(...)
Et certes c'est un spectacle assez étrange que celui d'un très vieux peuple qui, pour effacer une défaite, prétend ne pas la voir: ainsi la respectabilité bourgeoise commande-t-elle de dissimuler les faillites frauduleuses. Les hommes de mon âge n'auront pas eu cependant à être dupes. Ce visage de la France du "dégagement" algérien, il y a vingt-deux ans que nous l'avons découvert: c'est le visage inchangé, semblable sous le même ciel d'été, d'une nation qui renonce, d'un peuple qui se dérobe. Nous savons ce que signifie le mot "exode": ces foules perdues, ces bagages informes, ces visages défaits, notre mémoire sait les retrouver sans effort. Nous savons ce qu'est une armée qui fuit: ces camions trop bruyants sur les chemins de la retraite, ce vaste déménagement militaire qui, des semaines durant, vient d'encombrer les routes algériennes, ces images sont familières à notre souvenir. Cette impatience d'en finir, cette précipitation à se débarrasser d'un fardeau trop lourd, cet espoir indistinct et soumis dans la bonne volonté du vainqueur, nous les avons reconnus. Comme nous avons aussi reconnu une certaine façon de tendre la main vers celui qui s'est montré plus fort ...
Depuis que NOUS sommes entrés dans la vie adulte, nous n'avons pas eu le temps, en vérité, d'oublier le goût de la défaite.
L'HONNETETE oblige toutefois à reconnaître que l'actuel régime semble avoir assez bien mis au point une forme nouvelle de capitulation: la capitulation dans la jactance. C'est en fanfare, le torse bombé et le verbe tranchant, qu'il a choisi de déposer les armes. C'est au nom de l'unité nationale que l'on exclut et que l'on dénationalise. C'est sous le signe de la grandeur retrouvée que l'on replie, que l'on ampute et que l'on déchire.
La France du "dégagement" algérien est celle des impostures de la bonne conscience.
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes sert à légitimer le transfert, contre leur volonté, de quelques millions d'hommes sous une domination et sous des lois étrangères.
L'antiracisme cautionne la volonté systématique de séparer, d'isoler et d'opposer les familles, les races et les confessions.
Une victoire obtenue à la pointe du couteau, par des hommes qui n'ont gagné que parce qu'ils n'ont cessé et qu'ils ne cessent de tuer, est célébrée comme celle de la paix évangélique. Les démocrates sont invités à saluer l'avènement d'une nouvelle dictature totalitaire tandis que, sous le signe de l'humanisme progressiste, par centaines, les écoles ont fermé leurs portes ... A l'heure des grands effondrements le personnage de l'illustre vieillard s'avère décidément indispensable: sans l'alibi de celui qui, pendant quelques années, a semblé incarner le symbole même de la rigueur, la dérobade serait aujourd'hui moralement moins aisée; sans lui la défaite aurait risqué d'être moins altière, l'abandon moins conquérant, le génocide moins chaleureux! Il s'agit, là encore, d'un usage que nous n'avons pas eu le loisir d'oublier: sur le papier des capitulations, rien ne vaut en fin de compte, la signature des vieux vainqueurs.
Il reste cependant qu'il vient d'être fait ce que tant de voix solennelles avaient juré qu'il ne serait jamais accompli. L'enjeu a été abandonné pour lequel on avait commandé à tant de jeunes hommes de se battre et de mourir. La trahison d'hier est devenue la vérité d'aujourd'hui... Le fait demeure, après tout, suffisamment important pour que l'on supplie les quelques esprits libres qui restent dans ce pays d'y arrêter leur attention. Il ne s'agit même plus de juger de la légitimité d'une guerre. Il s'agit de constater une défaite et de tenter de la situer dans son exacte mesure historique.
Peut-être cette guerre était-elle absurde? Qu'importe: elle a été menée et elle a été perdue. Peut-être ces serments étaient-ils dérisoires? Qu'importe: ils ont été prononcés et ils n'ont pas été tenus. Pourquoi cette défaillance? Pourquoi ce reniement? Pourquoi ce renoncement? Au demeurant ce n'est pas une petite chose que le drapeau de la France baissé sur la terre africaine. L'histoire de notre peuple a pris désormais un autre cours. Le destin, pour nous, a pris un autre visage. Ce visage dans quel miroir saurons-nous le reconnaître? Et sommes-nous même capables encore de la reconnaître?
