Christian DelAballe, premier préfet de Mostaganem, ("pages d'un carnet", écrit en 1958, document interne).

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  Il raconte la création du premier conseil général (commission administrative) du département de Mostaganem, où figuraient onze musulmans et leur assassinat.

 

Le soir du 7 mai, le Président CHEKKAL s'envolait pour PARIS.

Le dimanche 26 mai, à la sortie du stade de Colombes, quelques secondes après le départ du Président de la République, Ali CHEKKAL, cible n° 1 de nos adversaires, et facilement reconnaissable par la chéchia qu'il entendait, malgré tous les conseils de prudence, ne jamais quitter, était abattu à bout portant par un tueur du F.L.N.

 

Le Ministre LACOSTE, interwievé le soir même, exprimait la douleur du Gouvernement. Un tel assassinat, déclarait-il, n'arrêterait pas la cause de l'amitié franco-musulmane puisqu'autant depuis quelques jours, au même titre que la victime de Colombes, cent quarante musulmans siégeaient dans les nouvelles commissions administratives.

Dans mon département, les paroles du Ministre Résidant, emporté par son tempérament et sa foi dans l'oeuvre entreprise, glacèrent d'effroi les malheureux collègues de l'infortuné Ali CHEKKAL.

 

Ils avaient trop bien pris soin de ne pas se solidariser de ce dernier pour que sa mort puisse véritablement les inquiéter. Mais la déclaration officielle, amplifiée par toute la presse et la radio rendaient vaines leurs pauvres précautions. Dorénavant ils étaient, comme l'avait été CHEKKAL, un objectif du F.L.N. Nous les avions virtuellement condamnés à mort.

Je devais être le lendemain de l'attentat de Colombes le témoin désolé de leur désarroi.

Les moins courageux m'adjuraient non seulement d'accepter leur démission, mais encore de demander aux journaux de la publier en bonne place afin que nul n'en ignore ...et surtout pas l'adversaire.

Les autres, plus nombreux, m'annonçaient leur intention de se faire oublier et me demandaient de les y aider. Aucun n'acceptait mes propositions de protection. Avait-on empêché le meurtre d'Ali CHEKKAL encadré jour et nuit par des Inspecteurs de la sûreté?

 

Cependant chacun des dix autres membres musulmans de la Commission administrative du département de Mostaganem recevait les lettres, hélas classiques de menaces, timbrées du cachet rouge du Front de Libération Nationale.

Et le sang commença à couler.

Le 26 mai Ali CHEKKAL avait ouvert la série.

Le 29 mai à 10 heures du matin, CHENTOUF Adda était assassiné à Mascara.

Le 29 mai, vers 19 heures, KHEIRAT était blessé très grièvement à Relizane.

Le 3 juin, le bachaga KHOUSSA disparaissait de son domicile d'Ain-Tédéles et l'on trouvait son corps le lendemain à moitié calciné.

Le 18 juin. TOUARIA El Hadj était abattu dans sa ferme de Clinchant.

 

C'était un personnage sortant de l'ordinaire que CHENTOUF Adda Ould Abdelkader, chef de confrérie, conseiller général et bon vivant. Cet homme de 60 ans, alerte, sans ride, à l'élocution facile, aimant les plaisirs de la vie, la bonne chère et les femmes, avait une clientèle religieuse qui débordait l'arrondissement de Mascara. C'était un cynique agréable, dont le désintéressement n'était sans doute pas la qualité première, mais dont l'autorité restait entière malgré les événements. Vieil adversaire d'Ali CHEKKAL, son compatriote de Mascara, leur rivalité dominait traditionnellement les luttes politiques locales. Il avait été au début du mois un des plus farouches opposants aux ambitions du Président CHEKKAL et n'avait peut-être pas assez caché une certaine satisfaction à l'annonce de sa disparition.

D'où tirait-il son apparente conviction qu'un sort semblable lui serait évité, de sa qualité de chef religieux ou des contacts pris avec les rebelles. De l'un et de l'autre peut-être.

Le 27 mai, il était aux côtés de l'Inspecteur Général LAMBERT et de moi-même aux fêtes qui avaient consacré à Relizane le centenaire de la ville. En se voyant seul des Conseillers généraux musulmans à figurer au premier rang des personnalités, il ne m'avait pas caché son mépris pour ses collègues ...et aussi son inquiétude. Dès la cérémonie officielle qui avait eu lieu au milieu d'une affluence importante, il était parti sans participer au vin d'honneur et au banquet.

Deux jours plus tard. alors qu'il sortait de sa Zaouia de Bab-Ali et recevait sur son passage le baiser traditionnel de ses fidèles, un homme s'approchait de lui comme pour l'embrasser et l'abattait à bout portant.

