Ouest, à travers les Hautres-Plaines Constantinoises et les Hauts-Plateaux Algérois et Oranais, à la poursuite d'un chef du nom de Kossayla qui est fait prisonnier près de Tlemcen et, endoctriné par son vainqueur, se convertit à l'Islam.

Qui était Kossayla, chef des Berbères désignés sous le nom d'Aoureba? Un pur berbère lui-même ou, comme cela a été supposé, faut-il reconnaître sous ce nom à peine déformé, un dernier représentant de la grande famille romanisée du nom de Caecilius, bien connu dans le Constantinois par des séries de tombes à épitaphes des IIIème et IVème siècle à Tiddis, Timgad et en d'autres lieux?

Nous n'en savons rien. Entre-temps, en 681, Okba étant revenu en grâce à Damas et au Caire retourne en Ifriqya comme chef, et se venge en faisant prisonnier Abou el Mohajir et Kossayla. Il entreprend alors une nouvelle marche conquérante vers l'Ouest livrant bataille aux anciens habitants latinisés, désignés sous le nom de Roums par les chroniqueurs, et aux autres habitants restés barbares désignés eux sous le nom de Berbères comme le faisaient déjà les Byzantins. Il est vainqueur après deux grandes batailles livrées, l'une au Nord-Est de l'Aurès près de l'antique cité romaine de Bagaï, l'autre sur les Hauts-Plateaux Oranais. Puis il continue son expédition vers le Maroc où, après diverses vicissitudes, il arrive à l'extrême Sud-Ouest dans le Sous.

Là, l'histoire belle comme une légende - à moins que ce ne soit vraiment une légende- raconte: devant son armée rangée sur une plage face à l'Ouest, il aurait lancé son cheval dans les flots de l'Océan, puis, debout sur ses étriers, il aurait pointé son sabre vers le ciel, prenant à témoin les hommes et les éléments pour constater l'évidence et pouvoir l'attester: il lui était impossible d'aller plus loin pour le service d'Allah et du Prophète. ..et il fit demi-tour vers l'Est.

Pour des raisons que l'on ignore, en approchant de l'Ifriqya, dans la région du Hodna, à l'extrême Est des Hauts plateaux de l'Algérois, il scinda son armée en deux. Tandis qu'une partie des troupes continuait sa route directement vers Kairouan, à travers les Hautes-Plaines du Constantinois, il emprunta avec le reste de son armée une route plus méridionale et plus directe passant par Biskra et la plaine saharienne au sud de l'Aurès. Entre temps, le captif Kossayla s'était échappé et avait suscité la levée de nombreux combattants parmi les montagnards, notamment de l'Aurès, et des régions voisines vers le Nord. Okba qui était espionné, fut surpris au débouché de l'Oued el Abiod dans la plaine saharienne, entre les deux villes antiques de Thabudeos, aujourd'hui T'fouda, et Vescera (Biskra). La défaite des Arabes fut totale; les chroniqueurs musulmans racontent qu'ils se défendirent héroïquement jusqu'au dernier, mais on peut aussi penser que les autochtones conservaient un mauvais souvenir de l'arrivée des conquérants à leur premier passage vers l'Ouest, et que, peu soucieux de faire des prisonniers, ils ne firent pas de quartier.

Okba et ses compagnons furent en 683, après la bataille, enterrés sur place dans ce lieu jusque là désert. Mais au retour des Arabes, quelques années plus tard, une tombe censée contenir les restes d'Okba, fut abritée sous une blanche kouba autour de laquelle fut édifiée une mosquée qui porte le nom de Sidi Okba. Le nom a été étendu, aujourd'hui à la belle oasis qui s'est constituée petit à petit, grâce à l'eau de l'oued détournée de l'antique ville de Thabudeos.

La mort d'Okba et de ses compagnons provoqua une déroute complète des Arabes, qui regagnèrent leurs bases arrières de Cyrénaïque. Kossayla règne alors sur l'intérieur de l'Ifriqya sans conflit avec les villes côtières. Mais cinq ans plus tard les Arabes reviennent, sous la conduite d'un ancien compagnon d'Okba; Kossayla sort alors de Kairouan avec les troupes qu'il a sous la main, mais est vaincu et tué. Cependant, après cette expédition punitive les Arabes se retirent.

En 688, une puissante armée arabe, forte, dit-on, de 40 000 hommes, sous la conduite d'Hassan ben Noman, envahit à nouveau l'Ifriqya prend Carthage, ce que ses prédécesseurs n'avaient jamais essayé de faire, et ensuite se retourne contre les Berbères. Et, tandis qu'il est ainsi engagé dans l'intérieur du pays, Constantinople envoie une armée de secours qui réoccupe la ville. Mais Hassan la reprendra peu après, et cette fois-ci définitivement, peut-on dire, car après deux sièges et deux assauts, la ville ravagée sera entièrement désertée: les habitants qui en avaient la possibilité ont fui vers les villes d'Europe, et les autres se sont égaillés dans le pays, quand ils n'ont pas été tués ou faits prisonniers et réduits à l'état d'esclaves. Et la ville romaine est restée à l'état de ruine ensevelie dans ses propres débris dont elle ne sera dégagée qu'au XIXème siècle. Les Arabes, de crainte de nouveaux débarquements, se sont en effet installés à une quinzaine de kilomètres au Sud-Ouest, à l'abri derrière les vasières nauséabondes du fond de la baie.

La lutte des Arabes contre les Berbères fut une lutte dispersée, avec un seul épisode qui ait retenu l'attention des chroniqueurs, celui de la guerre, contre l'envahisseur, de la tribu nomade des Djeraoua. Celle-ci avait pour chef une femme connue surtout par son surnom de Kahéna. Cette femme, dont la tribu nomadisait l'été entre l'Aurès et l'actuelle frontière tunisienne, surprit, en 697, Hassan dans le Sud-Est des Hautes-Plaines Constantinoises; son armée fut mise en complète déroute et poursuivie jusque dans le sud Tunisien au delà de Gabès. Ce n'est que cinq ans plus tard que Hassan, à la tête d'une nouvelle armée venue d'Egypte, put s'emparer de la Kahéna et la faire décapiter.

Cet épisode de la lutte des Berbères contre les envahisseurs arabes des premiers siècles, fut le dernier qui montra, autant que l'on sache, une résistance d'un groupe important. En effet, Hassan rallia sous sa bannière tous les volontaires qui voulurent bien s'associer à lui pour s'emparer des richesses des cités encore prospères. Mais l'énorme butin qu'il fit excita les jalousies, il fut rappelé en Orient et le Calife lui donna un successeur. Celui-ci fut Moussa ben Noceir, qui devint gouverneur de l'Ifriqya et de tout le Maghreb -l'occident- maintenant indépendant de l'Egypte. On était alors à la fin du VIIème siècle, et Moussa, continuant la politique de son prédécesseur, encadra les volontaires berbères qui s'enrôlaient dans son armée après une conversion dont personne ne devait chercher à approfondir la sincérité. On peut même soupçonner, avec beaucoup de vraisemblance, que l'attrait du pillage était le principal motif des enrôlements. Et les cadres byzantins, s'étant évanouis au cours des ans, il n'y avait guère d'autre choix possible que, ou bien courir le risque de devenir esclave, ou se ranger aux côtés des nouveaux arrivants.

Cette politique d'incorporation des Berbères réussit fort bien, puisque, après avoir atteint le Maroc, Moussa put lancer en 711, vers l'Espagne, une armée dans laquelle, numériquement, les Berbères dominaient tellement l'élément arabe, que Moussa crut nécessaire de lui donner un chef pris parmi eux qui fut Tarik. Et, fait significatif, ce fut donc celui-ci qui laissa son nom au lieu du débarquement devenu célèbre, que nous appelons encore, près de 13 siècles plus tard, Djebel Tarik, devenu dans les bouches européennes Gibraltar.

Ainsi, en à peine plus d'un demi-siècle, les Arabes avaient pu balayer tout le pays, d'Est en Ouest, et en faire le tremplin d'où ils allaient s'élancer à l'assaut de l'Europe occidentale. D'où avaient-ils tiré l'énergie nécessaire à l'accomplissement de cette marche étonnante? La réponse est double: il y eut, au départ, un désir de conversion des polythéistes et de ceux qui donnent des associés au Dieu unique, les Chrétiens. Et ce premier motif religieux était étayé, et même fortement étayé, par celui de faire du butin, chose d'autant plus légitime que le Coran promet le butin comme récompense aux combattants de la guerre sainte (XLVII, 19, 20). Quel était la nature du butin espéré? Il était très varié, comprenant, cela irait presque sans le dire, tous les objets en métaux précieux, toutes les pierres de joaillerie, l'argent monnayé et tous les objets de valeur, qu'ils appartiennent à l'Etat, aux particuliers ou au trésor des églises. Mais cela ne constituait qu'une partie du butin, trouvé le plus souvent dans les villes, tandis que les campagnes fournissaient d'autres biens très appréciés, du bétail entre autres. Ainsi, En Noweïri raconte que Sidi Okba enleva aux environs de Bagaï, au Nord de l'Aurès, les plus beaux chevaux que les Arabes avaient jamais vus, tandis que, dans le Sud, ils trouvèrent des chameaux qui, d'après Ibn Hawkal, étaient plus abondants qu'en Arabie.

