A l'inverse, une réaction initiale de soumission dictée par la peur - réaction passive celle-là, mais somme toute favorable au F.L.N. - se produisait pour peu que la hiérarchie rebelle fût seule présente localement ou qu'elle sût convaincre les intéressés que sa volonté était supérieure à celle de la France. Sa propagande s'y employa certes; mais ses actes parlaient d'eux-mêmes. Le F.L.N. en n'hésitant pas à user des moyens extrêmes de la terreur, démontrait sa résolution d'aller jusqu'au bout de son entreprise au mépris de toute humanité et même de la haine encourue. Par là, il faisait la preuve, à sa manière, de son aptitude à vaincre. Et localement, il témoignait de sa capacité d'obtenir la soumission de quiconque en frappant à nouveau et autant que de besoin, à son heure, la victime de son choix.
Mais, si tels furent les effets positifs produits sur le moment par "l'agit-prop", le F.L.N. eut dans un deuxième temps le souci de transformer de semblables attitudes en un état permanent de docilité, grâce à "l'organisation" du peuple. C'est aux mêmes sources doctrinales qu'il en puisa les principes. L'innervation élémentaire des débuts - un tueur, un collecteur, un propagandiste, un chef de cellule - plus ou moins plaquée sur la société existante, vint dès lors s'incorporer dans une structure plus ample, levée à même la masse, ayant cette fois pour objet d'encadrer le peuple en profondeur.
Cette structuration du peuplement, organisation spécifique de l'échelon local le plus fractionné, prend place elle-même dans le cadre de l'organisation politico-militaire d'ensemble du territoire algérien: apparue en second, elle en constituera la base.
Par souci de clarté, mieux vaut appréhender l'une et l'autre - organisation territoriale et organisation de la population dans la forme codifiée qui leur a été donnée par le Congrès de la Soummam: modèle idéal, réalisé plus ou moins exactement suivant le lieu au cours des années 1956 et 1957.
L'Algérie rebelle étant divisée en six Wilayas, ou provinces, chacune de celles-ci est dirigée, collégialement en principe, par un chef politico-militaire assisté de trois adjoints: l'un "politique " (c'est le commissaire politique), l'autre "militaire", le troisième dit "liaisons-renseignements"; tous quatre sont "officiers" de l'A.L.N., soit en principe: un "colonel" et trois "commandants".
Chaque Wilaya est subdivisée en Mintaqas ou zones, celles ci en Nahias ou régions, celles-ci en Kasmas ou secteurs.
A chacun de ces échelons, correspondant à une portion de territoire bien délimitée, on retrouve la même direction théoriquement collégiale avec un chef politico-militaire - officier ou sous-officier de l'A.L.N. - assisté de trois adjoints: politique, militaire et liaisons-renseignements, et ce dans l'ordre descendant des grades, qui signifie la subordination d'un échelon au précédent.
De sorte que la hiérarchie territoriale personnifiée par les chefs "politico-militaires", épine dorsale de l'ensemble, se trouve elle-même innervée du haut en bas par trois hiérarchies parallèles correspondant à la fonction des trois adjoints: une hiérarchie politique, qui figure le parti, le F.L.N. proprement dit; une hiérarchie militaire dont relève l'A.L.N., avec ses unités et ses organes propres; et une hiérarchie liaisons renseignements dont le rôle, original, est multiple: renseignement, contre-espionnage et sécurité militaire; recrutement; liaisons, courrier et presse; rapports entre éléments tactiques et logistiques (Déborderont de l'articulation territoriale, au fur et à mesure de leur constitution, d'autres organisations: financière, logistique, syndicale, estudiantine).
C'est du dernier échelon territorial, celui de la Kasma, que relève l'organisation du peuple à la base. Elle s'intègre aux unités sociologiques naturelles que sont, à l'intérieur de la Kasma, de création rebelle, les douars, subdivisés eux-mêmes en fractions ou en villages (avec une organisation analogue en milieu urbain, pour les faubourgs et quartiers).
A la tête de chaque douar, le commissaire politique de Kasma met en place un "Comité des Trois" dont le pouvoir s'exerce sur les "Comités des Trois" mis en place pareillement à la tête de chaque fraction.
Ce "Comité des Trois" est l'organe essentiel. Il tient la fraction. Composé d'un responsable de fraction, avec un adjoint politique et un adjoint administratif, il réalise d'une part la présence active du parti au cœur de la population, d'autre part l'intégration de celle-ci dans le mouvement de rébellion: autorité et animation d'un côté, soumission et engagement de l'autre.
En effet, l'Adjoint Politique de fraction exerce l'autorité du parti sur les militants de base du F.L.N., en particulier sur trois responsables subalternes : l'un chargé du ravitaillement, assisté par des stockeurs à la disposition des unités de secteur de l'A.L.N.; l'autre chargé de la sécurité et des communications du F.L.N.-A.L.N., avec des agents de liaison et des guetteurs; le troisième enfin, chargé de la "garde civile", c'est-à-dire des moussebeline (combattants supplétifs, auxiliaires locaux de l'A.L.N.) et de l'équipe locale de tueurs: il s'agit-là de l'élément militaro-terroriste qui assure en dernier ressort l'autorité du F.L.N. sur la fraction, en exécutant les sentences notifiées par l'Adjoint politique. Quant à celui-ci, il assume de sa personne deux fonctions capitales; il supervise et draine le financement local au bénéfice du parti; et il réalise l'éducation politique du peuple: par des réunions d'information, des causeries éducatives, des séances de critique ou de propagande, il doit faire pénétrer l'idéologie du Front dans toute la population.
