Algerie en 1954, état des lieux

 

Le trait le plus manifeste de l'Algérie contemporaine est la présence française: présence séculaire, massive, active et efficace. Sur neuf millions et demi d'habitants, un million sont "européens". Ces Français se considèrent Algériens au même titre que leurs compatriotes musulmans. 80 % d'entre eux sont nés en Algérie, et beaucoup ont en terre algérienne la tombe de leurs aïeux. Comme leurs aïeux, et à leur suite, ils ont façonné le pays, bâti les cités et l'infrastructure modernes, créé les principales richesses. A parcourir bien des plaines et des bourgades du Tell, on croirait tout autant traverser le Languedoc. Les ports, les villes, les aérodromes, les routes, les chemins de fer, les centrales électriques, les hôpitaux sont ceux d'un pays moderne.

Une autre évidence s'impose aussitôt: le mythe entretenu par la suite, d'un peuple de riches colons, accapareurs des terres et oppresseurs de la population indigène, est une affabulation sans commune mesure avec la réalité. Le revenu individuel moyen des Européens d'Algérie est inférieur de 20% à celui de la métropole. 76% d'entre eux sont des citadins. L'immense majorité des Européens appartiennent à la classe des ouvriers, employés, cadres techniques, petits commerçants et artisans, ou petits exploitants. Traditionnellement beaucoup votent à gauche ou à l'extrême-gauche. Quant aux "colons" proprement dits, on compte, en 1954, 22000 exploitants agricoles européens en tout, qui occupent un quart des terres arables, soit: 3 800 propriétaires de plus de 200 ha (dont beaucoup de sociétés anonymes dont les actionnaires sont à Genève ou à Paris), 5000 propriétaires de 50 à 200 ha et 13 000 propriétaires de moins de 50 ha (dont 7400 de moins de 10 ha). Un quart des Européens sont ruraux, mais quatorze pour cent seulement de la population active européenne appartiennent au secteur agricole. Et parmi ces agriculteurs européens, les deux tiers sont de modestes paysans.

A l'inverse, la population musulmane est à plus de 80% rurale et agricole. Les trois quarts de la superficie arable soit 7 350 000 ha, appartiennent aux musulmans. Et si la plupart de ceux-ci sont de très petits paysans, il ne manque cependant pas de cultivateurs aisés ni de gros propriétaires. Parmi 630000 propriétaires terriens musulmans en 1954, on en compte 8500 possédant plus de 100 ha (en moyenne 200 ha), 16500 possédant entre 50 et 100 ha, et 605000 possédant moins de 50 ha (dont 440 000, moins de 10 ha). Dans le secteur non agricole, la population musulmane cataloguée "active" est faite en majorité de manœuvres (150000), de journaliers (130000), d'ouvriers qualifiés ou spécialisés (100 000), de commerçants (80 000), d'employés et domestiques (60 000), d'artisans et petits patrons (35 000), - compte non tenu des 300 000 ouvriers émigrés temporairement en métropole. La population urbaine musulmane (1 400 000 en 1954) est presque double de l'européenne (750 000).

A prendre les choses globalement, les communautés européenne et musulmane diffèrent non seulement par le nombre - le rapport est de 1 à 8 et la disproportion va croissant avec le temps -, mais aussi par la richesse, par la culture, par la fonction. Mais à y regarder de près et objectivement, les frontières du niveau de vie, du savoir ou de la responsabilité, sont loin de coïncider avec celles de la race et de la religion. La formation des catégories sociales s'explique par des causes multiples et fort distinctes de la seule volonté de puissance des Européens (au demeurant très réelle chez un petit nombre).

A côté d'une masse rurale partiellement inculte sinon arriérée, qui est proprement musulmane, il y a des milieux inégalement cultivés dans une communauté comme dans l'autre. Si tous les Européens sont scolarisés, beaucoup sont néanmoins ignares. Si les musulmans ne sont encore scolarisés qu'à raison de 20% en 1954 (contre 13% en 1940) c'est en grande partie parce qu'ils ont pendant un siècle boudé l'école française, alors qu'à partir de la seconde guerre mondiale leur engouement fut soudainement tel que l'instruction publique a eu peine à faire face à leur demande. Les musulmans instruits, en aussi grand nombre que les Européens, ont reçu les uns un enseignement purement français, les autres une culture française et une culture arabe en proportions variables. Encore les adeptes d'un enseignement français prolongé ont-ils opté jusqu'alors à dix contre un, en faveur de disciplines telles que le droit plutôt qu'en faveur d'une formation scientifique ou technique qui leur eût ouvert pourtant un plus large accès à la vie économique; c'est d'ailleurs là une préférence commune à tous les peuples arabes.