QUESTIONS apparemment hors de propos puisque aucune voix autour de nous ne s'élève et les pose. Ceux qui se dérobent aujourd'hui devant elles, et s'obstinent, dans leur dérobade, risquent pourtant de connaître demain de singuliers étonnements.
Car l'erreur serait de croire que, dans cet univers falsifié et truqué où chaque mot employé désigne son contraire, cette paix puisse être la paix.
L'abandon peut se déguiser en victoire et le renoncement prendre le masque de la fierté, l'esprit d'abandon demeure comme demeure l'esprit de renoncement. Une nation ne rebondit pas dans l'histoire lorsqu'on s'est acharné à défaire dans les cœurs et dans les âmes les liens de solidarité et de responsabilité qui unissent entre eux les membres d'une même collectivité. Un peuple qui se voit couché, et qui s'admire de l'être, et qui se complaît dans cette admiration, il est douteux qu'il puisse bientôt se relever ... "Vous avez choisi le déshonneur pour éviter la guerre " avait prophétisé Churchill au lendemain de Munich. "mais vous aurez d'abord le déshonneur et ensuite la guerre". Les villes que l'on déclare ouvertes ne sont pas toujours, en effet, celles dont le destin se trouve le moins menacé. Il ne suffit pas de déposer les armes pour retrouver la tranquillité perdue. Il ne suffit pas d'abandonner un frère pour connaître à jamais le repos. La mort d'Abel n'a pas donné un sommeil plus paisible à Caïn.
pourquoi nous avons lutté:
EN vérité, ils se sont, croyons-nous, étrangement trompés ceux qui n'ont vu, dans la "passion algérienne" de certains de leurs compatriotes que le désir et le goût de conserver. Car ce n'est pas sur la terre d'Algérie, de conserver qu'il s'agissait d'abord, mais bien - davantage -d'offrir, de donner et de créer.
Les droits d'une .citoyenneté française. à défendre (et à étendre) ne sauraient, à cet égard, en aucun cas être confondus avec les privilèges d'un ordre traditionnel à maintenir. Bien plus qu'un enclos à préserver, qu'un patrimoine à sauvegarder, l'Algérie représentait pour la France un immense chantier à ouvrir, un nouveau champ d'action offert à la généérosité, à l'énergie et à l'ambition créatrice de plusieurs générations. Et ce n'était pas, après tout, un rêve médiocre que ce grand défi lancé à la misère, que cette vaste aventure collective qui, de la mer du Nord aux montagnes du Hoggar, prétendait jeter les fondements d'une fraternité nouvelle. Notre peuple échappait enfin à l'étroit repliement sur lui-même, sur ses vieilles querelles moisies, sur ses égoïsmes tenaces de petit bourgeois étriqué. Nous avions trouvé notre "Ouest". L'heure des pionniers avait de nouveau sonné. Au-delà de la Méditerranée une société nouvelle était à construire, débarrassée de la misère, délivrée de la violence et de la peur ...
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Il est permis de douter que la reconnaissance de l'expansion économique suffise à répondre à ces questions. Sans doute existe-t-il d'autres déserts plus proches de Paris que ceux des horizons sahariens. Sans doute existe-t-il d'autres écoles à fonder que celles de l'Ouarsenis ou des Nemenchas. Encore faudrait-il un appel. Encore faudrait-il un stimulant. Le mythe algérien possédait en lui-même une singulière puissance de création. Je pense à l'intensité de la vie que j'ai vue sourdre, il y a deux ans, dans les pierres calcinées du Melaab: aux routes qui s'ouvraient, aux fontaines qui jaillissaient, aux maisons qui s'élevaient. Je pense à ce jeune ouvrier électricien de la banlieue parisienne dont je connais l'histoire, demeuré dans le Sud-Algérois, après sa libération du service militaire, parce qu'il ne voulait pas abandonner l'école qu'il avait créée, les enfants à qui il avait appris à lire. Et je m'interroge: la France de l'hexagone sera-t-elle autre chose que celle du vide moral et idéologique? Ce vide qui parviendra à le combler et comment le combler?