Or celle-ci est d'autre part représentée au Comité des Trois par l'Adjoint Administratif de la fraction. Membre du parti bien entendu, ce dernier a pour rôle de présider "l'Assemblée du Peuple". Il s'agit là d'une sorte de conseil municipal clandestin, chargé de gérer les affaires intérieures de la fraction. L'Assemblée du Peuple est composée de cinq membres. L'un est responsable de la collecte des impôts ainsi que du versement des allocations et secours aux familles de combattants. L'autre préside le "tribunal" et supervise les écoles. Le troisième tient l'état-civil et traite des questions de santé, avec l'aide d'"infirmiers" et d' "assistantes sociales". Le quatrième pourvoit à la "sécurité", c'est-à-dire à l'ordre interne de la fraction, avec autorité sur des "gendarmes" et "gardes champêtres". Enfin le président (1'Adjoint administratif de fraction) coordonne toutes ces activités: il assure par là le contrôle du Comité des Trois, au sein duquel il siège, sur l'Assemblée du Peuple, qu'il préside d'autre part.
En définitive la fraction se trouve animée du dedans par une double armature. Celle-ci reçut (du camp français, semble-t-il) le nom d'"Organisation Politico-Administrative " ou O.P.A., sigle que le lecteur retrouvera maintes fois dans ces pages.
Mais alors que la hiérarchie dépendant de l'Adjoint Politique est formellement mise en place par le parti - le F.L.N. -, l'organisation relevant de l'Adjoint Administratif est censée, elle, émaner des habitants. En effet les membres de l'Assemblée du Peuple sont "élus". Entendons par là qu'ils sont, sur proposition du commissaire politique de Kasma, désignés par les acclamations de la population rassemblée.
De là, deux conséquences importantes pour la dialectique du Front. Tout d'abord, cela permet au F.L.N. de légitimer (a posteriori, mais peu importe) sa prétention à être l'expression d'une volonté populaire. Deuxièmement cela conduit chacun, puisqu'impliqué dans cette construction, à éprouver le devoir de participer à l'action commune.
De fait, au-delà des responsabilités distribuées, les multiples activités définies tendent à mobiliser toute personne valide. Chacun se trouve mis en demeure de s'incorporer dans le mouvement de rébellion à un titre ou à un autre: les meilleurs seront militants du parti, d'autres adhérents, les autres au moins sympathisants. "Le militant est l'élément moteur. Il doit être prêt à faire n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand, selon les ordres qu'il reçoit. L'adhérent est un militant en puissance; il doit assister aux réunions politiques et propager les mots d'ordre. Le sympathisant est avant tout un cotisant. Les réfractaires à l'organisation du Front, ceux qui se refusent à adhérer ou à cotiser sont impitoyablement éliminés.
La plate-forme politique de la Soummam en date du 20 août 1956, au chapitre des "Moyens d'Action et de Propagande", définit ainsi "Comment organiser et diriger des millions d'hommes dans un gigantesque combat": "L'union psycho-politique du peuple algérien forgée et consolidée dans la lutte armée (...), il convient de la maintenir intacte, inentamée, dynamique (...). Le meilleur moyen d'y parvenir, c'est de maintenir le F.L.N. comme guide unique de la révolution algérienne: cette condition (...) est l'expression d'un principe révolutionnaire: réaliser l'unité de commandement dans un état-major qui a déjà donné les preuves de sa capacité, de sa clairvoyance, de sa fidélité à la cause du peuple algérien.
"L'existence d'un F.L.N. puissant, plongeant ses racines profondes dans toutes les couches du peuple, est une des garanties indispensables.
" a) - Installer organiquement le F.L.N. dans tout le pays, dans chaque ville, village, mechta, quartier, entreprise, ferme, université, collège, etc.
" b) - Politiser le maquis;
" c) - Avoir une politique de cadres formés politiquement, éprouuvés, veillant au respect de la structure de l'organisation, vigilants, capables d'initiative.
4. Répondre avec rapidité et clarté à tous les mensonges, dénoncer les provocations, populariser les mots d'ordre du F.L.N. en éditant une littérature abondante, variée, touchant les secteurs même les plus restreints."
Un an plus tard le journal "El Moudjahid", organe officiel du F.L.N. (N° 9 du 20.8.1957), définit à l'adresse du public l'organisation populaire de base, en ces termes: "La fusion des chefs de la Révolution avec le peuple n'exclut pas l'existence d'une organisation rigoureusement hiérarchisée et extrêmement diversifiée, adaptée aux différentes branches de l'activité nationale.
" C'est ainsi que la cellule organisatrice du douar qu'est l'Assemblée du Peuple a des attributions précises.
" Certes, elle est conseillée et orientée par le Commissaire Politique, lors de son passage au douar, et reçoit des directives de l'autorité centrale du F.L.N. par l'intermédiaire du Comité de liaison des Trois.