 

Le soir du même jour à Relizane, KHEIRAT, Vice-Président de la Commission Administrative, était agressé, transpercé de plusieurs balles de pistolet automatique, transporté grièvement blessé à l'hôpital ou après quelques jours d'incertitude sur son sort, il devait finalement échapper à la mort.

 

Le jeudi après-midi, j'étais à Mascara aux obsèques de CHENTOUF. Quelques minutes avant notre passage sur la route escarpée et dangereuse séparant Dublineau de Mascara, une embuscade qui nous était vraisemblablement destinée, venait de faire quelques victimes. Mascara avait son visage des mauvais jours. Les forces de police s'étaient déployées dans Bab-Ali, la ville musulmane, encerclée de barbelés. Avec le Maire et les personnalités qui m'avaient accueilli à ma descente de voiture, nous avions emprunté des ruelles étroites jusqu'à la Zaouia du regretté CHENTOUF.

Dans la cour enfoncée entre des terrasses, des escaliers, des jardins, une masse de fidèles et de curieux se pressaient les uns contre les autres. Nous avions pris place à côté du cercueil, cernés par cette foule, dominés par des dizaines, des centaines de têtes sortant des ouvertures, débordant des terrasses, se penchant pour mieux voir. Le bruit des lamentations et des pleureuses que j'avais perçu déjà de l'autre côté du mur d'enceinte, redoubla à mon arrivée.

Je prononçai les habituelles paroles de rigueur en semblable circonstance, décorai le cercueil de la médaille de la reconnaissance française, donnai l'accolade aux fils du disparu.

Avant de reprendre la route il me fallait bien aussi recueillir les inquiétudes, les angoisses des représentants de la population de Mascara. Depuis six mois, la sécurité ici n'avait cessé de se dégrader. L'impression d'isolement, d'étouffement, obsédait les habitants de cette jolie ville. Le seul débouché sur Oran ou Mostaganem, la route Mascara-Dublimau-St Denis du Sig était devenue le terrain de prédilection des auteurs d'embuscade.

Le capitaine MARTY, l'officier S.A.S. adjoint au Sous-Préfet, venait d'y être assassiné. Et cinq jours auparavant nous avions retrouvé les corps criblés de balles de trois jeunes étudiantes du collège qui rejoignaient leur famille, le samedi après-midi, les classes terminées. Trois jeunes étudiantes, devant les pauvres dépouilles desquelles j'étais venu m'incliner le dimanche matin, pauvre et seule consolation que je pouvais apporter aux parents effondrés.

Aujourd'hui c'était CHENTOUF. Demain d'autres.

 

La mort du Bachaga KHOUSSA s'était entourée de plus de mystère. Il avait abandonné provisoirement sa ferme pour demeurer à Aïn Tedlès, petite ville occupée par un poste de commandement de Quartier et de nombreuses troupes. J'avais personnellement veillé à ce que la sécurité du doyen d'âge du conseil général soit assurée, autant que faire se pouvait. En lui demandant de rester la nuit dans sa maison située au centre de la localité, de prendre quelques précautions élémentaires pour ses déplacements, en l'armant ainsi que les hommes de son entourage, il n'était pas possible de faire mieux.

Dans la nuit du 3 au 4 juin, j'apprenais que le bachaga et son neveu le Caïd KHOUSSA Tekouk avaient quitté leur maison et n'y étaient pas rentrés. Le lendemain, dans la campagne, on devait retrouver auprès des débris calcinés de sa voiture, son corps et celui de son compagnon.

La vérité, c'est que, connaissant les menaces qui pesaient sur lui, après les assassinats de CHEKKAL et de CHENTOUF, il avait cru devoir jouer un jeu dangereux. Par l'intermédiaire de son neveu, sans doute, il avait pris des contacts.

C'est volontairement qu'il avait quitté Ain Tedlès pour se rendre à un rendez-vous avec des responsables rebelles. Le malheureux s'était ainsi jeté "dans la gueule du loup". Rien ne pouvait plus empêcher un assassinat qui allait, par son retentissement dans la région de Mostaganem, comme l'avait été celui de CHENTOUF dans celle de Mascara, frapper de terreur les esprits et creuser à nouveau le fossé entre les deux communautés.

Le 5 juin, dans sa ferme de Bel-Adri, noyée de soleil, perdue au milieu des vignobles, devant quelques milliers d'amis et voisins mornes et désolés, je venais apporter au disparu l'hommage du Gouvernement.