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Il faut bien le constater: la France de l'hexagone naît dans le mensonge. Elle naît dans le reniement de la parole donnée. Elle naît dans la capitulation devant la terreur. Les seules leçons que les jeunes Français de demain pourront tirer de la conclusion qui vient d'être donnée au drame algérien sont des leçons de cynisme et des leçons de violence. Ils ont appris qu'un chef d'Etat, vieillard de caractère historique par surcroît, pouvait tromper et duper, au milieu de la considération générale des plus hautes autorités morales de leur pays. Ils ont appris aussi qu'il était en fin de compte admirablement payant de jouer du poignard et de la bombe, à condition de le faire avec intelligence, calcul et obstination. Il n'est pas sûr, hélas! que cet enseignement soit oublié. Il serait, en tout cas, excessif de le croire susceptible de faire vibrer profondément les cœurs et d'exalter brillamment les imaginations. Il serait également excessif de voir en lui, pour l'avenir, un puissant facteur d'équilibre moral. Il se peut qu'une espérance inattendue vienne demain faire lever des ferveurs nouvelles. Mais qui s'interroge aujourd'hui sur la conscience civique de la France hexagonale ne peut y voir, en toute lucidité, que la certitude d'une victoire: celle du nihilisme.
Responsabilité des dirigeants:
SUR la terre algérienne le destin à longtemps hésité. Entre le rêve d'une nation nouvelle à faire naître - et celui d'une citoyenneté française enfin totale et enfin fraternelle, les esprits et les cœurs ont été, des années durant, partagés. Il n'était pas inévitable, il n'était pas inscrit dans la nature des choses que l'Algérie ait été condamnée à tomber entre les mains d'hommes du F.L.N. Si la balance de l'histoire a fini par pencher d'un côté plutôt que de l'autre, si la victoire est venue dans un camp plutôt que dans l'autre, c'est qu'il y a eu, - chez ceux qui sont aujourd'hui les vaincus, renoncement, défaillance, abdication.
Mais il est, en vérité, trop facile d'accuser de cette défaillance un peuple tout entier: il y eut un moment dans un passé récent, où il fut permis de croire que la jeunesse de ce peuple allait retrouver, pour gagner le combat algérien, le souffle et la ferveur de Jemmapes et de Verdun. Trop facile aussi de mettre seulement en cause les chimères, les calculs et les ruses d'un homme: quelles que soient les responsabilités que l'histoire reconnaîtra à cet homme sa volonté n'a pu cependant triompher que dans la mesure où elle a trouvé autour d'elle un large acquiescement, une vaste complicité. Il faut donc se situer au niveau de ceux dont le destin présent est d'encadrer et de conduire ce peuple et qui ont accepté de se faire les instruments dociles de la politique de cet homme. Ce qui revient à mettre en cause une classe, un groupe d'hommes, - la classe ou le groupe d'hommes qui détient dans ce pays le rôle de direction politique, de direction sociale et de direction morale. Il faut entendre par là les états-majors des partis politiques et ceux de la haute administration, les états-majors des grandes affaires financières et industrielles et ceux des syndicats. Il faut entendre également par là les états-majors de la grande presse, du monde des Lettres, de l'Université et de l'Eglise.
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EN fait on risque sans doute de ne rien comprendre à la plupart des problèmes français de ce temps, si l'on ne pose a priori ce postulat fondamental: la classe dirigeante de ce pays est et demeure d'abord foncièrement conservatrice. Et non seulement conservatrice de ses prérogatives et de ses privilèges, ce qui est, après tout, le cas de toutes les classes dirigeantes. Mais conservatrice aussi, et peut-être surtout, de tout un "système" cohérent d'usages, d'habitudes, d'institutions et de structures... Or, la victoire de la France en Algérie ne pouvait précisément être remportée qu'à la condition d'un bouleversement très profond dans les attitudes, les habitudes et les structures. Pour créer des milliers d'écoles nouvelles, pour assurer la formation technique et sociale des jeunes masses algériennes, il fallait rompre avec les règlements, les interdits et les hiérarchies de l'Université napoléonienne. Pour mener une guerre d'un type nouveau, faite de mobilité, d'initiative et aussi de foi militante, il fallait une armée nouvelle. Pour exalter la ferveur de millions d'hommes misérables, il fallait répudier les traditions et les préjugés de deux siècles de vie bourgeoise. La France ne pouvait gagner sur les hommes de l'indépendance qu'en réalisant avec eux et mieux qu'eux la révolution algérienne. Mais la révolution algérienne supposait d'abord que soit réalisée la révolution métropolitaine ou, si l'on préfère, le renouvellement métropolitain.