" Mais elle demeure pleinement responsable, sur le plan local, et c'est à elle que revient la tâche de gérer les affaires de la collectivité. Toutes les initiatives lui sont laissées dans ce domaine.
" Elle organise l'accueil des moudjahidines, recense la communauté, lève l'impôt, veille à la sécurité et recueille les renseignements relatifs aux mouvements de l'ennemi.
" En dehors de ce rôle logistique, elle s'occupe plus directement de la vie du peuple dont elle s'efforce d'améliorer les conditions d'existence.
" Elle rend la justice, tranche les litiges d'ordre privé, et exerce toutes les fonctions qui incombent à une municipalité (...). "
Et le journal de conclure un peu plus loin: " Ce n'est pas un des moindres mérites des Assemblées populaires, où l'apprentissage de la démocratie se fait progressivement, que de donner au patriotisme ardent du peuple la forme d'un civisme militant et éclairé.
Au fur et à mesure que le F.L.N. parvenait à mettre en place de telles "O.P.A.", et à réaliser du coup un contact intime et contraignant avec les habitants, il pouvait en tirer avantage pour maintenir la population dans son climat idéologique, mobiliser les communautés au service de sa cause, et faire pourvoir aux besoins de son armée.
Informé désormais des faits, gestes et pensées de chacun par le représentant de son Organisation au sein de chaque famille et cellule sociale élémentaire, mis en mesure d'orienter la réaction primaire des habitants aux actes d'intimidation - c'est-à-dire de récupérer à son profit l'ébranlement produit par la terreur -, enfin s'appuyant en dernier ressort sur la force de ses armes, le F.L.N. tendit ainsi à téléguider la totalité de la population tout en vivant de sa substance et en paraissant s'identifier à elle.
De son côté, l'habitant tendit à se montrer d'autant plus docile qu'il avait davantage pris part à des activités compromettantes (vis-à-vis de l'autorité française) et qu'il se trouvait plus étroitement encadré par l'Organisation Politico Administrative du Front. Le processus de l'engagement par compromission, tel qu'évoqué plus haut, prend sa pleine efficacité ici, dans le contexte défini par le binôme: terreur - organisation du peuple. Les Kabyles, complices du massacre de Melouza, seront inféodés plus étroitement au F.L.N. à partir du 29 mai 1957. De même les paysans du Nord-Constantinois après la jacquerie du 20 août 1955. Les habitants réquisitionnés d'un village ayant passé une nuit à abattre les poteaux d'une ligne téléphonique n'auront plus désormais la conscience claire devant l'autorité française. Lorsque le plus fidèle domestique d'un agriculteur européen aura arraché, sur ordre et en secret, les plants de vigne qu'il soignait depuis vingt ans, il sera mûr ensuite pour un délit plus grave. Et si, faisant alors pression sur sa famille par exemple, l'O.P.A. obtient enfin de lui que, malgré son attachement, il assassine son maître, cet homme n'est-il pas dès lors disponible au F.L.N. d'une manière irréversible?
Désormais donc, là où ces techniques avaient fait leur œuvre, et là où l'O.P.A. était en place, le F.L.N.-A.L.N. pouvait suivant l'image de Mao-Tsé-toung "être dans le peuple comme le poisson dans l'eau". L'organisation rebelle était assurée de sa subsistance: vivres, argent, abri; elle l'était de sa sécurité car le silence était acquis, le renseignement recueilli et communiqué, les gardes lointaines fournies (guides, éclaireurs, guetteurs). Désormais le recrutement de l'A.L.N. et de ses auxiliaires se trouvait facilité. Désormais le terrorisme pouvait être ramené au niveau de la routine, suffisant pour entretenir une crainte révérencielle, et orienté parce que mieux informé, dans un sens sélectif, partant plus efficace. A leur tour, les notables et les bourgeois qui survivaient se trouvaient téléguidés comme des marionnettes; les élus gardaient leur mandat, déposaient des motions, ou démissionnaient, à la volonté du F.L.N.
(...) ou voir armee_en_1957.htm
changement de décor à partir de 1957:
De tels changements d'attitude de la part de la population n'ont été rendus possibles, là où ils se produisent, que grâce aux pertes infligées à l'organisation rebelle par l'action des forces de l'ordre. Soit qu'on se détourne du Front, soit qu'on se prenne à coopérer aux réformes, aux combats, à la pacification, le phénomène n'est en effet sensible que là où l'O.P.A. se trouve démantelée et l'A.L.N. amoindrie.
Cette coïncidence n'est qu'un signe de plus de la corrélation maintenant bien établie entre la vigueur de l'O.P.A. et la docilité du peuple à l'égard de la rébellion. Les problèmes que pose au F.L.N. la conduite de sa guerre dans la masse - recrutement, sécurité, intendance, etc.... - continuent à se résoudre d'eux-mêmes partout où la population demeure convenablement intimidée et noyautée. C'est lorsque les forces de l'ordre parviennent à faire reculer la crainte et à briser l'encadrement clandestin que la population devient flottante. Elle ne devient disponible pour une pacification véritable qu'à condition que l'assainissement persiste. Mais entre-temps, le F.L.N. fait tout pour lever une nouvelle O.P.A. à même le peuplement local, afin d'assurer encore une fois la mobilisation des habitants. Ce mécanisme a été clairement mis en évidence par les péripéties de la Bataille d'Alger. Toute l'année qui s'étend du printemps 1957 au printemps 1958 en apporte la confirmation, dans les régions les plus diverses.