Mais à côté de ce bétail, il en était un autre, beaucoup plus précieux, c'est le bétail humain que les grands conquérants ramenèrent par troupeaux de dizaines de milliers d'esclaves! Voici les précisions que d'après G. Marçais, nous donnent les historiens arabes: Okba ben Nafi aurait ramené 80 000 captifs, Hassan ben Noman 35 0000 et Moussa ben Nocéir 100 000. Et ces esclaves berbères trouvent facilement acquéreurs sur les marchés de l'Orient, où les femmes surtout semblent avoir fait prime sur les beautés locales, à tel point qu'En Noweiri signale qu'une jeune fille pouvait atteindre un prix de mille pièces d'or. Les plus jolies étaient acquises par les plus riches, et c'est ainsi que l'histoire a retenu le nom de certaines d'entre elles, qui, devenues épouses ou concubines de califes, leur donnèrent des enfants parmi lesquels certains devinrent califes à leur tour.

C'est ainsi que, lorsque Abou el Abbass, fondateur de la dynastie des califes de Bagdad, détrôna le dernier des Oméiyades, il fit massacrer tous les descendants mâles de sa famille pour éliminer d'avance tous les prétendants possibles. Seul, l'un d'eux put s'échapper, ce fut Abd er Rahman qui était le fils d'une captive berbère de la tribu des Nefza. Cela lui permit, étant en fuite, d'être accueilli en Afrique par les contribules de sa mère et, de là, il passa en Espagne, où il se fit reconnaître comme Emir, et fonda la dynastie Oméiyade des califes de Cordoue qui allait régner sur l'occident musulman pendant trois siècles. De même, des captives berbères donnèrent naissance à trois califes de l'Orient, el Mansour, puis el Wathiq et enfin el Qâhir.

 

INSTALLATION DE L'ISLAM DU VIIIème AU XIème

En 711, une année musulmane venue du Maroc passant par Gibraltar envahit l'Espagne; cela fait que l'on a parfois conclu qu'à cette date, la conquête du nord de l'Afrique était terminée. Ce n'était qu'une illusion, les armées des Okba, Hassan et autres, avaient bien balayé les pays atlasiques des Syrtes à l'Atlantique, brisant la résistance byzantine et faisant des dizaines et des dizaines de milliers de captifs, ou enrôlant sous la bannière de l'Islam de nombreux jeunes hommes attirés par la perspective de chevauchées conquérantes, mais le pays n'était ni pacifié, ni organisé. Les plaines avaient été sillonnées en tous sens, les villes contraintes de s'ouvrir à l'envahisseur, mais les massifs montagneux n'avaient pas été conquis. Beaucoup de populations avaient adhéré à l'Islam, au moins nominalement, et partout la vie essayait de continuer sous la férule de chefs intronisés dans les principaux centres, et placés sous les ordres d'un gouverneur résidant à Kairouan, émanation lui-même des califes de Damas, puis de Bagdad, chefs suprêmes de la communauté musulmane.

Les premières années du VIIIème siècle paraissent avoir été calmes, car à ce moment on ne signale pas de grandes batailles, mais la paix semble avoir été précaire. Le Maghreb avait été pour les Arabes une source de profits énormes grâce aux richesses accumulées pendant les siècles de la paix romaine et à la réduction en esclavage de fractions notables de la population: les hommes allaient renforcer la main d'oeuvre agricole en Orient, tandis que les femmes allaient, pour les plus jolies, peupler les harems des grands seigneurs, alors que les autres devenaient femmes, concubines ou esclaves des gens moins fortunés. Cependant, au fil des ans, l'islamisation progressait, le pillage pur et simple n'était plus possible, et la mise en esclavage de populations converties, même très superficiellement à l'Islam, était interdite par le Coran même. Celui-ci avait aussi limité les impôts que l'on pouvait demander aux croyants. Tout cela avait été rapidement compris par les Berbères, et pour une bonne part avait provoqué les adhésions à la religion nouvelle. Or les gouverneurs, pressés tout à la fois de s'enrichir et de satisfaire les demandes des souverains, se mirent à lever des taxes dont le Coran dispensait les musulmans: le Kharadj (impôt foncier) ou la djiziat (capitation). Or dès avant ce moment, des agitateurs s'étaient élevés partout en Orient, où les mêmes méthodes fiscales étaient déjà appliquées. Expulsés d'Irak ou de Syrie, ils cherchèrent refuge dans la Berbérie vers la fin du VIllème siècle.

Qui étaient les hommes que l'on appelle d'un mot qui signifie les sortants: Kharedjites? C'étaient les tenants d'un schisme qui avait pris naissance au moment de la désignation du 4ème calife Ali, un quart de siècle après la mort du Prophète. Celui-ci venait d'être désigné, comme ses trois prédécesseurs, par une assemblée des notables musulmans, mais le choix d'Ali fut contesté par Moawia, lui-même prétendant au califat. Des arbitres furent nommés pour résoudre le différend des deux hommes et, quoique cette procédure fût acceptée par les deux candidats, elle fut vivement contestée par un groupe qui "sortit" de la communauté. L'assassinat ultérieur d'Ali n'arrangea rien, et les "sortants" élaborèrent une doctrine, aux termes de laquelle le calife devait être désigné par l'ensemble de la communauté musulmane, spécifiant, en outre, que l'élu devait être celui qui avait eu la conduite la plus conforme aux règles contenues dans le Coran, quel qu'il soit. Il pouvait n'appartenir ni à la famille du prophète, ni à la communauté arabe, ce pouvait, s'il était le plus digne, être: "même un fils d'esclave noir" ; seule la conformité des moeurs aux prescriptions du Coran comptait.

Cette doctrine libérale, ouverte à tous, connut un grand succès parmi les Berbères, car elle leur permettait de s'opposer à leurs maîtres arabes, tenants de l'orthodoxie sunnite, tout en continuant à se prévaloir du Coran que les Arabes ne pouvaient récuser. L'étincelle atteignit Kairouan, puis de là, se propagea d'abord au Maroc, et rapidement la guerre fut partout, prenant l'allure d'une insurrection: des gouverneurs de ville furent assassinés. Une foule d'insurgés se heurta à une armée formée uniquement d'Arabes de pure race - les autres contingents devaient avoir déserté- et ils furent tous massacrés. Cette bataille, connue des chroniqueurs arabes sous le nom de "bataille des nobles" eut lieu en 740, dans un lieu incertain de l'ouest de l'Algérie ou au Maroc. Cette défaite, agissant comme un appel à la révolte contre les vainqueurs du siècle précédent, la bataille devint générale. Une armée de secours envoyée d'orient fut vaincue, et les rescapés durent se réfugier en Espagne.

Les califes de Damas envoyèrent des armées de secours qui remportèrent de difficiles succès. De nouvelles troupes de Berbères entrèrent en lutte dans l'Ouest, comme dans l'Est. La guerre fut partout car les rivalités s'élevèrent entre chefs Arabes, d'autant plus facilement que les uns, originaires du sud de l'Arabie, les Yéménites, étaient souvent hostiles aux Kaïssites venus de l'Arabie du Nord. Comme les gouverneurs, désignés depuis l'Orient, changeaient trop souvent, en quatre vingt ans, de 720 à 800, on en compta 21- la guerre fit rage partout; des partisans Kharedjites du Djebel Nefousa en Tripolitaine, vinrent à la rescousse et finalement la ville arabe par excellence Kairouan, fut prise, et les insurgés restèrent maîtres de la ville pendant trois ans, de 758 à 761. Des massacres d'Arabes y furent perpétrés, et la mosquée d'Okba, sanctuaire vénéré, servit même d'écurie. De gros contingents furent alors envoyés d'Orient pour tenter de mater l'insurrection. Un nombre donnera une idée de l'importance des troupes engagées, beaucoup plus nombreuses que celles du siècle précédent: un nouveau gouverneur arriva accompagné par une armée de 90 000 hommes. Des combats eurent lieu un peu partout, et les armées venues d'Orient durent, disent les chroniqueurs arabes, livrer des combats trop nombreux pour qu'on puisse les raconter, se contentant d'en dénombrer 375!

Au siècle suivant, la situation fut rétablie et le pays retrouva une certaine stabilité et une paix relative. Mais avant de passer outre, il faut remarquer que les Arabes s'étaient imposés par la force, en s'appuyant sur un "code" : le Coran. Très vite, ceux qui étaient devenus leurs sujets, se retournèrent contre leurs nouveaux maîtres, leur opposant ce même Coran dans lequel ils trouvaient des armes pour se défendre contre les abus de la nouvelle domination.

Et cette situation prévalut pendant tout le IXème siècle, au cours duquel onze descendants de l'Emir représentant six générations, se transmirent de père en fils, ou neveu, l'émirat de Kairouan. Cette époque fut dans l'ensemble une période de prospérité, marquée surtout dans la partie orientale de l'émirat, par de belles constructions: mosquées ou palais témoignant, avec la paix revenue, d'une prospérité ayant tendance à se rétablir, ainsi que le prouvent des monnaies d'or et d'argent frappées à Kairouan.

L'artisanat se développe, ainsi on fabrique de la poterie émaillée, à l'instar de celle de la Perse, technique antérieurement inconnue. Des populations d'origines diverses cohabitent: des "Roums", restes de la population byzantine romaine ou romanisée, qui n'avait pu prendre part aux grands exodes des VIIème et VIIIème siècles, notamment à ceux qui suivirent la prise de Carthage; des Berbères et des Orientaux, surtout des Arabes, mais aussi des individus issus de tous les peuples de Syrie et de Mésopotamie, et parmi eux des Persans. Dans le nombre, des lettrés contribuèrent à donner à Kairouan se réputation de ville sainte et de ville savante.