C'est à cette révolution, ou à ce renouvellement, que s'est passionnément et obstinément opposée la classe dirigeante française. Pendant quelques années, le conservatisme de cette classe dirigeante a joué en faveur du statu-quo, c'est-à-dire en faveur de ce qu'on appelait alors "l'intégrité du territoire". Mais il est rapidement apparu que l'intégrité du territoire ne pouvait être maintenue qu'à la condition de "désintégrer" l'ordre existant des choses. Ce qui signifiait la remise en cause des prérogatives anciennes, politiques, professionnelles ou sociales en même temps que la remise en cause des cadres traditionnels, bref la remise en cause de tout le "système" établi. Tant que la défense de "l'Algérie française" a semblé coïncider avec la défense de ce système, la classe dirigeante française y a prêté une certaine bonne volonté. A partir du moment où la défense de l'Algérie française s'est révélée incompatible avec la défense dudit système, la classe dirigeante française a préféré ce qui lui paraissait accessoire à ce qui lui semblait essentiel. C'est au souci d'immobilisme de ceux qui tiennent en main le destin de notre peuple qu'a été finalement sacrifié le combat français en Algérie.
Souci compréhensible peut-être si l'on veut bien examiner que, dans sa situation présente, la classe dirigeante française reste engagée dans le passé, dominée par le passé et que ce passé est d'abord un passé de renoncement. Depuis un demi-siècle les maîtres de la communauté nationale ont pris l'habitude de "jouer perdant" leur réflexe essentiel n'est plus qu'un "réflexe de baisse". Héritiers de dynasties de rentiers, d'épargnants à court terme, fils de générations à la sève appauvrie, tragiquement marquées par l'effroyable saignée de la première guerre mondiale, il y a longtemps qu'ils ont perdu l'espérance de vaincre. Résignés au destin, prudents, sceptiques, il y a longtemps qu'ils se sont accoutumés à subir. C'est dans le seul sens de l'accommodement et du compromis qu'ils ont été exercés à témoigner de leur intelligence et de leur habileté. Toute volonté de forcer l'avenir les a quittés, comme les a quittés toute vision d'une société nouvelle à modeler, d'un ordre nouveau à construire. Le pouvoir qu'ils exercent se trouve vidé, en fait de tout contenu positif: il ne s'agit plus que du pouvoir de la nolonté.
DANS ces perspectives le "dégagement" algérien apparaît comme inséparable d'un autre dégagement; le dégagement civique. Admirable régime à cet égard que le régime gaulliste! Il a sauvé, préservé et consolidé les privilèges, mais déchargé simultanément des responsabilités majeures. Il a respecté les charges, les fonctions et les titres, mais les a vidés de toute réalité contraignante. En fait, il a conservé les habitudes en même temps que les apparences et désarmé les craintes en spéculant sur leurs contrepoids respectifs: à ce qu'il est convenu d'appeler "la gauche", il est apparu comme l'ultime sauvegarde devant le danger fasciste; pour ce que l'on a coutume de nommer "la droite", il demeure le bouclier sauveur à l'égard du Front populaire. De même, sur un autre plan, a-t-il laissé en place les féodalités syndicales, mais les a-t-il habilement équilibrés par le maintien des féodalités financières. Pour prix de ses bons offices protecteurs, il n'a manifesté, en fin de compte qu'une exigence: la résignation dans la passivité et c'est ce qu'on était d'avance, tout prêt à lui accorder.
Ainsi le grand renoncement algérien a-t-il été suivi du grand renoncement de la démocratie française. Ainsi a pu s'établir dans ce pays une sorte de fascisme du pauvre qui n'exige de ses fidèles que de croire, d'obéir et ... de voter. "Ne pas chercher à comprendre", conseille la vieille tradition de nos casernes. En vérité, personne ne vous demande davantage. Le garde à vous, les yeux vides et le cœur tout entier tourné vers les héroïnes des journaux du soir, telle est l'attitude officiellement recommandée aux Français de notre temps ... L'attitude correspond d'autant mieux aux aspirations présentes du milieu dirigeant qu'elle lui promet le repos en même temps qu'elle l'assure de la préservation des "situations acquises". En fait la classe dirigeante française a su gré au nouveau régime de s'être rapidement purgé des virtualité révolutionnaires (imprécises peut-être, mais singulièrement inquiétantes) qu'il semblait présenter au moment de sa naissance. Elle s'est ralliée à lui dans la mesure où, après quelques mois d'incertitude, il lui est bientôt apparu avec évidence que ce régime ne faisait que continuer, prolonger et finalement préserver l'ancien "système" dont elle restait étroitement solidaire. Elle s'est inclinée devant l'homme providentiel dans la conviction que celui-ci était seul susceptible d'assurer dans l'immédiat ce qui constituait pour elle l'essentiel et qui n'était rien d'autre que son autoperpétuation. Sans doute certains de ses éléments pourront-ils demain s'inquiéter de la tutelle qu'ils ont si allègrement acceptée. Les états majors des vieux partis en particulier, heurtés dans leurs vanités, gênés dans leurs ambitions, chercheront vraisemblablement à retrouver des coudées plus franches et plus larges. Mais nul ne saurait oublier qu'ils ont eux-mêmes mis en place le mécanisme de leur asservissement. Nul ne saurait oublier comment, et avec quel soulagement, devant l'angoisse de certaines options décisives, ils se sont remis entre les mains d'un César dont l'âge, du moins, était pour les rassurer.