Les rapports rédigés en 1957 par des responsables politico-militaires rebelles dans les zones les plus touchées par les opération des forces de l'ordre témoignent du désarroi de leurs auteurs devant les conséquences des coups portés à "l'organisation" de la population, c'est-à-dire à l'O.P.A.
En voici quelques extraits de diverses sources, antérieures à novembre: "L'ennemi s'est acharné sur notre organisation, poursuivant policiers (du F.L.N.) et responsables, qui sont vendus par des traîtres." " ... En ce moment nous passons une période critique qui, j'espère, passera, car si ça dure nous serons perdus." " ... Les combattants, eux, sont fatigués mais ils n'osent pas se rendre (…) La population aussi est très lasse." " … Chaque jour le moral baissait (…) Beaucoup de responsables locaux devaient se rendre: ce fut alors la désorganisation complète."
En réalité il est encore exceptionnel qu'en un lieu donné l'O.P.A. soit détruite totalement, au point de disparaître. Il arrive plus souvent que, dans les zones soumises à une pacification adéquate, elle subisse plusieurs démantèlements successifs. Car elle n'est pas sitôt entamée que la hiérarchie de commandement rebelle intervient - à l'échelon Kasma ou Nahia, Mintaqa, Wilaya s'il le faut - pour la reconstituer, avec l'appoint de la force lorsque cela s'avère nécessaire.
Reconstitution qui oblige à puiser dans une population réticente des éléments neufs, et qui par conséquent ne se fait pas sans peine. Les comptes rendus du F.L.N. ici encore nous en donnent témoignage: " ... La réorganisation m'a été difficile, vu que rien n'est resté de ce que tant d'efforts nous avaient permis d'organiser auparavant et que je ne dispose d'aucune aide." " ... Nous n'avons pu contacter aucun élément du fait de l'état amorphe des habitants, refusant toute responsabilité."
Dans ces conditions, faute de pouvoir restaurer intégralement ses structures, l'O.P.A. en 1957 en vient à se simplifier; et la hiérarchie s'y résigne.
A la base, l'"Assemblée du Peuple" ou Assemblée des Cinq, émanant de la population et figurant un conseil de village, prétendait être le fondement démocratique essentiel: elle disparaît tout simplement. Le Comité des Trois, qui au même niveau exerçait collégialement l'autorité du parti, est remplacé le plus souvent par un responsable unique. De même à l'échelon immédiatement supérieur, celui du douar. Simultanément, les fonctions multiples qui étaient celles de l'O.P.A. cèdent le pas à ce qui est prioritaire: la collecte de fonds et la fourniture de ravitaillement à l'A.L.N. En particulier la préoccupation financière supplante la fonction éducatrice qui était primitivement la principale raison d'être de la branche politique.
Apparu ici et là au cours de l'année, ce phénomène de rétractation de l'O.P.A. se généralise en Algérie à la fin de! 1957 et dans les premiers mois de 1958. Or cette transformation ne traduit pas seulement une régression des structures. Elle signifie l'abandon du schéma idéal défini en août 1956 par le Congrès de la Soummam et réalisé avec plus ou moins de bonheur pendant un an: schéma qui incarnait à sa manière le mythe d'une révolution véritablement populaire.
A tort ou à raison, cette O.P.A. diminuée en vient à se méfier d'une population qu'elle a pourtant vocation de tenir en mains. Au printemps 1957, le commandement de la Wilaya 4 prétend dans un compte rendu que "les colonialistes sont aidés dans leur sauvage tuerie par les renseignements de bon nombre de personnes". A l'automne, en Wilaya 5, l'O.P.A. craint d'être dénoncée par les habitants.
Ayant ainsi perdu leur assurance, ou bien craignant pour leur personne, les cadres politico-administratifs en arrivent par endroits à s'enfuir dans le maquis: le vide et la désorganisation qui en résultent se traduisent notamment par une baisse momentanée du terrorisme, pour le plus grand soulagement de la population locale.
Ailleurs, à l'inverse, l'O.P.A. tout en constatant son impuissance entend néanmoins se maintenir. Elle se résout alors à faire appel à l'A.L.N. pour l'appuyer, soit dans la restauration de sa propre substance, soit même dans l'accomplissement de ses tâches les plus vitales: collecte de fonds, réquisitions, quête du renseignement.
Cette démarche rejoint celle du commandement territorial rebelle (chefs de Wilaya ou subordonnés), naturellement porté à intervenir avec l'A.L.N. chaque fois que la défaillance du système d'encadrement populaire place l'organisation du Front et ses forces en situation d'insécurité: dans les deux cas on en vient à reprendre en mains les populations par un recours direct à la persuasion par les armes.
C'est ainsi qu'un commandant de Kasma écrit à ses supérieurs:" ... La situation continue à être sérieuse dans le secteur. Envoyez de l'argent. Nous manquons de tout, les colonialistes sont partout. Trop de postes ennemis, on ne peut pas sortir. Il nous faudrait quelques armes automatiques pour les montrer à la population."