"Vous voici, M. le bachaga KHOUSSA, couché dans ce linceul blanc et nous ne vous verrons plus parcourir les campagnes, participer à nos fêtes, partager nos difficultés comme nos espérances.

Mais nous ne vous oublierons pas. Nous n'oublierons pas votre inlassable et indestructible attachement à l'amitié franco-musulmane.

Quelle est donc forte cette amitié pour que des hommes acceptent de tels sacrifices?".

 

Ainsi s'envolent dans le vent chaud les paroles humaines.

Et le souvenir des disparus. Il n' y a plus que cette "grande peur" qui glace les coeurs et ferme les regards. Belle victoire ...

 

 

Quelques semaines plus tard la mort frappait à la porte de TOUAHRIA El Hadj.

C'était un homme d'une trentaine d'années, cultivateur modeste mais instruit. Le Sous-Préfet de Relizane me l'avait proposé sachant que je souhaitais trouver des hommes jeunes, neufs et libres.

TOUAHRIA El Hadj avait accepté sans penser ni aux intérêts ni aux risques, mais simplement animé du désir de s'élever, d'ouvrir son esprit à des problèmes plus larges que ceux de sa vie quotidienne, de rendre service à ses concitoyens dont mieux que quiconque il mesurait la pauvreté et les besoins.

La première séance de l'assemblée, les rapports qu'il avait lus avec attention, les travaux en commission, tout cela l'avait ravi, renforcé dans sa vocation. Et puis CHEKKAL était mort.

CHENTOUF était mort. KHOUSSA était mort. Alors TOUAHRIA El Hadj était venu me trouver. Le facteur lui avait, bien entendu, apporté l'inexorable lettre de condamnation. Combien en ai-je vu de ce genre de documents. Une enveloppe de bazar où la machine avec de vieux caractères avait maladroitement tapé l'adresse, une feuille demi format bien souvent enlevée d'un cahier d'écolier, la mention "Armée de libération Nationale" et le cachet rouge du F.L.N.

TOUAHRIA venait m'apporter sa démission.

"En quoi ma mort sera-t-elle utile, Monsieur le Préfet, à quoi peut-elle servir?"

Je l'avais adjuré de ne pas rester dans sa campagne, d'accepter une protection, des armes. "A quoi bon, Monsieur le Préfet". Et une nuit les tueurs l'avaient arraché aux siens et exécuté. Il n'avait même pas décroché son fusil avant d'ouvrir.

 

La panique avait saisi notre malheureuse commission administrative. Même les Européens s'imaginaient menacés. Quant aux Musulmans, ils étaient possédés par le désespoir. Certains s'abandonnaient au fatalisme comme le vieux Abdelkadi ou BEKHEDA, d'autres disparaissaient, s'évanouissaient sans laisser d'adresse, même à leurs proches. Et il y avait ceux qui se cognaient la tête contre les murs dans leur rage de se trouver dans une semblable situation, prêts à tout pour ne pas mourir. Le grand ABDESSADOK était de ceux-là, démissionnant bien sûr, m'adjurant malgré les consignes d'autoriser la presse à annoncer cette démission afin "qu'on le sache" et, tout me le laissait penser, multipliant les contacts avec la rébellion,

A la fin de juin, il n'y avait plus, tués, disparus, démissionnaires ou pactisant avec l'adversaire, de représentant musulman à l'assemblée départementale.

 

Le F.L.N. avait gagné. La première manche.

Il y a eu là, pendant quelques mois, de la part des rebelles une volonté systématique de faire des exemples, d'envenimer tout ce qui pouvait lier une communauté à l'autre. La création de ce département de Mostaganem avait ranimé les espérances d'une solution franco-musulmane, les premiers résultats étaient encourageants. La mise en place des municipalités, une administration plus attentive, le Conseil Général, tout cela avait apporté à notre cause des atouts non négligeables. Les renseignements que je pouvais avoir sur l'état d'esprit de l'opinion musulmane le confirmaient. Et aussi que ce que j'avais pu dire ou faire avait eu des résonances, avait effacé certaines susceptibilités, ranimé des espoirs. Il fallait étouffer tout cela "dans l'oeuf".

Quoi de plus simple pour cela que de tuer, en choisissant ses victimes. Et des hommes tombèrent condamnés par le seul fait qu'ils m'approchaient.

BENCHECRANE était mon huissier personnel. (...) Il devait être assassiné en plein marché par une radieuse matinée de juillet.

BRAHIM était mon chauffeur. C'était un garçon pittoresque, hâbleur et imprudent. Il était dévoué au Préfet. Un soir d'Août il fût tué au volant de sa voiture personnelle, d'un coup de feu à bout portant.

RETOUR A MAI 1957.

 

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