Dans l'Ouest du pays, l'antique Numidie, le Constantinois, resté entièrement berbère, la situation était moins bonne, les conflits fréquents. Les garnisons arabes qui tenaient le pays, n'étaient pas tendres avec les habitants.

Nous avons signalé que le mouvement kharedjite, au Maghreb, avait été propagé par des individus chassés de Syrie ou de Mésopotamie. Là-bas, les gens soumis par les Arabes, endoctrinés au nom du Coran, avaient été choqués de voir leurs maîtres transgresser, par opportunisme, les règles qu'ils avaient eux-mêmes prônées. Arrivant dans l'occident Musulman, où les mêmes causes produisant les mêmes effets, ces révoltés furent donc aisément entendus, et l'un d'eux Abd et Rahman ben Rostem, d'origine persane, fut un des chefs des Berbères en révolte. Lorsque ceux-ci s'emparèrent de Kairouan, il fut, un temps, le patron de la ville. Chassé par un retour offensif des Arabes, il repartit vers l'Ouest et s'arrêta aux confins des Hauts-Plateaux d'Oranie et des Montagnes du Tell, près de ce qui fut une bourgade romaine devenue aujourd'hui la ville de Tiaret. Il fonda, dès 776, à quelques kilomètres au Nord-Ouest de celle-ci, une ville désignée sous les noms de Tihert ou Tahert, qui, pendant plus d'un siècle, sera la capitale d'une communauté de stricte obédience musulmane, quoique schismatique, dont l'autorité s'étendit approximativement sur tout ce qui deviendrait les départements d'Alger et d'Oran. Ce sera ce que l'on appelle le "Royaume rostémide de Tahert". Ses frontières sont mal délimitées, et il semble qu'il vécut le plus souvent, si ce n'est en bonne entente avec ses voisins, tout au moins sans difficultés majeures. Son influence s'étendait beaucoup vers le Sud, au moins depuis le Tafilelt vers le Sud-Ouest, jusqu'au Djebel Nefousa au sud de Tripoli en passant par les Matmata, dans la Tunisie méridionale, et jusqu'à Ouargla au sud de Touggourt. A Tahert, la capitale administrée par ben Rostern, qui avait pris le titre d'Imam, qu'il légua à ses successeurs, les habitants vivaient dans une atmosphère austère et pieuse, mais fait à noter, tolérante, car les chroniques signalent la présence de commerçants étrangers n'adhérant pas au schisme Kharedjite, et même de chrétiens utilisés par les imams pour l'administration de leur royaume. Une certaine austérité régnait qui explique l'absence de luxe dans les constructions dont les ruines, à peine fouillées il est vrai, n'ont rien révélé de précieux. Ce n'est guère qu'à Sedrata, au voisinage, vers le Sud-Ouest, de l'actuelle oasis d'Ouargla, que les ruines, dont la conservation a été favorisée par le climat saharien, ont fourni aux archéologues les restes d'une mosquée et quelques belles demeures. Mais la part de la décoration de ces bâtiments, est faible: quelques sculptures entaillées dans l'enduit de plâtre des murs, fleurs stylisées et arabesques, rappellent simplement la modeste ornementation des dernières églises chrétiennes, notamment celles au Sud de Tébessa.

La situation de Taher comme capitale d'un royaume peut étonner, car si les ressources agricoles du pays environnant étaient suffisantes pour un petit centre grâce à un climat d'altitude, très sain, - aux environs de 1000 mètres- et à une pluviométrie satisfaisante -60 cm par an en moyenne- ces caractéristiques étaient purement locales, elles ne s'étendaient qu'à une région très restreinte et ne justifiaient pas, à elles seules, l'existence d'une ville. Celle-ci ne s'explique que parce que c'était, à la limite du Tell et des steppes, le long d'une voie sans obstacle, s'étendant d'Est en Ouest, sur des centaines de kilomètres, un point favorable aux échanges. Aussi, l'écrivain al- Yaqubi, qui parcourut le Maghreb au IXème siècle, raconte qu'on y rencontrait en plus des Berbères, quelques arabes et de nombreux commerçants persans venus de Bagdad. Ce centre commerçant abritait en outre beaucoup de lettrés et d'érudits dont les imams favorisaient la présence.

Mais cette communauté intellectuelle et commerçante n'eut qu'un peu plus d'un siècle d'existence. En 908, une troupe de montagnards Kabyles, venu de la région à l'Est de Bougie, fanatisés par un missionnaire chiite, prit la ville, il pilla et la saccagea, brûlant la bibliothèque contenue dans une tour, ne conservant que certains manuscrits purement religieux et jugés orthodoxes. A ce moment, la population s'enfuit vers le Sud où les montagnards ne pouvaient la poursuivre; elle se réfugia fort loin, au Sahara, à Sedrata, à quelques kilomètre de l'actuelle oasis d'Ouargla d'où elle gagna plus tard le Mzab, au sud de Laghouat. Là, fidèle à sa foi Kharedjite, et à son interprétation très stricte du Coran, cultivant avec acharnement ces terres arides, elle a pu subsister jusqu'à nos jours. Pour compléter les maigres ressources du sol, elle s'adonna au commerce et, aux jours de l'Algérie française, on retrouvait des "mozabites' dans presque toutes les villes, grandes ou petites, établis dans beaucoup de commerces traditionnels en particulier l'épicerie et les bains maures.

Un tenant d'une secte religieuse allait prendre le pouvoir au Maghreb, au début du Xème siècle, et donner naissance à une lignée de chefs qui prendront le titre de calife, c'est-à-dire remplaçant du Prophète. Ceux-ci règneront d'abord à Kairouan puis s'empareront de l'Egypte et d'une grande partie du Moyen-Orient où ils fonderont la ville du Caire. Cette secte, c'est celle dite chiite , et les califes les Fatimites. Leur doctrine, le chiisme, est celle selon laquelle seuls les descendants du Prophète sont pourvus des dons nécessaires à l'interprétation du Coran et au gouvernement des fidèles. Cette lignée est issue d'Ali, un cousin du Prophète Mohammed, devenu son gendre car il épousa Fatima, sa fille. Les trois premiers califes qui succédèrent à Mohammed, avant Ali auraient donc été des usurpateurs comme le furent tous ceux qui lui succédèrent. Car les descendants d'Ali furent écartés de sa succession, ce qui ne les empêcha pas de conserver des partisans pensant que c'est dans la descendance d'Ali et de Fatima, que devaient être choisis les califes. Un certain Obeïd Allah prétendit, deux siècles après la mort d'Ali et de Fatima être un descendant de ceux-ci, et fut soutenu par d'actifs propagandistes, les daï.

L'un de ceux-ci, le dai Abou Abd Allah comprenant que s'il restait en Orient où la propagande des partisans d'Ali était contrecarrée par les califes en place, il n'arriverait à rien, se rendit au Maghreb dès 894, là il put se faire accepter par la tribu des Ketarna, qul vivaient dans les montagnes du littoral, au nord de Sétif vers Djidjelli. C'étaient de rudes montagnards dont il sut se faire entendre et qu'il endoctrina, réussissant à en faire un groupe discipliné, uni et maniable, représentant une force militaire redoutable. Dès 902, il commença à s'attaquer aux pouvoirs en place des Aghlabides et des Rostémides, s'emparant successivement des anciennes places fortes byzantines qui étaient occupées par les Aghlabides. Il commença par Mila, l'antique Mileum, ensuite livra une grande bataille à une armée des Aghlabides près du Ksar Bellezma à l'Ouest de Batna, puis prit, comme nous l'avons déjà vu, Tahert et le royaume des Rostémides en 908, se retournant ensuite vers Kairouan dont il s'empara en 909, tandis que le dernier émir Aghlabide s'enfuyait vers l'Orient.

Le Daï Abou Abd Allah s'était avéré bon propagandiste, grand organisateur et brillant homme de guerre. Pour couronner son oeuvre, il alla chercher au Tafilelt où il s'était réfugié, l'homme pour lequel il s'était dévoué et avait combattu depuis 15 ans. Ce chef providentiel, le Mahdi Obeid Allah fut intronisé le 15 Janvier 910 à Kairouan où il prit le titre d'Emir el "Mouminin" Emir des "croyants". Ce nom rappelait celui qu'avait pris les tous premiers disciples de Mohammed, mais le titre d'émir sera un peu plus tard abandonné pour celui de calife: "lieutenant", sous-entendu, du Prophète. Et la lignée, descendant d'Ali et de Fatma, prendra le nom de Fatimites. Dès le début de son règne, Obeid Allah, infatué de lui-même, chef de droit divin de tous les croyants, fit une politique autoritaire qui heurta le fidèle Abou Abd Allah qui commandait seul depuis 15 ans. Le conflit fut vite réglé, en accord avec la pure doctrine chiite qui le déclarait infaillible; l'émir fit supprimer celui à qui il devait son trône, accusé d'avoir comploté contre lui, qui eut seulement droit, d'après la tradition, à une courte oraison funèbre, prononcée par le descendant du Prophète: "O Abou Abd Allah, puisse Dieu avoir pitié de toi et te récompenser dans l'autre vie des peines que tu t'es autrefois données!".

