"C'est un vieux colon. À l'antique. Ceux qu'on insulte à Paris, vous savez.
Et c'est vrai qu'il a toujours été dur. Soixante ans. Mais long et sec comme un puritain avec sa tête de [cheval]. Le genre patriarche, vous voyez. Il en faisait baver à ses ouvriers arabes, et puis, en toute justice, à ses fils aussi.
Aussi, l'an passé, quand il a fallu évacuer, ça a été une corrida. La région était devenue invivable. Il fallait dormir avec le fusil. Quand la ferme Raskil a été attaquée, vous vous souvenez ? - Non, dit Jacques. - Si, le père et ses deux fils égorgés, la mère et la fille longuement violées et puis à mort... Bref... Le préfet avait eu le malheur de dire aux agriculteurs assemblés qu'il fallait reconsidérer les questions [coloniales], la manière de traiter les Arabes et qu'une page était tournée maintenant. Il s'est entendu dire par le vieux que personne au monde ne ferait la loi chez lui. Mais, depuis, il ne desserrait pas les dents. La nuit, il lui arrivait de se lever et de sortir. Ma mère l'observait par les persiennes et le voyait marcher à travers ses terres.
Quand l'ordre d'évacuation est arrivé, il n'a rien dit. Ses vendanges étaient terminées, et le vin en cuve. Il a ouvert les cuves, puis il est allé vers une source d'eau saumâtre qu'il avait lui-même détournée dans le temps et l'a remise dans le droit chemin sur ses terres, et il a équipé un tracteur en défonceuse. Pendant trois jours, au volant, tête nue, sans rien dire, il a arraché les vignes sur toute l'étendue de la propriété. Imaginez cela, le vieux tout sec tressautant sur son tracteur, poussant le levier d'accélération quand le soc ne venait pas à bout d'un cep plus gros que d'autres, ne s'arrêtant même pas pour manger, ma mère lui apportait pain, fromage et (soubressade) qu'il avalait posément, comme il avait fait toute chose, jetant le dernier quignon pour accélérer encore, tout cela du lever au coucher du soleil, et sans un regard pour les montagnes à l'horizon, ni pour les Arabes vite prévenus et qui se tenaient à distance le regardant faire, sans rien dire eux non plus.
Et quand un jeune capitaine, prévenu par on ne sait qui, est arrivé et a demandé des explications, l'autre lui a dit :
"Jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l'effacer." Quand tout a été fini, il est revenu vers la ferme et a traversé la cour trempée du vin qui avait fui des cuves, et il a commencé ses bagages. Les ouvriers arabes l'attendaient dans la cour. (Il y avait aussi une patrouille que le capitaine avait envoyée, on ne savait trop pourquoi, avec un gentil lieutenant qui attendait des ordres.)
~ Patron, qu'est qu'on va faire ? - Si j'étais à votre place, a dit le vieux, j'irais au maquis. Ils vont gagner. Il n 'y a plus d'hommes en France.
Le fermier riait: " Hein, c'était direct !"
- Ils sont avec vous ?
- Non. Il n'a plus voulu entendre parler de l'Algérie. Il est à Marseille, dans un appartement moderne.. Maman m'écrit qu'il tourne en rond dans sa chambre.
- Et vous ?
- Oh, moi, je reste, et jusqu'au bout. Quoi qu'il arrive,je resterai. J'ai envoyé ma famille à Alger et je crèverai ici. On ne comprend pas ça à Paris. À part nous, vous savez ceux qui sont seuls à pouvoir le comprendre ?
- Les Arabes.
- Tout juste. On est fait pour s'entendre. Aussi bêtes et brutes que nous, mais le même sang d'homme. On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer...
Dans ce passage, Jacques (Albert Camus) se rend à Mondovi où il est né, et où il recherche le souvenir de son père et rencontre un agriculteur qui lui raconte comment son père, dont l'exploitation se trouvait en zone interdite, en avant du barrage a dû l'abandonner.
Camus ne prend pas partie pour le vieux colon, mais il expose ses motivations avec honneteté, il le comprend (comme disait Sartre quand il parlait des terroristes, il les comprenait).
Le premier homme page 123
" Oui, oui, disait Ernest. Jacques, Jacques, toujours elle parle
-Eh bien voilà ", disait Jacques. Et voilà en effet, il se retrouvait entre eux deux comme autrefois, ne pouvant rien leur dire et ne cessant jamais de les chérir, eux au moins, et les aimant encore plus de lui permettre d'aimer alors qu'il avait tant failli à aimer tant de créatures qui méritaient de l'être.
" Et Daniel ?
- y va bien, il est vieux comme moi; Pierrot son frère la prison.
- Pourquoi ?
- y dit le syndicat. Moi je crois qu'il est avec les Arabes. "
Et, soudain inquiet :
- Dis, les bandits, c'est bien ?
- Non, dit Jacques, les autres Arabes oui, les bandits non.
- Bon, j'ai dit à ta mère les patrons trop durs. C'était fou mais les bandits c'est pas possible.
- Voilà, dit Jacques. Mais il faut faire quelque chose pour Pierrot. ,
- Bon, je dira à Daniel.
Dans ce fragment, Jacques (Albert Camus) en visite chez sa mère à Belcourt parle avec son oncle, qui vit avec elle dans le vieil appartement de son enfance. Les bandits bien sûr, sont les terroristes FLN. Il est possible que Camus pense à son intervention en faveur de Maisonseul.
Ou encore
Conversation sur le terrorisme :
Objectivement elle est responsable (solidaire)
Change d'adverbe ou je te frappe
Quoi ?
Ne prends pas à l'Occident ce qu'il a de plus bête. Ne dis plus objectivement ou je te frappe.
Pourquoi ?
Ta mère s'est-elle couchée devant le train d'Alger-Oran? (le trolleybus).
Je ne comprends pas.
Le train a sauté, 4 enfants sont morts. Ta mère n'a pas bougé. Si objectivement elle est quand même "responsable"(solidaire) alors tu approuves qu'on fusille des otages.
Elle ne savait pas.
Celle-là non plus. Ne dis plus jamais objectivement.
Reconnais qu'il y a des innocents ou je te tue toi aussi.
Tu sais que je pourrai le faire.
Il s'agit d'un fragment retrouvé avec le manuscrit du premier homme.
Apparemment il s'agit d'une conversation entre Camus (Jacques dans le livre) et Sadock, membre du FLN qui apparaît ailleurs.
Camus récuse le fameux argument qui justifie l'assassinat raciste des chrétiens et des juifs, (ils sont disait Sartre "objectivement responsable" car nés en Algérie, ils bénéficient du système colonial.)
Camus retourne l'argument. Est-ce que la mère de Sadock a essayé d'empêcher le train de sauter? Si elle ne l'a pas fait elle est "objectivement" responsable comme la mère de Camus l'est de la colonisation. Et cela justifie de fusiller des otages, également "objectivement" responsables.
Sadock objecte que sa mère ne savait pas que le train allait sauter. La mère de Camus savait-elle ses avantages dus à la colonisation?
Dans ce fragment, il semble que Camus prenne vigoureusement partie "je pourrai te tuer si tu ne reconnais pas l'innocence de ma mère".
C'est le thème de la trêve pour les civils qui reparaît.
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