harkis sauves par initiative individuelle

 

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Bien avant que l'exode des Harkis ne prenne un caractère dramatique par son urgence et son ampleur, un mouvement de repli sur la métropole est initié clandestinement par une poignée d'officiers, lieutenants et capitaines, le plus souvent.

Ces officiers, dont on peut dire à juste titre qu'ils ont sauvé un peu l'honneur de l'armée, sont, pour une large partie, issus des SAS, mais non exclusivement. Démissionnaires pour certains, en activité pour d'autres, ils sont en majorité des officiers rappelés ou de réserve.

"A cet égard, notent Abi Samra et F.- J. Finas, le rôle joué par les officiers de réserve fut peut-être plus important que celui des officiers d'active, puisque moins exposés aux pressions et sanctions de l'Administration, d'une part, et d'autre part, du fait de leur situation, dans l'industrie où ils étaient généralement cadres, ou de leurs relations privilégiées avec les milieux industriels."

Ces officiers se constituent, dès mai 1962, en association loi 1901- "Association des anciens des affaires algériennes", AAAA.

Outre son action en faveur du repli et de l'accueil en France des Harkis en général et des mokhaznis en particulier, l'AAAA est la première à déchirer le silence officiel sur les massacres des populations musulmanes francophiles, en alertant la presse nationale et internationale sur le "génocide" en cours des Harkis.

Le retentissement en France de cette campagne d'information a, pour une large mesure, contraint le gouvernement à rapatrier "au compte-gouttes un certain nombre de familles".

Le capitaine Nicolas d'Andoque ("guerre et paix en algérie"), l'un des principaux animateurs et fondateurs de l'AAAA, retrace l'action de certains de ses compagnons.

Yvon Durand, d'abord appelé dans un régiment de parachutistes comme officier de renseignements, devient officier SAS à Thiers et, dans un second temps, non loin de Palestro. Il démissionne début 1962 et organise, à titre privé, un début de regroupement dans les cantonnements abandonnés d'un GMPR dissous à la sortie de Palestro. Il y réunit plus de cinq cents personnes. Pour préparer l'installation en France de ces supplétifs, il prospecte d'abord la vallée de la Durance, puis séjourne à Ongles, village des Alpes-de-Haute-Provence, durant l'hiver 1962. Finalement, le choix se porte sur le village abandonné de Ybourgs, une seule personne y vit encore, au nord de Forcalquier ...

Jean-Pierre Sénat évacue chaque semaine, à partir de mai 1962, des groupes de cinq à six familles, alors qu'il est encore officier d'active responsable de la SAS du Ghrib, secteur de Miliana. Il les expédie vers Graulhet et le Tarn, où plus de cent familles sont réinstallées et employées par la mégisserie.

Durant la seconde quinzaine de mai 1962, Pierre André et Nicolas d'Andoque s'occupent du rapatriement de cinq familles des SAS de Tizi N'Tela, Bou Nouh et Pirette, dans la vallée de Dra-El-Mizan aux Ouadhias. Vingt-cinq personnes sont ainsi conduites à Sidi-Ferruch et embarquent trois à quatre jours plus tard sur le Ville de Bordeaux. Ils accostent à Marseille le 22 mai. Une partie d'entre eux prend le train pour arriver le soir même en gare de Redon, où leur ancien chef de SAS, le capitaine Guérin, doit leur trouver travail et logement. D'autres familles de la vallée de Dra-El-Mizan, rassemblées d'abord au camp de Larzac, sont réinstallées dans un village de la montagne Noire, Pujol-de-Bosc, découvert par Jean Bottard en juin 1962.

L'abbé Maillard de la Morandais reprend contact avec ceux des harkis du commando Meyer et des mokhaznis de la SAS de Bou-Alam (Gueryvillois), qui parviennent jusqu'au camp de Larzac. Il aide à leur installation en Lozère, dans la région de Villefort et du Bleymord.

D'autres officiers participent, sous d'autres formes, au "sauvetage" des Harkis et à leur installation en France.

Les officiers de la demi-brigade de fusiliers marins - D BF M - de Nemours acheminent 600 personnes sur le Mers El-Kébir et obtiennent leur rapatriement en Ardèche. Installés sur un terrain acheté à leur intention à proximité de Largentière, les Harkis construisent eux-mêmes la future cité de "Neuilly Nemours".