Ce phénomène d'ingérence de l'A.L.N. dans l'organisation civile du peuple, qui d'un point de vue idéologique indique un recul de la Révolution, amorce d'autre part un processus de militarisation des structures de la rébellion intérieure: là où il se produit, l'A.L.N., qui a d'abord pris le relai de l'O.P.A. à titre de dépannage en vient, sous la pression des difficultés, à se substituer d'une manière permanente aux cadres civils primitivement issus de la population. Elle détache à cet effet non seulement des cadres militaires mais souvent de simples combattants, choisis pour leur fanatisme ou leur brutalité expéditive. La mission de ces "détachés" est d'obtenir à tout prix, par la terreur entre autres moyens, la docilité des habitants aux consignes du F.L.N. et leur participation au soutien de l'A.L.N. Ce phénomène de militarisation des structures déjà sensible à la fin de 1957 dans les régions les plus atteintes, ne fera que s'étendre et s'affirmer au cours des années suivantes.
Quant à l'A.L.N., en dépit de ce rôle de relève assuré par endroits et bien que, dans l'ensemble, elle ne cesse de se développer pendant l'année considérée, elle n'est guère moins touchée que l'O.P.A. dans les zones où les forces de l'ordre exercent leur pleine activité.
D'une part, il arrive maintenant à l'A.L.N. d'être sérieusement éprouvée par les opérations militaires: ses pertes au combat, en hommes et en armement, sont en 1957 le double de ce qu'elles ont été l'année précédente (6792 armes de guerre (non compris les fusils de chasse et les pistolets) contre 3 349 en 1956). Il s'ensuit notamment une certaine difficulté pour remplacer les cadres perdus par des hommes de valeur suffisante.
D'autre part les unités de l'A.L.N., à la mesure même de la dégradation de l'O.P.A., éprouvent la menace de se trouver localement isolées, coupées de leur environnement populaire, privées de ressources, à court d'informations sur l'adversaire, voire dénoncées à celui-ci, bref d'être atteintes dans leurs moyens de subsistance et dans leur sécurité élémentaire. C'est bien cela d'abord qui pousse les militaires à s'immiscer dans les affaires civiles.
C'est pourquoi on enregistre pendant cette période une baisse du moral et un ralentissement de l'activité rebelles.
L'activité rebelle globale (c'est-à-dire militaire et terroriste) culminait en janvier 1957 avec 3 988 exactions dans le mois. Elle décroît presque continument pendant un an, de 2514 en mai 1957 à 1465 en mai 1958 - avec un point bas de 1237 en février. C'est dire qu'elle est alors redescendue, pour la première fois, au niveau de fin 1955, époque où la moitié seulement de l'Algérie était
affectée par la rébellion. Ni l'anniversaire du 1er novembre, ni le débat algérien devant l'Assemblée Générale des Nations Unies n'ont été marqués par un sursaut d'activité, en dépit des directives formelles du C.C.E. en ces deux occasions.
La crise du moral, liée à la baisse d'activité, et qui l'explique pour une part, se ramène au sentiment de l'"à quoi bon?". Celui-ci s'insinue à tous les niveaux de l'A.L.N., avec une intensité diverse suivant la qualité du commandement et la conjoncture opérationnelle de l'endroit: à quoi bon se battre, maintenir le peuple dans les souffrances de la guerre, risquer la mort, lorsque les Algériens se détournent de la révolution et que l'Armée de Libération, en butte à un adversaire adapté, voit diminuer ses possibilités en dépit d'un potentiel sans cesse accru ?
Cette démoralisation est attestée par le comportement des combattants rebelles. Certes la plupart des unités de l'A.L.N. soutiennent le feu avec vaillance et font preuve de mordant dans les accrochages. Mais on note maintenant des défaillances. Tout d'abord les recrues nouvelles - qui sont en nombre croissant - se débandent plus facilement au combat; elles subissent la discipline de leurs anciens plus qu'elles ne l'acceptent.
D'autre part et surtout, une sournoise gangrène commence à ronger l'A.L.N.: c'est celle des ralliements individuels aux forces de l'ordre. Tantôt avec leur arme, tantôt sans, des combattants désertent clandestinement leur unité pour rejoindre une formation adverse et se mettre au service du commandement français - c'est-à-dire à sa merci.
Il faut savoir dans quelles conditions, dans quel isolement ont vécu les maquisards algériens, pour apprécier la signification du geste.
L'unité autonome est la "Katiba" - équivalent d'une compagnie légère -, qui peut atteindre 100 hommes, ou la section, d'une trentaine d'hommes. Elle mène une existence errante et séparée de l'habitat civil, dans le territoire qui est son domaine et qu'elle connaît à fond pour le parcourir en tout sens.