"Maîtres de lassitude, écrivait Péguy, et maîtres de renoncement" ... La classe dirigeante française a abdiqué en Algérie, mais elle a abdiqué en même temps dans l'hexagone métropolitain. Elle a choisi l'abandon des quinze départements africains pour assurer la survie de sa quiétude. Mais elle a choisi en même temps la mort de la Cité et la disparition de ses citoyens. Qui voudra un jour redonner une vie à la Cité et une âme aux citoyens, devra d'abord songer à renverser quelques chaises curules ...
Responsabilités des intellectuels:
IL existe en France un "parti intellectuel" et la cohésion de ce parti est plus forte que les apparences ne le laisseraient supposer. Sans doute n'a-t-il ni siège social, ni structure rigidement définie. Mais il a ses mots d'ordre et il a ses mots de passe. Il communie dans le même vocabulaire, dans les mêmes rites, les mêmes débats, les mêmes exclusives et les mêmes dévotions. Ses positions sont solides d'ailleurs, et aisément localisables: Son contrôle s'étend sur la plus grande partie de l'Université, du monde de la presse et du monde de l'édition et débouche très largement sur le monde ecclésiastique. Dans la France de la quatrième et de la cinquième République quelques-uns des principaux organes d'expression du parti intellectuel sont devenus de véritables institutions, vénérables et vénérées.
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DEPUIS huit ans que le drame algérien déchire la conscience française, le parti intellectuel n'a pas hésité à assumer de lourdes responsabilités. Avec prudence d'abord, avec une certaine hésitation, puis avec une massive certitude, il s'est jeté dans la bataille: son intervention a pesé d'un poids très lourd dans l'issue finale de la lutte.
Il ne s'agit pas ici de lui reprocher ni cet engagement, ni même le sens de cet engagement. Mais c'est au nom de la défense d'un certain nombre de "valeurs" fondamentales que celui-ci a été essentiellement légitimé. Ces "valeurs ", si souvent invoquées, nous les discuterons d'autant moins qu'elles sont aussi les nôtres comme elles sont, à peu de chose près, celles de la quasi-totalité des citoyens de ce pays. La seule question que nous poserons est la suivante: le parti intellectuel n'a-t-il pas, en fin de compte, trahi les valeurs qu'il prétendait défendre? N'a-t-il pas contribué à faire triompher leur contraire? Au jeu de la duperie et faux-semblant n'a-t-il pas apporté une contribution essentielle?
La première de ces valeurs est celle de la liberté ... Sans doute, nous disait-on encore il y a quelques années, la France pourrait-elle gagner le combat algérien. Mais de quel prix payer cette victoire, sinon d'une aliénation fondamentale, sur le sol métropolitain, des libertés et des droits traditionnels du citoyen? Pour être menée avec efficacité et quelques chances de succès, la lutte suppose l'inévitable acceptation de lourds sacrifices: la suspension du fonctionnement normal des institutions représentatives, les restrictions au droit de la libre expression, une extension du système répressif et sa transformation dans le sens d'une réduction des garanties accordées à l'accusé. Vous voulez, nous disait-on en somme, garder française l'Algérie. En fait, vous allez aboutir à faire "algérienne" la France... La formule à beaucoup servi - et dans les sens les plus divers.
Et certes, ces observations n'étaient pas négligeables. Et certes, elles méritaient d'être prises en considération.
Le seul ennui est que la politique inverse pratiquée depuis deux ans par le pouvoir, c'est-à-dire la politique du dégagement algérien, semble avoir abouti aux mêmes conséquences (c'est le moins que l'on puisse dire, si l'on tient à s'exprimer avec réserve) et que le parti intellectuel ne paraît pas en avoir témoigné une très vive affectation.