A Lyon, l'Amicale des officiers de réserve, grâce à ses relations privilégiées avec l'industrie florissante du bassin du Rhône, et au soutien de l'administration locale et de la municipalité, réussit à implanter de nombreuses familles qui, aujourd'hui, ont fait souche.

Dans le Nord, à Tourcoing et Roubaix, 300 familles sont implantées et l'emploi organisé, grâce à l'action personnelle d'un industriel ancien officier de la 2e DB - Michel Frys, dit M'sieur Michel. "Personnalité hors du commun, d'une gentillesse et d'un dévouement exceptionnels", note Moinet ("Ahmed, connais pas") qui témoigne du rôle joué dans l'enracinement de la communauté harki dans le nord de la France. "Michel Frys est doué à la fois d'un sens humain et d'une disponibilité permanente assez rares... une bonté toute foncière, très naturelle, un besoin débordant de justice humaine et d'entraide qui lui colle à la peau ... Les Harkis, il va donc les aider, les prendre en charge ... Ce fut d'abord une dizaine qu'il reçut, réconforta, renseigna, hébergea. Puis vingt, puis cinquante. Le mouvement est amorcé, la vague allait déferler. Pendant des mois, M. Frys et son ami Pierre Flipo, conseiller municipal à Tourcoing, allaient s'occuper concrètement, matériellement, des centaines de familles réfugiées dans la région. Pendant des mois, ils allaient se substituer à la carence et à la lourdeur des services administratifs ... "

Un comité de soutien est donc constitué pour résoudre les problèmes de logement et d'emploi. En matière de logement, les anciennes maisons de maître du siècle dernier sont achetées et transformées en appartements avec l'aide de l'Association pour l'action contre les taudis - PACT -, et les subventions et prêts de la ville.

 

Il convient de noter également le rôle joué par André Wormser. Rappelé en Algérie, A. Wormser participe grandement au transfert et à l'implantation en métropole d'une partie des rescapés de la région de Saïda et met à leur disposition une ferme en Dordogne. Secrétaire général du Comité national pour les musulmans français - Comité Parodi - dont il devient le président, A. Wormser s'engage résolument dans le combat en faveur de l'enracinement et l'osmose de la communauté harki et notamment de leurs enfants. Action qu'il poursuit avec une patience et une détermination rares et dont il témoigne lui-même: "Lorsque le Comité national fut créé, en 1962, il n'existait, dans le mépris, l'indifférence et la suspicion générale, aucune structure d'accueil pour tous ceux qui avaient combattu sous le drapeau français, porté l'uniforme des armées de la nation, et fait l'option de citoyenneté française.

"C'est l'Association des anciens des affaires algériennes, créée quelques mois auparavant, qui, effrayée devant l'ampleur de la tâche, a conçu l'idée du Comité national où se retrouveraient les grandes associations caritatives susceptibles d'aider à l'hébergement et à l'installation des réfugiés sur le territoire métropolitain: la Croix-Rouge, Secours catholique, CANAM, AMFRA de Rouen, et anciens d'Algérie.

"Alexandre Parodi, alors président en exercice du Conseil d'État, en accepta la présidence et se dévoua à cette tâche comme à une sorte de sacerdoce civil que l'on pouvait ne pas attendre de ce très haut fonctionnaire, ancien héros de la Résistance et compagnon du général de Gaulle.

"Il convient de mentionner aussi la mémoire du colonel Deluc, connu de tous, et dont la retraite puis la disparition, au moment où le Comité national rencontrait dans son action une hostilité de plus en plus marquée des pouvoirs publics de 1976 à 1986, laissèrent un vide qui ne fut pas comblé.

" Vingt-sept ans de lutte sur le terrain ont usé les hommes, et les moyens ont disparu, mais nous revendiquons notre passé avec fierté: au premier chef la lutte pour le report de semestre en semestre du décret de forclusion à l'option de nationalité et l'obtention du statut de rapatriés. Les villages de forestage, et les contrats avec l'Office national des forêts, l'encadrement social et le début de formation professionnelle et de soutien scolaire dans les différents camps et villages de forestage, si précieux à l'époque et d'où, finalement, tout est parti. Les ateliers de Lodève, c'est nous! le centre de Mantes-la-Jolie, le centre de transit familial de Buchelay, c'est nous! le centre d'hébergement de Montfermeil, c'est nous! les écoles d'Ongles puis de Salérans puis de Chantenay-Saint-Imbert furent conçues et créées par le Comité national et notre regretté Yvon Durand; nous encore! Le Comité national prit l'initiative et passa commande de l'enquête Servier, seule référence sérieuse, et depuis 1972 l'échec scolaire et les efforts de rattrapage furent au centre de nos préoccupations.