Du point de vue économique, deux secteurs en contraste se partagent l'Algérie. L'un est archaïque; il est exclusivement rural et musulman: c'est ainsi qu'un paysan musulman sur deux cultive à l'aide d'une araire en bois une terre qui souvent est morcelée en infimes parcelles ou soumise encore à la jachère biennale. L'autre est le secteur moderne: un million et demi de musulmans s'y rattachent au même titre qu'un million d'Européens. C'est ainsi que plus de 20 000 exploitations agricoles de musulmans sont de type moderne. Et si l'activité européenne fournit jusqu'à la moitié du produit agricole et les trois quarts du produit non agricole du pays, il existe 100000 sociétés et entreprises (non agricoles) musulmanes contre 65 000 à direction européenne.

C'est au niveau de la fonction dirigeante et de l'emploi des élites que la différence est la plus sensible. La communauté européenne compte, en 1954, dans les cités, plus de 250000 salariés, allant pour certains jusqu'aux échelons de salaires les plus bas. Mais elle détient la grande majorité des responsabilités de direction et des fonctions d'autorité (étant entendu que la plupart des fonctionnaires d'autorité proviennent de métropole) tant publiques que privées, ainsi que des professions libérales. La communauté musulmane à l'inverse ne fournit que 29% des fonctionnaires, et dans le secteur privé, 18% des cadres techniques et 7% seulement des cadres supérieurs, alors qu'elle fournit 68% des ouvriers spécialisés et 95% des manœuvres: proportions qui sont en relation évidente avec les lacunes de la scolarisation. Il n'en est pas moins vrai que la communauté musulmane est aussi hiérarchisée que l'européenne et qu'on trouve, à sa tête, outre la catégorie des notables traditionnels et des propriétaires fonciers, une véritable et substantielle "classe moyenne" constituée depuis la présence française: bourgeoisie d'argent et élite intellectuelle, celle-ci de formation parfois exclusivement française.

Pour être relativement distinctes, les deux communautés ne sont donc nullement constituées en opposition l'une à l'autre, pas plus que l'une n'est exploitée par l'autre, ni subordonnée à l'autre, et ce serait encore trahir la vérité que de les considérer comme purement et simplement complémentaires. Leur texture n'est pas foncièrement différente, et leurs hiérarchies sociales respectives se recouvrent très largement. Si les deux traditions, occidentale et orientale, entretiennent chez l'une et chez l'autre communautés la conscience d'être effectivement distinctes, (encore que certaines catégories de musulmans "évolués" - intellectuels, ouvriers, etc - tendent généralement à s'assimiler aux Européens de même condition), le sentiment prévaut pourtant nettement de concourir ensemble à l'existence de cette entité française originale qu'est l'Algérie. Autant les Européens sont attachés à leur province algérienne, autant les musulmans ont conscience d'appartenir à la nation française. Chez les uns comme chez les autres existe une même volonté de vivre ensemble. Le service militaire et l'émigration temporaire des travailleurs en métropole y ont d'ailleurs contribué; on a calculé que de 1914 à 1954, environ deux millions de musulmans ont ainsi séjourné durablement sur le territoire métropolitain. Et deux guerres mondiales ont scellé dans le sang une fraternité d'armes, particulièrement éclatante pendant les récentes campagnes de Libération, de 1943 à 1945.

Les relations ne sont cependant pas sans connaître des difficultés. Il arrive ainsi que tel Européen révèle dans ses rapports personnels avec un musulman un sentiment de supériorité injustifié: l'incident, le cas échéant, se résoudra tout aussi bien par une explication sans détour que par une blessure d'amour-propre, parfois longue à s'effacer. Cas exceptionnel, il faut le noter, en milieu agricole. Si le "colon" est volontiers autoritaire, il l'est sur le mode paternaliste, avec tout ce que cela comporte de sympathie envers son personnel, voire d'affection. Ce n'est guère qu'aux deux extrémités de l'échelle sociale que des problèmes se posent. D'une part au niveau du petit peuple où, par une réaction de défense au demeurant très classique, le prolétaire européen tend parfois à exagérer arbitrairement ce qui le sépare de son homologue musulman avec lequel il se sent en état de concurrence. S'il existe un sentiment raciste, c'est dans cette frange étroite qu'il se situe. D'autre part au niveau des élites. S'il existe des élites musulmanes de formation arabe, - et la République volontiers anticléricale a bizarrement favorisé l'islamisation et par conséquent l'arabisation de plusieurs générations de Berbères, fort peu musulmans à l'origine -, il en existe aussi de formation française, qui sont de qualité. Et si leur goût ne les pousse guère vers les responsabilités techniques, leurs aptitudes les prédisposent aux fonctions administratives. Or, bien que la politique française se soit réclamée constamment du principe de l'égalité, l'Etat n'a pas assez largement ouvert aux autochtones instruits par ses soins les carrières qu'ils méritaient. Le gouverneur général Soustelle notera en 1955, pour s'efforcer d'y porter remède, que des musulmans sont élus locaux, députés, sénateurs, mais que très peu sont préfets ou directeurs de services, et que dans la fonction publique, "plus on s'élève dans la hiérarchie plus le nombre de musulmans décroît". Les diplômés algériens manquent de débouchés: il est naturel que certains en conçoivent de l'amertume.