Les Fatimites se taillérent un immense Empire, s'étendant depuis les confins marocains jusqu'à la Mer Rouge, ils l'agrandirent vers l'Est, vers la Palestine, la Syrie et l'Arabie, aux dépens des Califes Abbassides de Bagdad, à l'occasion de luttes incessantes. L'unité de l'Empire arabe du VIIIème siècle était détruite, avec comme conséquence une fragmentation de l'autorité religieuse musulmane, puisque chaque Calife était, par définition, le chef religieux des territoires qu'il gouvernait. Et l'on eut ainsi simultanément trois califes: un descendant des Omeiyades à Cordoue, un de la dynastie des Abbassides à Bagdad et le calife Fatimite au Caire.

 

L'INVASION HILALIENNE ET SOLEIMITE

L'invasion des populations nomades d'Arabes hilaliens, dans le Nord-Ouest africain au milieu du XIème siècle, est certainement le fait majeur de l'histoire de ces pays entre la première arrivée des armées arabes au milieu du VIIIème siècle et celle de la France pendant le XIXème siècle.

Afin de mieux situer ce fait capital, jetons un coup d'oeil succinct sur le Nord de l'Afrique pendant la première moitié du XIème siècle. A l'Est, l'Egypte est dominée par la dynastie Fatimite solidement implantée et représentée en ce milieu du XIème siècle par le calife el Mostancir. A Kairouan, règne sur l'Est des pays atlasiques, l'émir Ziride el Moizz, qui vient de répudier les doctrines religieuses qui rapprochaient Kairouan et le Caire. A l'Ouest, sur le centre du Maghreb, régnait un autre descendant de Ziri, de la branche Hammadite, établi à la Qala des Beni Hamed, vassal puis bientôt rival de son cousin de Kairouan. Il étendait son influence jusque vers Tlemcen et les confins marocains. Au Maghreb extrême, le Maroc venait d'être envahi par des nomades sahariens de l'Ouest, les Almoravides, qui n'allaient pas tarder à conquérir l'Espagne, mais tenteraient aussi d'occuper tout le Maghreb. La situation de ces pays était fort instable, chacun des dynastes locaux cherchant tour à tour l'appui, au moins moral, de l'un des trois califes régnant: le Fatimite au Caire, l'Abbasside à Bagdad, ou l'Oméiade à Cordoue.

Revenons au Caire où el Mostancir a trop de difficultés avec ses voisins immédiats de Palestine et de Syrie pour pouvoir espérer ramener à l'obéissance son vassal kairouanais par la force, dont il est réduit à constater l'indépendance.

Et blessure d'amour propre supplémentaire, ce dernier a reconnu la suzeraineté toute nominale de l'Abbasside de Bagdad. C'est dit-on, le vizir Yazouri, qui allait suggérer au Fatimite une vengeance exemplaire. Depuis un ou deux siècles, deux grandes tribus de bédouins nomadisaient aux confins septentrionaux de l'Arabie, dans les steppes de l'Est de la Palestine, de la Syrie et dans le sud de la Mésopotamie, participant à toutes les luttes d'influence qui étaient pour elles prétexte à razzia et pillages. C'étaient deux groupes désignés sous le nom de Beni Hilal et Beni Soleim, célèbres par leurs méfaits et redoutés par tous les sédentaires. Quand les Fatimites s'installèrent au Caire et voulurent faire entrer Palestine et Syrie dans leur zone d'influence, ils obligèrent ces deux tribus à s'installer dans les zones désertiques de Haute-Egypte, comprises entre le Nil et la Mer Rouge. Là, ils continuèrent à razzier les sédentaires se révélant une plaie pour le pays.

C'est dans ces circonstances que Yazouri, un sédentaire originaire de la région littorale de Palestine, qui n'aimait pas les nomades, suggéra à son maître d'orienter ces bédouins encombrants vers le Maghreb, car ainsi, faisant coup double, il débarrasserait le pays d'une nuisance et il se vengerait de son vassal

La chose fut faite suivant les règles: à chaque chef de fraction des deux grandes tribus fut remis un parchemin, lui donnant tous droits sur une ville ou une région du domaine des Zirides. En outre, il aurait été remis une pièce d'or à chacun des chefs de famille ou de fraction, franchissant le Nil pour prendre la route de l'Ouest. Et un message ironique était envoyé à Kairouan : "Nous vous envoyons des coursiers rapides et des hommes intrépides pour accomplir telle chose que le destin décide".

Combien furent ces bédouins? On l'ignore, il n'existe aucun chiffre sérieux et les évaluations varient beaucoup, de quelques milliers à un million au total. Si ce dernier chiffre est sûrement très exagéré, il reste qu'on ignore le nombre exact de ces immigrants. Après avoir mis à sac toutes les villes de Cyrénaïque sans rencontrer de résistance organisée, ils continuèrent vers l'Ouest et arrivèrent en 1053 aux environs de Gabès, où ils commencèrent leurs déprédations. El Moïzz tenta de s'opposer à eux avec toutes les troupes qu'il put réunir: rares arabes descendants des premiers conquérants, milices sédentaires et contingents de Berbères nomades, mais cette troupe se débanda et ce fut la déroute. Seule la garde noire résista et se fit massacrer pour protéger l'émir.

L'antique Ifriqya fut ravagée, Kairouan pillée, et les diverses fractions de nomades se répandirent dans ce qui était pour eux une terre promise; ils atteignirent rapidement le nord du pays où, même Béja, sur les bords de la Medjerda, fut prise et pillée. Les sédentaires, cherchant à protéger chacun sa ville ou son foyer, restèrent dispersés, et ce fut une catastrophe.

El Moizz essaya de négocier avec les chefs de toutes les façons possibles. Il épousa la fille du principal chef et donna trois de ses filles à trois des chefs de fraction. Cet aveu de faiblesse lui permit, quelques temps après, d'abandonner Kairouan et de se réfugier, sous la protection de ses gendres, dans son palais de Mahdia, sur la mer, facile à défendre. Pendant ce temps, tout le pays était dans l'anarchie, et partout ce fut la misère-

.Les premiers venus ayant vanté la richesse du pays à ceux qui étaient restés en arrière, d'autres vagues de pillards arrivèrent bientôt et, après quelques années, la marée ravageuse s'étala. Les nouveaux arrivants débordèrent vers l'Ouest, et le Maghreb central fut, à son tour, mis en coupe par les redoutables bédouins. Tout le pays est livré à l'anarchie car il n'y a plus de pouvoir central. Les anciens gouverneurs de ville, dans l'impossibilité de s'opposer aux nomades qui battent la campagne, et que leur mobilité met hors d'atteinte de toutes représailles, sont obligés de composer avec eux. Et on voit les propriétaires des champs, obligés de s'engager à livrer une partie de la récolte à leurs ennemis nomades, pour pouvoir aller les cultiver... sinon c'est la mort de faim dans les villes assiégées.

Depuis le Sud- Tunisien, les Beni Hilal envahirent le Sud-Constantinois, commençant par la zone de culture de la plaine, au pied des montagnes, l'ancien Limes romain que nous avons décrit précédemment où subsistaient des restes de l'ancienne richesse. Cette zone où s'élevaient encore les castella romains fut parcourue en tous sens, et la région décrite sous le nom de Castillia ou Qastiliya par les chroniqueurs. Dans le Maghreb central, pas encore entièrement submergé, les anciens chefs essayent d'opposer les uns aux autres les différentes fractions bédouines. C'est ainsi que les Hammadites de la Kala essayèrent de s'allier à la fraction des Athbej contre celle des Riyah. Pour cela, ils firent des concessions aux premiers, qui furent définitives, mais l'alliance fut éphémère, et ne leur fournit aucun avantage durable. De proche en proche, progressant vers l'Ouest, ces nomades pénétrèrent dans toutes les plaines, finissant parfois par s'installer dans des régions définies. L'été, ils poussaient leurs troupeaux vers le Tell où ils trouvaient leur pâture grâce aux pluies plus fréquentes de ces régions. Mais, à la saison froide, ils redescendaient vers le sud chassés par les intempéries. Là, ils trouvaient de la végétation que les pluies irrégulières avaient fait se développer, transformée parfois en foin resté sur pied. La progression vers l'Ouest ne fut rapide que dans le Sud, au pied des Hauts-reliefs de l'Atlas, et là ils atteignirent l'Atlantique dans le Sous. Ce n'est que beaucoup plus tard, aux XIIIème ou même au XIVème siècles, qu'après de nombreuses péripéties, de petits groupes atteignirent les zones de plaines de l'Ouest du Maroc, près de l'Atlantique.