La solidarité est celle des combattants engagés sans esprit de retour pour la durée du conflit, affrontés sans cesse aux mêmes dangers et aux mêmes privations, quel que soit leur grade ou leur emploi: l'officier, n'est pas moins spartiate que le djoundi (soldat); le secrétaire, l'infirmier, le radio s'il y en a un, font le coup de feu comme le voltigeur. La tenue s'efforce d'être militaire; elle n'est qu'exceptionnellement uniforme. S'il existe dans la discipline et l'administration un certain formalisme introduit par les gradés ayant servi précédemment, et souvent fait campagne dans les rangs d'un régiment de tirailleurs, ce n'est pas ce rituel qui crée la cohésion. Le lien qui unit les mouddjahids est celui du sang versé, de la cause servie, du danger qui nuit et jour habite leur existence. C'est aussi l'emprise d'une discipline dont la sanction est la mort - par exemple pour un attentat aux mœurs ou pour une arme détériorée. C'est encore le fonds commun à ces hommes qui presque tous sont des ruraux, frustes, ignorants, depuis toujours entraînés à une vie dure.
L'austérité n'est donc pas pour les rebuter. Chacun porte sa ration de semoule ou de couscous; l'huile, les pois chiches, les oignons entrent autant que possible dans le menu quotidien, ainsi que le sucre et le café; mais la viande de mouton et les fruits frais n'apparaissent guère qu'une fois par semaine. La paie n'est que de 1000 francs (10 NF, 1,5 euros) par mois, à quoi s'ajoutent pour les mariés les allocations que le F.L.N. s'efforce de verser aux familles, (et les pensions aux veuves). La cigarette est prohibée. L'usage des femmes ne l'est pas moins. L'infirmier n'a pas toujours les médicaments nécessaires aux malades et aux blessés.
Si le combat est une épreuve, la marche ne l'est guère pour un montagnard, un paysan. Devenu soldat, il est chaussé par l'A.L.N. de ces brodequins légers de grosse toile à semelle de caoutchouc, connus sous le nom de pataugas. Son équipement est réduit au minimum. Pas de rechange. Rien ne compte que l'arme et les munitions, si ce n'est quelques vivres et une éventuelle couverture. Les déplacements de l'unité sont plus ou moins constants. Il s'agit d'abord pour elle d'être présente en tout lieu, à intervalles assez proches pour garder la population sous l'impression de sa force et de son ubiquité; en circulant sans cesse, la "Katiba" a en même temps le souci de répartir également parmi les villages de son ressort la charge de son entretien: ravitaillement et fournitures collectés par l'O.P.A. et entreposés dans des caches à son intention, réquisition sur son passage de guetteurs, d'éclaireurs, d'agents de liaison.
Puis la mission policière de l'A.L.N. appellera l'unité tantôt ici pour une expédition punitive contre un village récalcitrant, tantôt ailleurs en appui de l'O.P.A., et en d'autres lieux encore pour cerner un traître, présider à un jugement, exécuter une sentence capitale.
L'action proprement offensive, d'autre part, exige toujours de la Katiba ou de la section qu'elle se déplace clandestinement et rapidement d'un point à un autre, aussi éloigné que possible, car en matière de guérilla rien ne vaut que la surprise. C'est dire que les marches, sauf en forêt, se font pour une bonne part de nuit, qu'elles empruntent les crêtes, les fonds d'oued, au mieux les sentiers de chèvres, et que le gîte alors se prend à la belle étoile. A l'improviste, un poste de S.A.S. sera harcelé au mortier; des baigneurs européens seront étripés sur une plage; un autocar rural sera attaqué et brûlé. Ou bien une embuscade soigneusement montée au détour d'une piste attendra patiemment le convoi militaire donné comme probable par les informateurs du voisinage: une mine de fabrication artisanale, camouflée sous la poussière, fera sauter un véhicule, bloquant la queue du convoi, déclenchant la mitraillade, puis l'assaut si l'adversaire n'est pas en force. Ou encore, le hasard aidant, une unité française suffisamment faible, inexperte ou aventurée loin de sa base, sera repérée cheminant sur le djebel par un guetteur muni des jumelles de l'unité: celle-ci manœuvrera alors au défilement des reliefs jusqu'à la rencontre inopinée, ouvrant le feu à bout portant et se ruant à l'assaut; au mieux les jeunes soldats de la métropole seront égorgés et délestés aussitôt de leurs armes et munitions; plus souvent le repli sera immédiatement ordonné. Car il s'agit avant tout de préserver l'unité, et pour cela d'échapper à la riposte. Tout détachement des forces de l'ordre peut donner l'alerte par radio. Aussitôt se déclenche une avalanche d'artillerie ou survient dans le ciel un maraudeur pour repérer les fuyards, ou "la chasse" qui les mitraille: chacun alors de se plaquer à terre pour se confondre avec le sol. En tout cas, son coup fait, l'unité rebelle n'a d'autre sûreté que de gagner du champ au plus vite et de faire en sorte que l'adversaire perde sa trace.
En tout temps, du reste, le souci du chef est d'échapper à la surprise que constituerait la rencontre imprévue de l'adversaire en force, ou le survol de son unité en plein découvert, ou bien la réussite autour d'elle d'un bouclage des forces de l'ordre. A cet égard les conditions d'existence diffèrent sensiblement pour l'A.L.N. à l'époque considérée, suivant les régions. Dans tel ou tel massif montagneux, chaotique ou boisé ou peu pénétré encore par les forces de l'ordre, une unité rebelle aura ses cantonnements, ordinairement multiples, tantôt dans une grotte naturelle, tantôt dans des abris creusés dans le sol et couverts de rondins, tantôt dans une mechta plus ou moins dépeuplée: entre deux déplacements ou coups de main, elle y trouvera le repos, avec un relatif bien-être. Au contraire dans une zone fortement occupée ou bien soumise à des opérations de longue haleine, le chasseur rebelle devient gibier, et l'exigence de sa propre sécurité l'astreint à un nomadisme sans trêve.