Distinctes bien plus que dissemblables, les deux communautés sont loin de vivre séparées. Il est vrai que 60% des musulmans constituent des communes rurales à peuplement essentiellement autochtone. Il reste que 40% de la population musulmane cohabitent avec des Européens en densité appréciable, dans les villes et dans les campagnes à peuplement mixte. Or sur toute l'étendue de cette aire, le mélange intime des deux communautés est un fait qui s'impose à l'observateur le plus prévenu, avec non moins d'évidence que la présence française. Les mesures de ségrégation sont inconnues et l'ont toujours été. Réserve faite de la coutume arabe de tenir les femmes voilées et recluses, qui s'oppose dans bien des cas à l'établissement de relations entre foyers européens et musulmans, le détail des mœurs quotidiennes fait apparaître la permanence des contacts et l'imbrication de la vie pratique. Qu'il s'agisse du patron et de son employé, de la ménagère et de son fournisseur, de l'agriculteur avec ses ouvriers, du préposé à un guichet avec la clientèle, des passants dans la rue, des usagers de l'autobus, les rapports de tous les jours sont emprunts de cordialité et de bonhomie avec ni plus ni moins de naturel qu'entre Français de métropole. La bonne entente est de règle générale. Et des amitiés véritables sont nouées à tous les niveaux de la société, entre musulmans et européens, qu'un regard trop superficiel ne saurait deviner.

Que cette alliance de civilisations et cet alliage de populations sous l'unique souveraineté française aillent en tant que tels sans difficulté majeure, c'est là, à la veille de l'insurrection, la réussite de l'Algérie et son originalité foncière.

Mais par ailleurs l'Algérie souffre alors, et depuis longtemps, de très sérieuses carences. Par-dessus tout, un trop grand nombre des siens sont en proie à la misère, au chômage et à la crainte de ne pas y trouver un remède prochain.

Les causes du mal sont multiples. Fondamentalement la pauvreté naturelle du pays - sa vocation essentiellement agricole en dépit d'une nature ingrate - ne permet plus de faire face aux besoins d'une population en croissance tellement accélérée que son volume total a doublé en un demi-siècle. Les seuls musulmans n'étaient encore que cinq millions en 1925, date à laquelle s'est amorcée une véritable explosion démographique: on en compte huit millions et demi en 1954, après trente ans. Le taux d'accroissement annuel de la communauté musulmane: 2,58%, est alors l'un des plus élevés du globe et de son fait la population algérienne s'augmente chaque année de quelques 220 000 habitants: autant de bouches nouvelles à nourrir et, très vite, autant de bras à employer.

Or ni les subsistances, ni l'emploi n'ont marché du même pas, tant s'en faut, pendant ces trente années. Si la production de richesses a progressé encore jusqu'en 1939, les cinq années de guerre (1940-45) ont été marquées d'un recul effroyable - pénurie d'abord, puis absence des cadres mobilisés en masse, enfin récoltes catastrophiques et disette -, et pendant les dix années d'après-guerre la reprise économique a été tardive et lente, alors que précisément la démographie prenait une allure galopante. De sorte qu'en 1954, le "revenu national" algérien est loin d'avoir rattrapé le retard pris sur l'évolution du peuplement et que le niveau de vie des Algériens, en régression ou en stagnation, suivant les auteurs, est en moyenne inférieur à celui de l'Italie du sud (Algérie, 61000 francs par habitant en 1954, 69.000 pour l'Italie du sud, 25000 pour l'Egypte, 20000 en Inde)).