Pour imposer la sécession algérienne le pouvoir actuellement en place a dû se mettre délibérément en marge de toutes les règles constitutionnelles qu'il avait lui-même fait accepter par le pays. Il a dû étendre sur tout un peuple, par toutes les voix de la presse et de la radio, une gigantesque entreprise de "mise en condition". Il a dû accorder dans l'Etat une place démesurée aux mécanisme de la répression policière, multiplier les juridictions d'exception, élargir le système de l'internement administratif. Je ne crois pas avoir entendu très haut résonner à nos oreilles les cris douloureux des consciences libérales affligées. Légistes inflexibles, vous avez assisté avec un sourire d'indulgence amusée au saccage à peu près intégral de tous les principes du droit public français lentement élaborés à travers plusieurs siècles de civilisation. Démocrates véhéments, vous vous êtes apparemment fort bien accommodés de la tutelle de César (ou de celle de Badinguet). Beaux moralistes, tant de mensonges et tant de reniements ne paraissent pas vous avoir beaucoup troublés. Durant ces derniers mois vous n'avez cessé de vous interroger, avec une étonnante gravité, pour savoir "comment l'Allemagne était devenue folle". Il reste significatif que vous ne sembliez pas vous être aperçus que, pendant ce temps, la France était en train de devenir idiote.
EN fait, le parti intellectuel, fondamentalement dominé par le passé comme l'ensemble de la classe dirigeante française (dont il ne fait, en fin de compte, que partager les réactions et les modes de penser) , semble avoir rêvé de ressusciter, à l'occasion du drame algérien, ce qui reste le grand moment de son histoire et qui n'est rien d'autre que l'Affaire Dreyfus. Il s'est affirmé le défenseur de la dignité de l'homme contre l'oppression, des droits de la conscience individuelle contre la tyrannie, des forces de justice et de progrès contre les forces de régression. Mais à quoi, pratiquement, aboutit aujourd'hui sa victoire? Au triomphe d'un nouveau nationalisme aussi intransigeant, aussi forcené et demain sans doute aussi conquérant que l'étaient les pires des vieux nationalismes européens. A l'avènement d'une dictature totalitaire qui n'a jamais répugné à l'emploi de la terreur et qui ne semble pas devoir en perdre de sitôt l'habitude. Nous avons donc le droit d'interroger. A ses mythes, à ses modes et à ses conformismes, le parti intellectuel n'a-t-il pas finalement sacrifié et les droits de la dignité et les droits de la conscience et les droits de la justice et les droits du progrès?
N'a-t-il pas également trahi le pauvre, trahi le misérable et trahi l'opprimé? Car il reste, sur le sol algérien, ces foules immenses livrées à la menace quotidienne de la faim. Il reste ces enfants aux ventres gonflés, aux yeux rongés de trachome, à l'âme vide d'espoir. Ces foules, qui leur donnera demain la certitude d'une vie meilleure et plus digne? Ces millions d'enfants, à quelles écoles iront-ils? Où apprendront-ils le respect de leur semblable et où apprendront-ils la liberté? Où passaient, pour eux les voies réelles de l'émancipation et de la promotion? A la fin du XIX- siècle les droits d'un innocent s'étaient trouvés assez stupidement opposés à une certaine conception de la légitimité de la nation. Le monstrueux paradoxe de notre temps est que ceux qui prétendent toujours se réclamer de la défense des droits de l'innocent se montrent, en fait, tout prêts à sacrifier ces droits à ceux d'une certaine légitimité nationale. Etant bien évidemment entendu que ladite nation n'est pas la nôtre et que son existence même n'est pas, pendant longtemps, apparue avec une aveuglante évidence ...
En guise de conclusion:
Le drame algérien représentait une réalité complexe, pathétiquement vivante, pleine de déchirements, d'incertitudes et de contradictions. Dans la littérature familière du parti intellectuel, cette réalité s'est trouvée le plus souvent résumée en quelques formules d'une thématique abstraite ou, si l'on préfère, en quelques schèmes d'une immuable scolastique. Et certes, l'Algérie de 1954 souffrait d'une crise tragique qui ne pouvait trouver de solution que dans un bouleversement très profond de l'ensemble de ses structures: il reste toutefois à savoir si la nécessaire révolution algérienne n'aurait pas été plus sûrement menée et n'aurait pas été plus heureusement accomplie avec la France et dans la France que sans la France et hors de la France. Et certes il y avait au cœur des masses musulmanes d'Algérie une immense aspiration vers un ordre nouveau, un intense désir de pleine et entière citoyenneté: il reste toutefois à savoir si leur livraison, par voie d'autorité, aux caprices des néo-caïds du F.L.N. répond à cette aspiration, assure l'accomplissement de ce désir.