"Nous avons expérimenté sur le terrain à Toulouse, et de façon éphémère à Poix-de-Picardie, la possibilité d'une action très efficace dans ce domaine, sous forme de soutien scolaire donné en dehors de l'Éducation nationale (dont, incidemment - je souligne - la responsabilité dans le phénomène de rejet et de mépris dont nous avons souffert tout au long de notre chemin).

"La recette est simple, mais comme pour l'art de la guerre pour Napoléon, elle est toute d'application: une association doit se créer dans des locaux, plus proches des familles que de l'école, qui puissent accueillir des enfants après la classe ou pendant les jours de congé, quelques heures par semaine. On les aide à rattraper le niveau de leur classe, à dénouer les blocages psychologiques. Il s'agit de leur donner confiance en eux et leur fournir ce qui manque au logis, tables, livres, et surtout conseils attentifs. L 'heure est venue pour la communauté française musulmane de se charger elle-même de l'avenir de ses enfants: un foyer donc, très simple et si l'on peut souhaiter que le directeur et les animateurs soient des enseignants chevronnés (instituteurs à la retraite), les instructeurs et moniteurs doivent être des grands frères et des grandes sœurs qui ont réussi dans leurs études, atteint le niveau du bac ou de la faculté, avec un contrat de vacataire, ce qui veut dire un petit salaire horaire d'appoint.

"Je suis heureux de constater de toutes parts, la vive volonté des meilleurs de prendre en main leur destin, de raconter leur histoire, de s'informer sur leurs droits et d'assumer leurs charges, celle notamment très lourde, de solidarité avec les plus désarmés, c'est un relais que je veux solennellement passer.

"Il serait injuste de ne pas dire combien ont été courageux, dignes et méritants ceux de la première génération, qui ne se sont pas résignés et ont su témoigner et mener au nom de tous un combat quotidien: le plus ingrat et le plus solitaire peut-être de toute l'histoire d'une minorité dans notre pays.

"Toute l'équipe du Rappel doit être remerciée et saluée, comme le courageux et éloquent "clin d'œil", tous ceux qui se sont dévoués, au-delà de leurs difficultés personnelles à la cause commune.

"Pour nous tous, acteurs de ce combat, la plus grande satisfaction est de voir se lever une relève nombreuse, capable, remarquablement lucide et déterminée. Elle aura à parcourir un chemin aussi long, aussi escarpé, aussi difficile que celui dont je viens d'évoquer les étapes, mais je leur souhaite beaucoup de tigre dans leur moteur." (Wormser dans le journal "le rappel", numéro 37

 

Au total, une bonne partie, vraisemblablement la moitié de la population harki rescapée des massacres, repliée et implantée en métropole, le doit aux initiatives privées prises par des officiers qui ont su mobiliser des réseaux relationnels, en marge et souvent contre les directives officielles.

Les efforts déployés ont permis, sans nul doute, de sauver des milliers de personnes d'une mort assurée et de tortures terrifiantes.

Cette action humanitaire, qui honore ses auteurs, est menée dans des conditions rendues particulièrement difficiles par les interdictions, les pressions et les menaces exercées par les plus hautes autorités civiles et militaires, dont on a pu mesurer, dans le chapitre précédent, la rigueur et le zèle mis dans leur application.

 

On ne peut que regretter le silence des organisations de défense des droits de l'homme face aux massacres des Harkis perpétrés de l'autre côté de la Méditerranée. Et comment ne pas s'étonner de la passivité quasi générale et du mutisme douteux des institutions humanitaires face au dénuement total des rescapés de ces massacres.

Cette indifférence a pesé lourd dans le traitement qui a été réservé par les Français autochtones à la communauté harki et l'oubli dans lequel celle-ci est plongée.

 

Abd-el-Aziz Méliani, le drame des harkis, Perrin 1993, ISBN 2-262-01035-8