Vers le Nord, la progression des nomades fut lente et épisodique; près de la Méditerranée, les zones littorales, montagneuses, étant souvent couvertes de forêts, les nomades n'y étaient pas à l'aise, car les habitants leur tendaient trop facilement des embuscades. Ces régions constituèrent donc des refuges pour les sédentaires. Ainsi s'explique que les Hammadites de la Kala, après avoir lutté quelques dizaines d'années, aient abandonné leur capitale, trop proche des plaines du Hodna, pour se réfugier au nord de chez eux, à Bougie. Là, ils se firent construire un palais où ils résidèrent à partir de 1063 jusqu'au milieu du XIIème, époque pendant laquelle la ville connut une réelle prospérité. Elle était devenue le refuge de tous les artisans fuyant les villes de l'intérieur, souvent complètement abandonnées, en raison des attaques incessantes des nomades. Bougie, l'antique Saldae, à l'abri de ses montagnes, était aussi un port actif en liaison avec beaucoup de villes de la Méditerranée occidentale et même de l'Orient. On pouvait même y trouver des marchandises venues du grand sud, car un modus vivendi avait pu être trouvé avec certains chefs de tribus nomades qui - moyennant finance évidemment- escortaient les caravanes. Toutes les villes de l'intérieur qui avaient subsisté jusqu'à la fin du XIème disparurent petit à petit. Seules tentaient de se maintenir celles qui, comme Constantine, avaient des défenses naturelles. Mais la vie devait y être difficile, si l'on en juge par le fait que l'antique zone de culture du Harnrna, au pied du rocher, oasis de verdure irriguée par le Rhummel au sortir des gorges, n'était plus, au début du XVIème quand les Turcs s'établirent dans la ville, qu'un repaire de lions et de bêtes féroces, où se cachaient des bandes de voleurs et de partisans, pour intercepter les routes, se saisir des personnes, commettre des assassinats et des vols! d'après un acte de 1528! Et cela devait durer depuis trois siècles!

Il est évidemment impossible d'établir un état des pays de plaines, mais on sait que l'insécurité régnait partout, et que les cultures avaient régressé. Et il devient de plus en plus difficile de tracer un tableau cohérent de l'ensemble du pays où partout s'engagent des luttes contre les envahisseurs dont les méfaits s'ajoutent à ceux des nomades berbères, qu'il était de plus en plus difficile de contenir. Si, dans l'Est, les Hammadites tentèrent de maintenir une certaine résistance aux méfaits des nomades; dans l'Ouest, ce sont les pouvoirs établis au Maroc qui tentèrent une opposition aux Bédouins. Ce furent d'abord les Almoravides qui, venus de l'extrême sud, conquirent, non seulement le Maroc, mais aussi l'Espagne où ils s'installèrent partout, repoussant même les chrétiens du Nord. Mais, au XIIème siècle, ils furent supplantés par les Almohades, issus de l'Atlas marocain et qui, assez rapidement, les chassèrent d'Espagne en même temps qu'ils étendaient leur domination des villes jusqu'à Tunis où ils supplantent les Harnrnadites. Ils tentent, en effet, de protéger les villes - où ils sont bien accueillis- contre les bandes des nomades pillards Un fait anecdotique montre bien la situation du pays à cette époque. Un dignitaire Abou Moussa est fait prisonnier par des nomades hilaliens. Le sultan almohade, Abou Yacoub, accepte de payer une rançon, mais pour la payer fait frapper de fausses pièces, en cuivre doré, que les bédouins acceptent sans sourciller. Mais l'homme à peine libéré est de nouveau enlevé par une bande concurrente.

Quand on jette un coup d'oeil rétrospectif sur ce demi-siècle de combats, de pillages, de meurtres, sans motifs autres que le seul désir d'acquérir des richesses par le vol, dans une atmosphère de cruauté insurpassable, la première question que l'on est amené à se poser est: comment cela fut-il possible? Pour tenter d'y répondre, il faut se représenter l'état du pays plus d'un demi-siècle après l'arrivée des grands nomades hilaliens: il n'y avait plus d'état organisé, les plaines étaient parcourues par des groupes d'hommes vivant à peu près uniquement de leurs troupeaux, donc sans travailler, pauvres, mais comme tous les hommes, envieux, et jaloux des biens des travailleurs. Arrivés en force dans un pays qui, depuis l'antiquité avait été structuré et connaissait des gouvernements, les bédouins avaient, dans les plaines, supprimé toute organisation, toute autorité, et on comprendra pourquoi la vie n'était plus possible que dans les massifs montagneux, formant des îles ou des archipels, dans une mer d'insécurité où leur mobilité mettait les nomades à l'abri des représailles.

Telle avait été la conséquence pour le pays de l'invasion hilalienne, et il ne faut pas s'étonner que tous les historiens, qui depuis un siècle, ont étudié l'évolution du Nord de l'Afrique, après l'antiquité, aient considéré cette invasion comme le fait majeur, et qui plus est, comme une catastrophe pour le pays.

L'historien A. Bel n'a-t-il pas écrit, il y a près d'un siècle, que ces envahisseurs "étaient arrivés à plonger le pays dans la plus complète anarchie", tandis que Georges Marçais en faisait "un incontestable fléau", ou que William Marçais les considérait comme des "pillards indésirables" ayant fait un " apport de barbarie", tandis que dans son langage fort E.F. Gautier faisait d'eux de "purs agents de pillage et de destruction", dont la venue au Maghreb avait constitué "une immense catastrophe, la fin d'un monde". Mais je crois inutile de multiplier les citations d'écrivains européens ayant étudié les faits d'après les vieux chroniqueurs, après des siècles, que les sceptiques et les gens de mauvaise foi pourront toujours taxer de partialité.

Mieux vaut donner la parole à un musulman presque contemporain des faits, arabe lui-même, enfant du pays, et qui, s'il vécut après l'orage, put en voir les effets tout frais. Cet homme dont le témoignage est incontestable, c'est Abd. er-Rahman ibn Khaldoun el Hadrami, né à Tunis en 1332, qui vécut entre sa ville natale, Bougie, Fez et Biskra, passa toute sa vie, sauf un court voyage en Espagne, jusqu'en 1382 au Maghreb, date à laquelle il fit hommage de l'ouvrage, dont nous donnons quelques extraits, au sultan Hafside, qui régnait alors à Tunis.

Traitant de l'invasion des Hilaliens il écrit: " Toute la province de l'Ifriqya fut pillée et saccagée " (Histoire des Berbères... traduction de Slane Tome I p. 36) et parlant plus spécialement de Kairouan : "Les Arabes... commencèrent l'oeuvre de dévastation, pillant les boutiques, abattant les édifices publics, et saccageant les maisons... rien de ce que les princes sanhadjiens avaient laissé dans leurs palais n'échappa à l'avidité de ces brigands. ..et ainsi fut consommée cette grande catastrophe. ... la catastrophe s'étendit partout" Ibid. p. 37. Et plus loin: "ils ont continué jusqu'à nos jours à opprimer les populations, à piller les voyageurs et à tourmenter le pays par leur esprit de rapine et de brigandage". Ibid p. 44. Et, décrivant les méfaits de ces nomades, Ibn Khaldoun nous les montre poursuivant leur route vers le Hodna: "Ayant mis en ruine celles (les villes) de Tobna et d'el Mecila dont ils avaient chassé les habitants, ils se jetèrent sur les caravansérails, les villages, les fermes et les villes ,. abattant tout à ras de terre et changeant ces lieux en une vaste solitude, après en avoir comblé les puits et coupé les arbres... de cette manière ils répandirent la désolation partout". Ibid p. 45-46.

Il faudrait citer bien des passages exprimant la volonté des nomades de tout détruire, par jeu, et de tout piller par esprit de lucre, mais surtout désireux d'éliminer les sédentaires cultivateurs, pour transformer les propriétés privées en zones de libre pâture à leur entière disposition. Et l'on peut aussi se reporter ensuite à l'opinion synthétique du même ibn Khaldoun, exprimée dans l'introduction de son ouvrage, qui vise à exprimer une conception sociologique de l'histoire; ce livre a été traduit autrefois par de Slane sous le nom de Prolégomènes, et plus récemment par Vincent Monteil sous celui deal-Muqaddima. J'emprunte à ce dernier les quelques passages suivants: "Les nomades chameliers sont tout ce qu'il y a de plus sauvage. Comparés aux sédentaires, il sont au niveau des animaux indomptables et des bêtes féroces. Tels sont les Arabes (nomades) ainsi qu'à l'Ouest les nomades berbères" (Ibn Khaldoun discours sur l'histoire universelle, al Muqaddima, Tome I, p. 244) et: "en raison de leur nature sauvage, les Arabes sont des pillards et des destructeurs. Ils pillent tout ce qu'ils trouvent" (ibid p. 294). Cette opinion, sur les arabes bédouins vivant en bordure des déserts d'Arabie ou d'Afrique, ne peut être contestée de bonne foi par personne, surtout pas par un musulman sincère, car ce serait pour lui une coupable aberration. En effet Mohammed, le Prophète, connaissait bien les Hilaliens, qui, au moment où il prêchait l'Islam, nomadisaient aux environs de La Mekke, tandis que les Soleim se répandaient dans la région de Médine. Aussi le Coran est sans indulgence pour ces Bédouins.

On y lit: "Les Arabes du désert sont les plus opiniâtres des infidèles et des impies" (IX, 98 traduction Savary) et il les menaçait du feu de l'enfer; la lecture de toute la sourate IX ainsi que celle d'autres passages du livre montre que le fondateur de l'Islam avait une mauvaise opinion de ces nomades, dont il dit même "Fuyez-les ,. ils sont immondes. L'enfer sera le prix de leurs oeuvres!" (IX, 96, id.).

L'Antiquité nord-africaine s'était lentement enfoncée dans un Moyen-Age pendant lequel les forces de cohésion gouvernementales allaient en s'affaiblissant.