Dans les deux cas néanmoins, quoique plus encore dans le dernier, le moudjahid est un être séparé. Le monde ordinaire s'est refermé pour lui, sans autre issue en vue que sa mort ou la paix finale. Son univers est la Katiba à laquelle il appartient, qui de loin en loin fait jonction avec une unité voisine ou reçoit l'inspection du commandant de mintaqa, voire du chef de Wilaya: ce qui est un événement. Les contacts du soldat avec la population sont restreints, souvent coercitifs, toujours collectifs, toujours réglementés; sinon ce n'est guère qu'avec des hameaux perdus, eux-mêmes en marge ou coupés de la vie du pays. La sécurité de l'A.L.N. veut que dans sa clandestinité chaque unité interpose entre elle-même et le monde extérieur l'écran des choufs, des guetteurs. L'information générale se réduit alors à peu de chose: c'est parfois un bulletin ronéotypé et diffusé par la Wilaya, naturellement orienté et qui parvient, quand c'est le cas, bien après l'événement; ou bien c'est l'Observateur ou l'Express que se procure fortuitement un gradé et dont celui-ci fait la lecture à ses hommes; ou bien si l'on a la chance de posséder un transistor, c'est l'écoute collective de la Voix des Arabes diffusée par Le Caire, ou de radio-Tunis, ou de Rabat, sous le contrôle d'un gradé. En revanche la hiérarchie sait provoquer les causeries, les séances d'explications ou d'endoctrinement, les réunions dirigées par le commissaire politique.
Dans ces conditions le moudjahid n'échappe pas à une certaine image, déformée et bornée, des réalités qui l'entourent, et d'abord de la propre guerre à laquelle il participe. Les données changeantes du conflit ne lui parviennent qu'à travers un prisme de propagande et d'ignorance. Les aspects positifs de la pacification lui demeurent étrangers. La vérité, dans son monde clos, au-delà des fantasmes entretenus par des on-dit, lui est dictée par la hiérarchie.
En particulier ses supérieurs persuadent le moudjahid qu'il ne saurait ni se rendre au cours d'un combat, ni rallier délibérément le camp adverse, sans encourir de la part des Français la torture et la mort!
C'est pourquoi les ralliements de combattants qui en 1957 se multiplient, bien que leur pourcentage demeure modeste, sont un signe irrécusable de lassitude ou de révolte. En un an, du 1er mai 1957 au 1er mai 1958, l'armée française enregistre 928 ralliements individuels de soldats de l'A.L.N. intérieure, contre 238 l'année précédente (du 1.5.1956 au 1.5.1957). Près de la moitié de ces ralliés, 454 exactement, ont apporté avec eux leur arme.
Outre ces ralliements individuels, et sans revenir ici à l'épisode ambigu de Bellounis, il se produit également au centre du territoire algérien un cas de ralliement collectif: celui de Lahi Cherif, dit Si Cherif. Celui-ci a commandé pendant plus d'un an une unité de l'A.L.N. lorsqu'en avril 1957 il rompt avec ses supérieurs et entraîne sa troupe dans la dissidence. Il écrit à un ami: "J'ai vu ce qu'ils ont fait. J'ai vu qu'ils tuent des gens à tort, ils ont tué beaucoup d'hommes, de femmes et d'enfants. La France a fait 127 ans de service chez nous. Ils n'ont jamais fait de mal. Je voudrais me rendre avec mes hommes. Maintenant nous voulons la paix."
En mai il assassine Mellah Cherif, le chef F.L.N. de la Wilaya 6.
En juillet il se soumet au commandement français auquel il rallie 150 hommes en armes. On l'intègre dans les forces de l'ordre avec son unité, qu'il est bientôt autorisé à développer. En octobre c'est à la tête de 350 partisans qu'il combat aux côtés de la France.
Le problème du moral est si réel dans les rangs de l'A.L.N. 'qu'à la fin de l'été 1957 les Chefs de Wilayas de l'Est algérien ouvrent, assez curieusement, une enquête auprès des commandants d'unité sous leurs ordres afin de connaître leur opinion quant à l'opportunité de poursuivre la lutte. Sans doute s'agit-il surtout pour les chefs de Wilayas de sonder la combativité de chacun de leurs subordonnés: preuve, néanmoins, qu'ils éprouvent un doute à cet égard.
On ne peut cependant pas dire que le mal soit général. Il s'agit d'un climat, né des difficultés rencontrées, et qui retentit plus profondément chez certains individus.
C'est un état d'esprit qui passe même les frontières: celles des unités de l'A.L.N. qui ont maintenant le bonheur d'être basées en territoire marocain ou tunisien manifestent leur répugnance à rentrer en Algérie; des cas de refus d'obéissance s'ensuivent; à l'hiver une fronde apparaît chez certains cadres supérieurs à la frontière tunisienne, qui conduit le C.C.E. à destituer le colonel Laskri Amara, chef de la "Base de l'Est", au mois d'avril 1958. (La Base de l'Est correspond à la région de Souk-Ahras; c'est une portion détachée, par commodité, de la Wilaya 2, et dont le commandement siège en Tunisie.)