Et certes il était temps de débarrasser la terre algérienne des ultimes vestiges du système colonial: il reste toutefois à savoir si cent trente ans d'histoire commune n'avaient pas tissé entre la métropole et les départements algériens des liens d'une nature particulière, subtils peut-être mais singulièrement puissants - tant d'hommes de chaque côté, avaient traversé la mer, fréquenté les mêmes écoles, combattu sous le même drapeau - et si la rupture de ces liens constituait vraiment la condition nécessaire de toute promotion à l'égalité. Ce furent après tout d'assez belles fêtes de la "décolonisation" que celles que connurent, certaines semaines d'un mois de mai, les villes et les villages d'Algérie ... Vulgairement et grossièrement l'essentiel du problème peut être résumé en disant qu'il s'agissait, sur le sol d'Algérie, d'assurer à Saïd et à Mohammed le pain, l'espoir et la dignité sans en priver du même coup Lévy et Garcia. Et sans doute n'était-ce ni simple, ni facile. Nous sommes cependant contraints aujourd'hui de constater que la solution attendue, souhaitée, réclamée (et avec quelle ferveur!) et enfin obtenue par le parti intellectuel passe sereinement sur le droit à l'existence de Lévy et de Garcia. Bienheureux ceux qui oseront encore affirmer qu'elle assure, par là même, à Saïd et à Mohammed le droit au pain, à l'espoir et à la dignité.
Nous savons; il y a le cours que l'on dit irréversible des choses; il y a ce qu'il est convenu d'appeler le sens de l'histoire. Etrange Moloch cependant que celui d'un déterminisme historique érigé en absolu métaphysique et qui exige le sacrifice de tant d'innocents. Il reste permis de se demander si la soumission allègre que l'on s'empresse à lui consentir n'est pas, en fin de compte, rien d'autre que ce que Bernanos nommait déjà "le goût abject du vainqueur".
NOUS sommes donc aujourd'hui quelques-uns à être devenus des étrangers dans un pays qui est le nôtre. Nous sommes quelques-uns à nous retrouver dans un ghetto où l'on nous a parqués, marqués, étiquetés, citoyens de second ordre dont on n'attend plus désormais que le silence ou le reniement. Nous sommes quelques-uns qui avons tenté de résister à ce que nous avons cru être un crime à l'égard d'un peuple et à l'égard de millions d'innocents, et dont la résistance a été finalement vaincue. Nous sommes quelques-uns qui avions fait un grand rêve de rénovation et de fraternité, et dont le rêve se trouve aujourd'hui brisé.
En vérité, si cette défaite n'était que notre défaite, le problème ne serait pas très grave. Si ces armes rompues entre nos mains n'étaient que les armes d'un parti ou d'une faction, il n'y aurait pas de quoi élever très haut la voix. Nous irions rejoindre dans la chronique des causes perdues et des émigrations de l'intérieur les derniers Ligueurs, les derniers Frondeurs, les derniers Légitimistes et les derniers Communards. Mais nous sommes bien obligés de reconnaître que cette défaite n'est pas seulement la nôtre. "Prenez votre volant et oubliez le reste", enseignait, l'autre jour, ce placard de publicité publié sur deux pages d'un magazine particulièrement cher au cœur de la bourgeoisie française. La volonté d'oubli n'est pas signe de très bonne conscience!
Les hommes qui ont gagné sur la terre algérienne peuvent voir dans leur victoire le triomphe du courage, de leur volonté de sacrifice et de leur incroyable obstination.
Les hommes qui ont gagné sur la terre métropolitaine ont systématiquement visé bas. Ils ont spéculé sur la crainte du risque, le refus des responsabilités, la dérobade devant l'aventure et devant l'effort. Leur triomphe est celui de la facilité et celui de la paresse. Mais par là même, ils nous ont donné l'occasion de prendre l'exacte mesure de certains caractères, de certaines institutions et de certaines traditions. L'épreuve algérienne constitue à cet égard un admirable révélateur. Nous ne sommes pas près d'en oublier la leçon.