L'arrivée avec les nomades arabes d'une "barbarie toute fraîche", pour reprendre l'expression de W. Marçais, ne fera que fortifier les tendances anarchiques propres au pays. On verra se renforcer, de plus en plus, les tendances de ce Moyen-Age, où tout espoir de Renaissance s'éloignera. Les dates fatidiques attribuées, au début des temps modernes en Europe, que ce soit 1453 ou 1492, passeront sans que l'anarchie cesse dans un pays où elle règne dans toutes les plaines dont les nomades sont maîtres. Sauf dans quelques massifs montagneux où l'homme, protégé par le relief, peut jouir du produit de son travail, partout ailleurs découragés par l'insécurité, les habitants s'abandonnent à un fatalisme favorisé par la religion.

La seconde partie du Moyen-Age nord-africain, a donc défié bien des historiens, qui avaient tenté d'en écrire l'histoire, et, encore plus, lassé la patience des lecteurs de ceux qui avaient relevé le défi. S'il est vrai que l'on peut tracer un tableau cohérent des événement et des gouvernements qui s'établirent au Maroc à l'Ouest ou dans l'Ifriqya, qui deviendra la Tunisie à l'Est, on est à peu près incapable de tracer un tableau fidèle et cohérent du Maghreb central - qui deviendra l'Algérie. Ce ne sont que luttes de chefs éphémères: Ibn Khaldoun assigne trois générations à la durée moyenne des dynasties. Sous certaines plumes on ne trouve que noms de personnes, batailles et royaumes sans frontières, car il n'y a pas de gouvernements établis mais seulement des zones d'influence.

Nous devons cependant ajouter au tableau précédent, établi par des chroniqueurs ou des historiens ouverts aux faits et gestes de l'homme lui-même, l'opinion d'un naturaliste, un géologue, l'auteur de ces lignes, qui a vu les choses sous un angle un peu différent. Habitué à observer les paysages, le sol qui les recouvre, le sous-sol apparent là où les sols sont absents, il a été frappé par le fait que les travaux d'hydraulique romains débouchaient souvent sur des zones qui devaient être recouvertes d'un sol, de terre végétale, pour pouvoir être cultivées. Or, aujourd'hui, des canaux d'irrigation encore visibles, dans les défilés rocheux des régions montagneuses, débouchent vers l'aval sur des étendues pierreuses, où la culture est difficile, voire impossible. Il est évident, pour quiconque, que depuis l'époque où des maisons ont dû couvrir ces terres, le paysage a changé: l'érosion violente dans ces contrées voisines du désert a emporté les sols, sous l'action du ravinement dû à ce que la couverture végétale naturelle, arbres, arbustes, et herbes, a disparu sous l'action de l'homme. Les agriculteurs, chassés des plaines par les nomades se sont réfugiés dans les zones montagneuses ; privés des ressources de la plaine, ils ont poussé des troupeaux sur les pentes où la végétation détruite n'a plus protégé les sols: ceux-ci ont été entraînés vers l'aval ; nous avons déjà cité un fait qui rend la chose évidente: la borne romaine érigée sous Auguste dans la plaine du Chéliff, en bas des pentes du massif de Miliana et qui fut enterrée sous huit mètres de "colluvions", c'est-à-dire de débris de roches, cailloux mélangés à la terre végétale, le tout arraché aux pentes du massif montagneux voisin. Là, on a la preuve des ravages produits par la destruction de la couverture végétale, car il est absolument exclu que cette borne d'un poids d'à peu près 700 kg ait pu être déplacée, or, elle limitait le territoire de culture de la colonie romaine. Cette destruction de la terre végétale des coteaux a été un mal irrémédiable, d'autant plus grand que la terre est une formation ancienne héritée des millénaires passés, qui sous le climat actuel du pays, ne peut plus se reformer. L'oeuvre de destruction de ces sols, accélèrée par la prise de possession des plaines par les nomades qui ont refoulé les sédentaires vers les montagnes, a été un mal absolu, parce qu'irrémédiable. Les pays de l'Atlas, le Maghreb, ont été ravagés par l'invasion d'une manière définitive, de telle sorte qu'il a été impossible, à l'époque moderne, de faire revivre dans les mêmes conditions les cultures qui avaient permis à l'Afrique romaine d'être la grande exportatrice de céréales qui, non seulement donnait la prospérité au pays, mais aussi contribuait pour une grande part à la nourriture de Rome.

Nul ne peut douter du fait que les Puniques, les Berbères sédentaires - Numides ou autres- puis les Romains opiniâtres, firent de l'Algérie un pays très prospère. Les légions luttaient déjà à cette époque, contre les incursions destructrices des nomades autochtones. Mais le mal ne fit qu'empirer après l'affaiblissement définitif des Romains par les Vandales. Dès lors, les méfaits ne firent que s'accroître, plus ou moins régulièrement, mais ils devinrent castastrophiques lorsque les grands nomades d'Arabie, Hilaliens, Soleimites et autres venues de l'Orient firent leur apparition. Tous les historiens ont insisté sur l'appauvrissement des campagnes et la ruine des édifices dont témoignent souvent les débris. Mais ce qui est toujours passé sous silence, c'est le plus grave: la destruction de la végétation et des sols qui les supportent laissent le rocher à nu. Et, conséquence grave de la destruction de cette couverture, la pluie ruisselle sur les roches dénuées; les rivières en crue grossissent et ravagent les plaines. L'eau du ciel cesse d'être bienfaisante car elle ne s'infiltre plus dans le sous-sol où elle aurait cheminé lentement pour alimenter les sources et les rivières. Les nomades ont souvent désertifié le pays et l'évolution a été définitive en de nombreux points.

 

Les Turcs

Une question se pose tout d'abord: comment les Turcs ottomans qui, au XVème siècle n'étaient installés que sur les rives de la Méditerranée orientale, s'implantèrent-ils si loin de leurs bases? Pour le comprendre, il faut en premier lieu se représenter que, à la fin du XVème et au début du XVIème siècle, l'Algérie n'est qu'un chapelet d'îlots montagneux entre la Méditerranée et les plaines du sud, parcourues et ravagées par les nomades et plongées dans l'anarchie la plus totale. Il n'existe de pouvoir organisé, mais faible, que vers l'Est, où, à Tunis, les Hafsides détiennent un lointain prolongement du pouvoir des Almohades de jadis, et tentent de maintenir leur influence dans le Constantinois; d'autre part, à Tlemcen les Abd-el-Ouadides exercent une autorité qui a du mal à s'étendre à quelque distance de la ville sur les confins Marocains.

Côté Méditerranée, les Espagnols, après avoir en Janvier 1492 achevé la reconquête du territoire de la péninsule ibérique sur les musulmans, se sentaient menacés depuis l'Afrique. Depuis plus d'un siècle, les musulmans d'Espagne, incapables de résister aux chrétiens, avaient cherché refuge au sud de la Méditerranée, tandis que ceux qui restaient sur le territoire ibérique, étaient sommés de se convertir au christianisme ou de fuir l'Espagne. Et, en fuyant, ils ne pouvaient emporter ni or, ni argent, ce qui équivalait à une spoliation. L'arrivée en Afrique de ces malheureux exilés renforça le fanatisme antichrétien, et les Espagnols durent se prémunir contre un choc en retour. Ils le firent en occupant un certain nombre de points stratégiques sur la côte: Mers-el-Kebir en 1505 et Oran en 1509; ce furent ensuite Ténès, Alger et Bougie en 1510. Ceci effraya les musulmans d'Afrique, et aussitôt Mostaganem, Cherchell et Dellys, bientôt imitées par Tlemcen, se déclarèrent vassales de l'Espagne, pour éviter une occupation militaire. La main-mise sur les ports avait aussi pour but d'entraver la piraterie qui existait de longue date, mais avait redoublé après l'expulsion des musulmans des rivages espagnols, car évidemment les marins avaient été les premiers à fuir; privés de leur gagne-pain normal, pêche ou commerce, ils étaient devenus les auxiliaires tout trouvés des pirates, quand ils ne s'étaient pas convertis eux-mêmes à la piraterie. A ces pirates locaux, s'étaient joints des aventuriers venus de Méditerranée orientale dont certains se rendirent célèbres, les frères Barberousse, du surnom du plus connu d'entre eux: c'étaient les fils d'un potier de l'île de Mytilène, sur les côtes de Turquie. Ils écumèrent les mers avec des fortunes diverses, puisque l'un d'eux périt, tandis qu'un autre, Arroudj, fait prisonnier par les chevaliers de Saint Jean, fut forçat, ramant sur leurs galères. Libéré, il reprit la piraterie, d'abord à partir de Djerba dans le Sud- Tunisien, puis à Djidjelli sur le littoral du Constantinois.

A ce moment, les habitants d'Alger étaient gênés par la présence sur l'ilot du Penon, juste devant la ville, d'un fort construit par les Espagnols. Cet Ilot était bien connu de tous ceux qui ont vécu à Alger, puisque de nos jours, il portait le bâtiment connu sous le nom d'Amirauté surmonté d'un phare. De là on pouvait contrôler les mouvements des navires et interdire la piraterie. La garnison du fort était entièrement fournie par la ville de Palma, capitale de l'l1e de Majorque toute proche. Les Algérois firent appel à Arroudj, dès 1516, en lui demandant de les délivrer de la présence des Espagnols. Celui-ci n'ayant pas réussi immédiatement, les Algérois murmurèrent car la présence du Turc était lourde. Alors il fit cesser toute velléité de rébellion contre lui en étranglant de sa propre main le cheikh de la ville. Il guerroya contre les Arabes de l'intérieur, avec l'aide de contingents kabyles, s'aventurant jusqu'à Miliana et Tlemcem, mais fut tué au cours d'une rencontre avec une troupe espagnole venue d'Oran. Le frère d'Arroudj, le fameux Barberousse des Européens, de son vrai nom Kheir-ed-Dine, était resté à Alger; pour comprendre son action, jetons un coup d'œil sur la situation générale en Méditerranée.