L'année 1957-1958 est l'époque où en Métropole le F.L.N. atteint sa pleine activité et s'assure une prédominance définitive, sinon exclusive, parmi la colonie algérienne.
Celle-ci se compose pour l'essentiel de quelque 330 000 travailleurs musulmans, émigrés temporaires ou définitifs, concentrés pour la plupart dans les régions industrielles: principalement celles de Marseille, de Paris et du Nord. Le M.N.A. - solidement implanté en Métropole et en Belgique, et qui dans une certaine mesure bénéficie du prestige de Messali Hadj, en résidence forcée à Chantilly -, prétend encore disputer au F.L.N. le contrôle de cette population. Mais ce dernier s'est organisé, dans le cadre de ce qu'il appelle sa "Fédération de France", quadrillant la Métropole en quatre Wilayas (Paris, Région parisienne, Nord-Est et Centre-Sud), elles-mêmes subdivisées en zones et celles-ci en régions. La hiérarchie est méticuleusement organisée, à l'instar de celle qui règne sur l'Algérie. Ses méthodes sont les mêmes. Elles visent à obtenir l'obéissance inconditionnelle de tous les musulmans algériens, répartis en adhérents, qui cotisent, et simples "sympathisants". Les collecteurs de fonds encaissent en outre une imposition spéciale auprès des cafetiers, hôteliers, proxénètes et autres commerçants. Des équipes de tueurs spécialisés exécutent les sentences des dirigeants. Celles-ci visent d'une part les simples récalcitrants, d'autre part et sans merci les activistes rivaux du M.N.A., qui dans les caves ou les arrière-boutiques sont suppliciés avant de mourir; et enfin les personnalités pro-françaises ou, ce qui est moins pardonnable, coupables de prôner une solution de compromis.
C'est ainsi que périt Ali Chekkal, ancien vice-président de l'Assemblée Algérienne, ami de la France, assassiné le 26 mai 1957 au stade de Colombes où il venait d'assister dans la loge présidentielle à la finale de la coupe de France de football.
En liaison permanente (à travers les pays voisins, et neutres) avec le C.E.E. à Tunis, dont elle reçoit et exécute les directives, la Fédération de France du F.L.N. perfectionne encore ses structures en 1957 et donne une vigoureuse impulsion à ses activités terroristes. C'est notamment une lutte à mort engagée contre le M.N.A. Le résultat est très positif. Le nombre des seuls cotisants mensuels au Front s'élève de 30 000 en mai 1957 à 90000 en mai 1958, tandis que les effectifs du M.N.A. s'abaissent de 19000 à 9000. En un an le F.L.N. est parvenu à étendre son empire sur près de 90% de la colonie algérienne en Métropole.
Ce résultat dépasse largement les réalisations du Front en Algérie même. C'est l'un des paradoxes de cette guerre que d'une manière constante le F.L.N. entretienne en Métropole un terrorisme beaucoup plus actif et meurtrier et maintienne sur les musulmans algériens un contrôle beaucoup plus effectif, proportionnellement à leur nombre, qu'en Algérie. Paradoxe renouvelé de celui qu'avait été la naissance du nationalisme algérien à Paris, et non sur le sol natal.
De sa position de force en Métropole le F.L.N. retire deux avantages majeurs. L'un est financier: la colonie pressurée étant salariée ou commerçante ne produit pas moins de deux milliards et demi (anciens francs) par an sous forme de cotisations et prélèvements, ce qui constitue une part appréciable du budget d'ensemble du C.C.E. L'autre avantage est politique: par leur activité incessante, les "Wilayas" de la Fédération de France contribuent sur place à tenir en haleine le grand public de la Métropole et à susciter des collaborations éminentes parmi l' "intelligentzia" française. Une générosité abusée chez les uns, une affinité idéologique profonde chez les autres, sont à l'origine de ces alliances spontanées, si précieuses pour le Front. Celui ci bénéficie de la part de certaine presse parisienne - qu'il informe à cet effet - de commentaires favorables et de campagnes d'opinion soutenues, qui servent sa propagande dans le monde entier. Il y trouve même, on l'a vu, des avis pertinents sur les formes les plus habiles à donner à son action en vue de la rendre acceptable au public qui fait du Monde, de l'Express ou de l'Observateur sa lecture habituelle.
On peut citer les campagnes contre les tortures, contre l'édification du barrage de la frontière tunisienne baptisé "ligne Morice" du nom du Ministre; puis contre le regroupement des populations; plus tard contre l'action psychologique et les 5ème Bureaux; contre le C.C.I. et les D.O.P., le cerveau et les outils du contre-espionnage offensif responsable de l'infiltration dans le dispositif du Front... D'une manière générale, ces campagnes ont toutes été dirigées contre les instruments et les méthodes parmi les plus efficaces que les forces de l'ordre soient parvenues à mettre en œuvre. Il est difficile de ne pas y voir le fruit d'une intention secourable, ou d'une concertation.
"Autopsie de la guerre d'algérie" de Philippe Tripier, éditions France-empire, 1972.