La misère prend sa source au niveau de la paysannerie musulmane, celle surtout des vastes régions qui sont trop sèches, infertiles ou surpeuplées. L'érosion permanente des sols (qui malgré d'énormes travaux de préservation tend à réduire d'année en année la superficie arable), l'archaïsme des méthodes culturales, l'inadaptation du régime foncier traditionnel (morcellement extrême des parcelles et indivision sans fin) entretiennent là de longue date une stagnation des rendements agricoles. Les productions de base de ce secteur musulman - céréales, moutons, olives -, après un effondrement prolongé, atteignent ou dépassent à peine dans les années qui précèdent l'insurrection le niveau qu'elles connaissaient avant la guerre. C'est dire le déficit alimentaire et financier d'une population rurale multipliée entre-temps.

En l'absence de toute terre vierge encore apte à être mise en culture en Algérie, cette paysannerie s'est pour une grande part accumulée sur place, et l'on compte dans ses rangs, en 1954, de 7 à 800 000 "sous-employés" plus ou moins complets, en âge de travailler. Beaucoup cependant sont partis chercher ailleurs des moyens de subsistance. De plus en plus nombreux après la guerre ont été les hommes jeunes à émigrer en métropole pour un, deux, trois ans, comme ouvriers ou manœuvres: on en compte 300 000 en 1954, parmi lesquels l'élément kabyle est dominant, et qui pour la plupart font vivre chacun une famille par l'envoi d'un mandat mensuel. Mais bien d'autres sont allés simplement, soit vers les zones de colonisation plus riches, mais bientôt saturées, soit s'agglutiner auprès des villes dans l'espoir d'un hypothétique salaire: la population urbaine musulmane a plus que doublé en vingt ans, (environ 1 million et demi de personnes) on le voit aux "bidonvilles" dont s'entourent les cités. Or malgré son développement constant depuis la guerre, l'industrialisation n'a pas progressé au même rythme, et parmi les 600 000 musulmans des villes en âge de travailler en 1954, 200 000 sont chômeurs partiels ou totaux. L'industrie bien trop réduite encore par rapport à la main-d'œuvre disponible ne fait vivre à cette date que 11% de l'ensemble de la population algérienne.

Réalité douloureuse pour un trop grand nombre, la misère liée au sous-emploi est perçue différemment par les diverses catégories de musulmans. Pour un nombre sans doute restreint cette souffrance est une injustice - par comparaison avec l'aisance des musulmans nantis, ou avec l'activité d'une communauté européenne tout entière au travail -. Pour la masse défavorisée du bled, elle est ressentie plutôt avec une nuance de désespoir, comme un mal apparemment sans remède. Car les musulmans n'imaginent pas d'autre recours qu'auprès de l'autorité tutélaire de la France: or, trop d'entre eux sont pratiquement sans contact avec l'Administration ou l'Etat.

D'une part en effet les élus - que ce soit à l'Assemblée Algérienne ou à l'Assemblée Nationale - se tiennent trop loin des couches populaires pour remplir effectivement le rôle de médiateur qui devrait leur revenir. Hormis les "évolués" l'esprit musulman est resté étranger au principe et aux processus de la représentation démocratique; les électeurs du "Deuxième collège" prennent si peu d'intérêt aux consultations que la part des abstentions dépasse couramment 50% des inscrits. En outre et à la faveur d'une telle indifférence, la pratique s'est établie en Algérie de pressions administratives qui trop souvent faussent la sincérité des élections. Il s'ensuit que les catégories les plus défavorisées ne sont représentées qu'imparfaitement au sein des Assemblées.

D'autre part et surtout, l'Administration est gravement absente du "bled". Dans les vastes zones déshéritées, défavorisées par la nature ou mal équipées en moyens de communication, là où le paysan dépourvu a le plus pressant besoin d'une présence officielle qui puisse connaître ses difficultés, les comprendre, les partager et l'aider à les surmonter, c'est là précisément que le quadrillage administratif est le moins dense. A titre d'exemple, la Commune-Mixte d'Arris, dans le massif des Aurès, vaste comme un département de la métropole et peuplée de 60000 habitants, se trouve, en 1954, "gérée", si l'on peut dire, "par un administrateur et deux adjoints, disposant de sept gendarmes". Dans ces conditions, les plus pauvres se trouvent privés même de la possibilité d'un dialogue avec l'autorité: dialogue qui, à tout le moins, laisserait une place à l'espérance.

Au même titre donc que la misère et le sous-emploi, la sous-administration est une tare de l'Algérie contemporaine, - d'ailleurs aggravée récemment par une réduction de l'encadrement civil, opérée à tort dans un esprit d'économie et de ... progrès démocratique! - Et non seulement les problèmes du bled ne sont pas vus d'assez près par une administration trop clairsemée, mais leur solution se heurte à la centralisation excessive du système, en vertu duquel la moindre question d'intérêt local se voit soumise à l'instance d'Alger et facilement noyée dans l'appareil disproportionné, trop pesant, du Gouvernement Général.