IL nous sera notamment difficile de prendre désormais très au sérieux, lorsque nous aurons l'occasion de le croiser dans la rue, un officier vêtu de l'uniforme d'une certaine armée qui est celle de notre pays. Car il existe une récente épopée qui ne risque guère de s'effacer de nos mémoires: l'épopée du "dégagement" algérien. Nous n'oublierons pas le pavillon baissé à la sauvette et les camions qui s'enfuirent dans la nuit. Nous n'oublierons pas comment, et par quelles ruses et par quels maquignonnages furent désarmés, ceux qui, des années durant au fond de l'Ouarsenis ou au fond des Aurès, avaient été suppliés de prendre précisément les armes. (Et le regard de l'homme au képi était si franc, sa voix si chaleureuse...) Nous n'oublierons pas comment furent "licenciés" abandonnés et livrés ceux qui avaient accepté de combattre, de souffrir et d'affronter la mort sur la foi de soldats parlant en notre nom et dépositaires, que nous le voulions ou non, de l'intégrité de notre honneur. Nous n'oublierons pas les yeux crevés du sous-lieutenant Taïeb et du lieutenant Bendida: un mois avant que leurs corps mutilés ne soient jetés dans des cuves d'eau bouillante, ils avaient, genou à terre, reçu leurs épaulettes d'officiers d'active. Lorsque à l'avenir d'autres jeunes hommes mettront le genou à terre devant un général au torse immuablement avantageux, il nous sera, croyons-nous, permis de ne pas attacher à cette cérémonie une très haute considération morale.
Il nous sera également difficile de prendre désormais très au sérieux les porte-parole patentés de la conscience nationale. La leçon qu'ils viennent de nous donner n'est peut-être pas, en effet, d'une très convaincante clarté. On la résumera assez facilement en disant qu'il existe de bonnes tortures et de mauvaises aventures, un bon terrorisme et un mauvais terrorisme, de bonnes victimes et de mauvaises victimes. Nous savons désormais que le cadavre d'un juif ne pèse pas du même poids sur la balance de l'histoire selon qu'il ait été tué à Alger en 1960 ou qu'il soit mort à Auschwitz en 1942. Abominable spectacle que celui de la bataille d'Alger gagnée en 1957 par les parachutistes du général Massu, admirable exemple d'énergie salvatrice que la bataille d'Oran gagnée en 1962 par les troupes du général Katz. Le corps torturé de l'ingénieur Petitjean n'a pas, paraît-il, le même prix que le corps disparu du professeur Maurice Audin. Cherchez dans la littérature bien-pensante, qu'elle soit quotidienne ou hebdomadaire, quelques évocations des aimables spectacles qui se sont déroulés ces mois derniers à la caserne des Tagarins (Alger) ou au lycée des Ardaillons (Oran), cherchez et vous ne trouverez pas. Le Monde ne le laisse pas ignorer: le colonel Debrosse possède une très belle âme républicaine et ceux que certains de ses gestes risquent, peut-être, de choquer ne sont que des factieux "d'extrême-droite" à qui M. le ministre des Armées saura réserver une prompte et saine justice. Il est, dans la France de 1962 certains cris de douleur et certains cris de détresse que le bienséance la plus élémentaire interdit d'écouter ...
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Mais ce n'est pas sur une grandeur perdue qu'il faut d'abord pleurer. C'est sur une dignité disparue, la dignité très élémentaire des hommes libres qui se résignent mal au mépris et n'acceptent que difficilement d'abandonner l'usage de leur intelligence et de leur cœur.
Que les préposés au sommeil officiel des Français n'entretiennent pas d'équivoque sur notre compte. Nous ne prétendrons pas encombrer longtemps l'histoire de nos plaintes, de nos regrets et de nos nostalgies. Nous savons que l'herbe pousse encore plus vite sur les illusions mortes que sur les tombeaux. Si légitime que nous apparaisse aujourd'hui notre refus, nous savons quelles pitoyables images finissent par offrir à leurs fils les vieux vaincus qui s'obstinent et s'acharnent aux souvenirs de leur défaite. Nous s'avons que l'Ecclésiaste est sage qui dit qu'il est un temps pour abattre et un temps pour bâtir, un temps pour haïr et un temps pour guérir, un temps pour déchirer et un temps pour recoudre.
Mais nous savons aussi que la conscience de ce pays vient d'être abîmée, outragée et salie. Nous savons que rien de fort ni de juste ne peut être fondé sur la soumission au mensonge et l'acceptation de la lâcheté.
C'est au mensonge et à la lâcheté que nous ne nous résignons pas à apporter aujourd'hui la complicité de notre silence.
Raoul Girardet, articles dans Combat pendant l'été 1962, repris par l'Esprit Public dans "pour le tombeau d'un capitaine".