Vers l'Orient, les Turcs Ottomans règnent en maîtres sur l'Anatolie; installés à Constantinople depuis 1453, ils sont maîtres de la Syrie, de l'Egypte et d'une partie des Balkans. Remontant vers l'Europe centrale, ils vont prendre Belgrade en 1521 et envahir la Hongrie en 1526, allant même mettre le siège devant Vienne en 1529. En Méditerranée, ils progressent vers l'Ouest; les chevaliers de Saint Jean, qui occupaient Rhodes, depuis qu'à l'issue des croisades ils avaient été chassés de Jérusalem, sont contraints de fuir vers Malte d'où ils continuent à s'opposer, avec plus ou moins de succès, aux menées des Turcs et notamment à la piraterie.

C'est dans le contexte de cette poussée des Turcs vers l'Occident que Kheir-ed-Dine eut l'idée de se placer sous la protection du Sultan de Constantinople, Soliman le Magnifique. Celui-ci lui envoya, en renfort, des canons et 6 000 hommes. Alger devint ainsi l'une des bases avancées des Ottomans, d'où ils pourront menacer toutes les puissances chrétiennes d'Europe occidentale. Cette situation suscita la formation d'une coalition réunissant les flottes de l'Espagne, de Venise, et de Gênes, car le premier danger était maritime. Les Turcs furent sévèrement battus à Lépante en 1571, à l'entrée Sud de l'Adriatique. Leur défaite fut célébrée en Italie et en Espagne comme une grande victoire de la chrétienté.

Entre-temps Kheir-ed-Dine avait pu, grâce aux canons envoyés de Constantinople, s'emparer, en 1529, du Penon, dont le commandant, qui avait refusé de se convertir à l'Islam, fut supplicié. Le fort espagnol fut démoli et la pierre qui avait été utilisée pour sa construction servit à construire une jetée qui unit l'îlot du Penon à la ville, formant l'amorce du port moderne d'Alger. Et c'est ainsi qu'à l'occasion de travaux effectués là, je pus, vers 1950, recueillir des fragments d'une roche calcaire, identique à celle dont sont construits les principaux monuments de Palma de Majorque, car la roche nécessaire à la construction de l'antique forteresse du Penon, avait été apportée de cette île. Les Espagnols, dépossédés de ce point d'appui, le furent aussi de tous leurs autres établissements de la côte, parce que leur situation inconfortable, aurait supposé, pour être viable, un soutien venu de la mer absolument constant, ce qui ne fut pas le cas; les hommes étaient mal ravitaillés en vivres et en munitions. C'est ainsi que la garnison du Penon, menacée de famine quelques années avant sa chute, ne fut sauvée que par l'échouage fortuit, à ses pieds, d'un navire chargé de vIvres.

L'antique escale punique d'YKSM, qui avait connu une prospérité évidente après la chute de Carthage, puisqu'elle avait alors battu monnaie, était devenue Icosium à l'époque romaine: elle allait, sous l'égide des Turcs, se transformer en un extraordinaire repaire de pirates. Ceux-ci devinrent la terreur des navigateurs de la Méditerranée. Ces pirates étaient de purs bandits, qui ne pouvaient prétendre au nom de corsaires que par suite de la fiction d'une guerre sainte permanente livrée par les musulmans aux chrétiens, le djihad. De fait, ces corsaires étaient bien des pirates, car c'étaient pour un grand nombre des marins chrétiens en rupture de ban avec leurs pays, qui, sous la fiction d'une conversion à l'Islam, devenaient des hommes respectés, au moins, en terre musulmane. En réalité, c'étaient sinon des bandits de grand chemin. ..des bandits de haute-mer.

Les pirates, aussi bien que leurs équipages, se recrutaient dans toute la chrétienté, dans la racaille de tous les ports. Ce n'étaient pas tous des Turcs, loin de là; ainsi le "Frère Diego de Haedo", qui fut captif à Alger de 1577 à 1581, nous a laissé une liste de 35 capitaines de navires pirates, parmi lesquels il n'y avait que 9 Turcs, les autres venant de tous les horizons de la chrétienté, et il y eut même parmi eux un juif qui, comme les autres, avait renié sa religion, condition nécessaire pour entrer parmi les membres libres de l'équipage; les hommes fidèles à leur religion ne pouvaient être qu'esclaves incorporés dans la chiourme des rameurs.

Si, au XVIème siècle, les pirates furent le plus souvent, à côté des Levantins, Turcs ou autres, des Italiens, des Espagnols, des corses et même des Provençaux, au XVIIème siècle leur recrutement s'élargit, et on rencontra parmi eux, des Français, des Anglais et des Flamands, issus des bas-fonds de tous les ports de l'Atlantique, dont certains s'illustrèrent parmi les capitaines de vaisseaux pirates. En même temps, le champ d'action de ces pirates "barbaresques" s'élargit par sa base; Salé, près de Rabat au Maroc, concurrençant Alger, en même temps que le domaine de la chasse aux navires chrétiens, s'étendit vers l'Atlantique et les mers du Nord, atteignant les parages de Terre-Neuve, les côtes d'Islande et même la Manche.

Ce développement de la piraterie était dû à ce que les nations n'étaient pas organisées pour faire la police des mers, et cette forme du grand banditisme fleurit un peu partout. Ainsi, elle exista aux Antilles, où les exploits des boucaniers ou flibustiers furent tristement célèbres. Mais là-bas leur métier était moins lucratif, car les prises dans ces mers lointaines n'étaient que des navires et leurs marchandises, seules choses qui puissent être revendues, car il n'y avait pas de marché pour des esclaves "blancs". Au contraire, le commerce des esclaves était très développé dans les Etats musulmans, sur les trois quarts des rives de la Méditerranée orientale et sur les côtes sud de la Méditerranée occidentale.

Hommes, femmes et enfants, indistinctement, qu'ils soient passagers ou membres de l'équipage, étaient vendus comme esclaves. Les femmes étaient très estimées, et les plus jolies allaient dans les harems des seigneurs, mais toutes étaient appréciées, car les musulmans, nous dit Haedo, préfèrent épouser les chrétiennes qu'ils achètent esclaves: Parce que celles-ci sont toutes plus accomplies et diligentes dans le service des maris, et le gouvernement de leurs maisons, et plus soigneuses que les turques et les mauresques".

Une autre raison du développement de la piraterie à Alger est la protection que Constantinople accorda à cette forme d'entreprise. J'ai déjà dit la part que les Turcs prirent à sa phase de début avec Arroudj auquel ils fournirent artillerie et troupes. Mais cette aide fut constante au cours du XVIème et du XVIIème siècles, et jusqu'au XVIIIème, où les Ottomans continuèrent à envoyer à Alger des "Janissaires". C'étaient des enfants, achetés ou pris à leurs parents, chrétiens des Balkans ou d'Anatolie, puis élevés dans la religion du Prophète, fanatisés et astreints à une stricte discipline qui en faisait des soldats redoutables.

Il est évident que ce développement de la piraterie n'alla pas sans réaction des pays d'Europe. Il faut signaler avant tout la tentative de Charles Quint pour occuper Alger. L'Empereur avait réuni plus de 500 navires transportant 24 000 soldats; malgré cela l'échec fut total, car, si le calcul des Espagnols, qui avaient choisi de débarquer à l'automne, espérant ainsi éviter une contre-attaque de la flotte turque s'avéra exact, il eut d'autre part une conséquence catastrophique: aussitôt après le débarquement, qui eut lieu le 23 Octobre, se leva une violente tempête qui causa, bien plus que la défense des Turcs, l'échec de la tentative. Un quart des navires fut perdu par échouage, ou naufrage, tandis que des pluies torrentielles s'opposaient à la marche des troupes. Les algérois n'eurent que peu de pertes en s'opposant aux Espagnols et ceux-ci ayant dû se rembarquer, il resta aux mains des Turcs un butin énorme: provisions débarquées, ou restées sur les navires échoués, dont certains purent même être renfloués. En plus de l'échec immédiat, cette tentative avortée fit acquérir à Alger une réputation de ville imprenable.

Aussi, même au cours du XVIIème siècle où les pirates firent subir des pertes énormes aux marines Européennes, les Etats chrétiens ne réagissent que par des bombardements d'intimidation. Les Anglais firent bombarder par leur flotte le port et la ville d'Alger en 1622, 1655, 1672 et encore en 1816. Les français en 1661, 1665, 1682, 1683 et 1688. Ces bombardements ne causaient à la ville que des dégâts insuffisants pour avoir un effet dissuasif. ..et la piraterie continuait. Mais le père Jean Levacher, Lazariste, fut pendant le bombardement de Duquesne en 1683, attaché à la bouche d'un canon et périt ainsi en même temps que plusieurs autres français. Il y avait, en effet, à Alger des représentants de plusieurs ordres religieux, qui se consacraient au rachat des captifs rendus ensuite à leur famille. Cette pratique du rachat des captifs, bonne et charitable dans son principe, avait le défaut d'augmenter le profit de la piraterie. Car les captifs étaient rachetés avec l'argent des familles, et c'étaient seules les familles riches qui pouvaient secourir les malheureux que les algérois leur faisaient payer très cher, en espèces sonnantes et trébuchantes. Et les individus peu fortunés, restaient esclaves, le plus souvent astreints à l'éprouvant labeur de la rame, sur les galères des pirates. Pour quelques hommes connus qui furent quelques années esclaves et furent rachetés, tels l'écrivain français Regnard ou l'illustre Cervantès, ce fut chaque année plusieurs milliers d'hommes et de femmes qui furent pris en mer sur des navires, ou enlevés au cours d'expéditions furtives sur les côtes, qui avaient pour but essentiel de faire du butin et surtout des captifs qui devenaient esclaves.