De toute évidence dans la période d'après-guerre, les carences de l'Algérie appellent, dans certains secteurs importants, des réformes profondes, urgentes, radicales. Non que le bilan d'un siècle de souveraineté française ne soit pas au total positif, bien au contraire (pour ne prendre qu'un exemple, l'explosion démographique ne procède-t-elle pas d'une chute du taux de la mortalité, conséquence de l'équipement sanitaire du pays?)

Mais l'aménagement des sols, la modernisation de l'agriculture, le renouveau de l'administration, l'industrialisation sont, entre autres, autant d'actions à entreprendre sans délai et sur une échelle qui soit proportionnée au développement de la population et de ses besoins multipliés.

La IV· République est mal adaptée à une telle tâche. Son Parlement, absorbé dans les jeux politiques, ne prend guère d'intérêt aux problèmes de l'Algérie qui d'ailleurs ne lui sont présentés que partiellement par des élus non représentatifs de l'ensemble de leur province. Il manque au régime d'assemblée les qualités de gouvernement nécessaires pour envisager dans toute sa durée et son étendue l'action à entreprendre, et pour l'imposer. Aussi les progrès réalisés dans les années qui précèdent l'insurrection demeurent-ils encore tout à fait en deçà de ce qui est indispensable.

Cependant, si l'Etat n'a pas fait face avec la détermination voulue au phénomène de sous-développement et de paupérisation qui s'empare alors de tout un secteur de la population musulmane, le mal n'est imputé ni à la France ni aux Européens d'Algérie, par ceux-là même qui le subissent.

L'état de choses existant est pourtant favorable à une révolte. Encore que l'âme orientale soit portée à accepter plutôt qu'à s'insurger, le désir du changement vers un mieux être ne manque pas d'habiter bien des esprits. Mais ce changement, c'est de la France qu'il est quasi unanimement attendu, alors même que la rébellion s'approche et plus tard encore, lorsqu'elle aura éclaté.

Pendant cette période cruciale la poignée de révolutionnaires qui est à l'œuvre va se heurter en effet à ce sentiment général. Les meneurs seront amenés à constater, leurs écrits en feront foi, que les esprits de leurs frères musulmans restent étrangers à leur idéologie séparatiste et qu'ils ne sont prêts ni à s'en émouvoir ni même à l'entendre. Leur chance, en revanche, est que dans les étendues montagneuses, déshéritées, où ils préparent l'incendie, le chômage endémique dont souffrent les habitants en a rendus beaucoup vacants pour ainsi dire, disponibles pour autre chose: pour n'importe quoi, fût-ce l'enrôlement dans les rangs d'une révolte. Il est remarquable que la rébellion dans sa première année se recrutera précisément dans les zones où l'absence de colonisation européenne a évité toute situation de concurrence, toute occasion de friction et partant, toute hostilité à l'égard des Français. Mais il est bien naturel que les conseils de l'aventure et les sollicitations de l'inconnu soient entendus plus facilement par un montagnard loqueteux et sans travail, n'ayant rien à espérer de l'état de délaissement où il se trouve.

Même ainsi pourtant le recrutement de la rébellion se révèlera laborieux. Devant l'apathie constatée chez leurs compatriotes, les responsables devront se résoudre à "éduquer le peuple" comme ils diront. Bien plus, les adhésions devront être scellées par la menace. La lutte sera précédée par la mise en place nécessaire d'une structure totalement clandestine: non seulement à l'abri de l'autorité mais à l'insu d'une population dont la complicité ne peut pas être escomptée. Aussi l'action déclenchée suivant un calendrier préétabli le premier novembre 1954 ne revêtira-t-elle aucun des caractères d'un soulèvement spontané; elle apparaîtra au contraire comme un phénomène surajouté, non populaire.

C'est qu'à cette date encore, aux yeux des musulmans d'Algérie, la France demeure plus qu'un cadre accepté. Elle est l'arbitre nécessaire, non seulement entre les Européens et la population musulmane mais au dedans de celle-ci, entre Berbères et Arabes (pour ne rien dire des minorités juive, mzabite et autres). Elle est la puissance qui seule est capable de pourvoir au progrès économique, social, humain. Sans solliciter les faits, on peut affirmer que jusqu'au jour où se déclenche la rébellion et au-delà, les Algériens dans leur masse n'imaginent pas leur avenir autrement que dans le cadre de la France.

 

Pompé sans vergogne sur l'excellent "Autopsie de la guerre d'algérie" de Philippe Tripier, éditions France-empire, 1972.

page de garde du site