Ce mal hideux de la piraterie entretint pendant plusieurs siècles une friction entre les deux mondes que séparait la Méditerranée. Par delà la vie de quelques centaines de milliers d'hommes ou de femmes, qui fut soudainement brisée, cette pratique de la réduction à l'esclavage d'individus, pris au hasard, eut pour conséquence tragique le maintien d'une animosité générale entre la chrétienté et l'Islam. Car la guerre qui se livrait était implacable et sans merci. Les femmes, devenues esclaves, n'avaient à peu près aucun espoir de s'échapper: et pour les hommes cet espoir était bien mince. Tant qu'ils ne reniaient pas leur religion ils étaient condamnés à rester esclaves, et si, dans l'espoir de se faire une vie meilleure, ils se convertissaient à l'Islam, ils s'interdisaient pratiquement toute possibilité de revenir un jour dans leur pays. Car dans ce cas, ils tombaient entre les mains de l'Inquisition qui les jugeait pour crime d'apostasie et les condamnait à des peines sévères. Tel prisonnier des pirates qui se convertissait à l'Islam pour échapper aux galères et au fouet des gardes-chiourmes, qui ensuite s'enfuyait et retournait dans son pays, devait comparaître devant les tribunaux de l'Inquisition! Il pouvait alors, à la suite d'une instruction de son crime, minutieuse et tatillonne, se voir condamner à nouveau aux galères, sur des bateaux chrétiens cette fois, ou même à des peines plus sévères pouvant aller jusqu'à la mort par le feu! Et de l'autre bord, on n'était pas plus tendre, quoique les faits soient moins bien connus, si l'on en juge par le cas d'un certain Géronimo qui, né musulman, vécut en terre chrétienne et se fit baptiser. Pris par les musulmans, il refusa de revenir à la religion islamique et fut alors condamné à être muré vif dans la muraille d'un fort en construction à ce moment, situé au nord de la ville, dit fort de Bab-el-Oued, connu des Français sous le nom de "fort des 24 heures". Lors de la démolition du fort, en 1854, on découvrit une cavité dans laquelle on coula du plâtre, ce qui restitua les formes d'un condamné, les mains encore liées derrière le dos... c'était peut-être Géronimo! Le moulage repose aujourd'hui dans les réserves du Musée des Antiquités à Alger.

Reprenant à leur compte les usages locaux préislamiques, comme les fêtes du calendrier solaire très répandues partout, des missionnaires musulmans cultivaient la xénophobie tournée contre les chrétiens. C'est de cette époque: XVème, XVIème siècle que date la difficulté pour les chrétiens de vivre en Afrique du Nord où, jusque là, on avait trouvé une certaine tolérance, aussi bien pour les commerçants chrétiens établis dans les ports que pour les milices chrétiennes, composées de mercenaires, que bien des souverains avaient utilisées - sans scandale- jusqu'au XIVème siècle. Les milices pouvaient disposer d'églises et elles étaient autorisées à avoir des provisions de vin. Elles étaient très appréciées des dynastes musulmans, et un prince Aragonais, Napoléon d'Aragon, fils de Jacques Il, passa une grande partie de sa vie comme capitaine de ces milices au XIVème siècle; il illustra, pour la première fois, le nom de Napoléon en tant que chef de guerre!

 

Pendant que les Turcs, attirés par la possibilité de vivre du banditisme sur mer, sous le fallacieux prétexte de guerre sainte, s'établissaient solidement sur le littoral, que devenait l'intérieur du pays?

Nous avons vu que depuis des siècles, les plaines, parcourues par les Berbères nomades, renforcés depuis le XIème siècle par les Arabes, également nomades, Beni Hilal et Beni Soleim, étaient livrées à l'anarchie. Les sédentaires avaient dû se réfugier sur les montagnes où ils vivaient tant bien que mal grâce à de maigres cultures, limitées par la nature du relief. Or, si les Turcs dominèrent assez aisément ce pays, ils ne disposèrent que de contingents limités: quelques milliers de Janissaires dispersés sur environ un millier de kilomètres le long des rivages de la Méditerranée et qui devaient contrôler le pays sur plusieurs centaines de kilomètres vers l'intérieur. Ils étaient aidés de contingents de montagnards kabyles qui venaient s'enrôler sous leur bannière et aussi par quelques tribus traditionnellement alliées. C'était peu eu égard à l'immensité du territoire contrôlé, et cela ne s'explique que par la supériorité de l'armement des Turcs qui à l'origine étaient à peu près seuls à disposer de cette redoutable nouveauté qu'étaient les armes à feu: ce sont elles qui ont permis leur domination.

Les Turcs, mise à part la région d'Alger, s'établirent à l'Est, le bey chargé de cette partie du pays résidant à Constantine; au sud d'Alger, le bey du Titteri résidait à Médéa, à guère plus de 50 km, à vol d'oiseau, au Sud-Ouest d'Alger. A l'Ouest, Oran était occupée par les Espagnols depuis 1509; la ville leur avait bien été reprise en 1708, mais fut reperdue en 1732 et c'est seulement en 1790 qu'un tremblement de terre l'ayant ruinée, Charles IV la céda aux Turcs par un traité signé le 12 Septembre 1791. Le bey commandant l'ouest de l'Algérie s'était donc installé à Mazouna, dans les monts du Dahra, à une cinquantaine de kilomètres à l'Est de Mostaganem.

Les beys installés dans ces centres, gardaient le contact avec les tribus, opposant les unes aux autres, et organisaient la perception d'un impôt qui était plutôt un tribut, car perçu par les maîtres turcs, il n'en revenait rien aux contribuables sous quelque forme que ce soit: aucune route, aucun travail d'intérêt public. Dans ces conditions, l'impôt était mal accepté et, la perception se faisait à main année: une colonne, une mehalla, était composée de Janissaires et d'auxiliaires de tribus amies dites maghzen, qui protégeaient les "percepteurs" et ravageaient les biens, détruisant les maisons ou confisquant les troupeaux de ceux qui ne payaient pas. Par la "ruse" ou la politique, comme on voudra, les beys se maintenaient, divisant pour régner, ce qui était facile, car les tribus étaient en lutte presque permanente. Et quand cela ne suffisait pas ils employaient sans scrupules la force la plus brutale.

Le Bey de Constantine, qui s'était enfui, avant qu'en 1837, les Français prennent la ville, se déplaça dans la région en tentant de soulever les habitants contre nous. Puis, après toute une série d'insuccès, las d'errer dans des lieux peu accessibles, il se rendit le 5 Juin 1848 au commandant de Saint Germain à Biskra. Il fut traité honorablement, et désabusé il se confia aux officiers français, leur donnant même des conseils sur la façon de gouverner. Le Général Changarnier, dans ses mémoires publiées sous le nom de "notes militaires", raconte que le bey lui dit que, pendant son règne à Constantine, il avait fait trancher 12000 têtes! Soit à peu près trois par jour puisqu'il resta au pouvoir de 1825 à 1837, soit 12 ans.

Et le cas de ce bey n'est pas isolé; on cite un bey de l'Ouest qui fit, pour punir une tribu, couper la tête à 150 prisonniers, le même jour! Il est vrai qu'il s'agissait de la tribu des Sbéha, celle-ci vivant de part et d'autre de la plaine du Chélif sur les contreforts de l'Ouarsenis, côté sud, et dans le Dahra, côté Nord, profitait de cette situation pour attaquer tous les voyageurs qui traversaient la plaine. Ils ne respectaient rien, dévalisant même les pèlerins qui se rendaient à la Mecque, et ils osèrent même attaquer la colonne, la mellaha, turque qui rentrait vers Alger après avoir perçu l'impôt annuel.

Ces méthodes énergiques et brutales eurent un mérite, c'est de donner un coup d'arrêt à l'anarchie, mais ceci ne profita pas beaucoup au pays, car les maîtres turcs ne surent pas profiter de cet ordre relatif, pour promouvoir des moyens qui auraient permis un retour vers la prospérité, tels que construction de routes ou travaux publics de toutes sortes. Il n'y eut, pendant les trois siècles où ils restèrent maître du pays de renaissance, ni intellectuelle ni matérielle.

 

Tout ce chapitre est tiré de " C'était l'Algérie " de Robert Laffitte, ISBN 2-907-862-21-9 toujours disponible.

Ce que je n'ai pas copié est aussi passionnant que ce que j'ai sélectionné.

On trouvera quelques descriptions d'époque de la "Berberie" avant 1830

et là Algérie 1954: état des lieux     

 

 

 

 

Un peu d'histoire quantitative

 

http://www.sped.ucl.ac.be/DT/dt15.doc histoire de la population au Maghreb.

 

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