Souvenirs du camp de Bias

 

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 Bien peu de harkis eurent droit au passage sur la Terre promise de métropole. Et quand ils arrivèrent, ils se retrouvèrent parqués dans un premier centre de triage - souvent Rivesaltes, où les Français, qui ont décidément la mémoire longue, avaient parqué les républicains espagnols fuyant l'avance et les massacres franquistes.

Puis, peu de temps après, l'administration mit au point ses "chantiers de forestage", camps de toile ouverts aux quatre vents. Les barbelés soigneusement tendus autour des tentes ne les protégeaient pas du froid, ni de l'humiliation d'être entassés comme des bêtes. Les malheureux contraints, en novembre, de quitter Rivesaltes, au bord de la mer, pour les hauts plateaux du Larzac et la vie sous la tente, par moins dix degrés, avec des nourrissons, savent ce que "concentration" veut dire.

Et il en est malheureusement beaucoup qui, de traumatisme en traumatisme, ont glissé vers l'oubli définitif.

Garonne, ou Jouques, dans les Bouches-du-Rhône) étaient plus importants que d'autres. Dans un second temps, la SONACOTRA ou la SNCF bâtirent des foyers d'urgence pour reloger ces familles désemparées, créant ainsi des ghettos (Jacques Amalric les appelle des "minibantoustans", comme dans l'Afrique du Sud de l'apartheid), soigneusement signalés à la vindicte et au mépris des Algériens pro-FLN, qui perdurent trente ans plus tard.

Sur la situation dans les camps, les témoignages cette fois affluent. Pas d'hygiène, pas de confort ni de réconfort. Un salut au drapeau obligatoire, des gendarmes en armes veillant à ce que nous ne sortions pas en dehors des chantiers obligatoires - et pas de salaire pour les activités exténuantes auxquelles les adultes étaient contraints. Pour les enfants, des conditions scolaires si déplorables qu'elles ressemblaient fort à un plan concerté pour faire perdre la mémoire sans donner la possibilité de la récupérer un jour.

C'est que le crime perpétré contre les harkis et leurs familles ne s'arrête pas au crime contre l'humanité perpétré en Algérie. Il se double d'un crime d'État, d'un crime prémédité, l'extermination molle, sans tambour ni trompettes, d'une génération perdue à laquelle on n'a laissé que la désespérance pour seule raison d'être.

Je suis confus d'imposer au lecteur un fragment de ma propre histoire, mais je ne saurais tout à fait écrire ce livre si je ne raconte pas ce qui fut ma jeunesse d'enfant de harki, et la jeunesse de milliers d'autres, pour lesquels je me dresse aujourd'hui.

Je suis né à Tizi-Ouzou, en Kabylie, en 1959. Mon père était de Tizi-Ouzou, mon grand-père aussi, et d'après ma mère, c'est le plus beau pays du monde. Je n'en ai aucun souvenir. L'Histoire et l'administration française se sont occupées de mes souvenirs d'enfance.

(…)

 

Nous sommes arrivés en fin de matinée à Marseille. Des camions militaires nous y attendaient. Des émissaires de la Croix-Rouge ont tout juste eu le temps de nous glisser quelques vivres - et des barres de chocolat pour les enfants. Certains partirent vers la gare, pour une destination inconnue. Nous, nous avons roulé toute la journée, jusqu'au camp de Bourglastic en Corrèze.

Là, sur un terrain parsemé de ronces, l'armée avait dressé des tentes - trop peu de tentes, si bien que nous partageâmes la nôtre avec deux autres familles. Il n'y avait pas de lits de camp pour tout le monde, et certains dormaient à même le sol. Nous sommes restés là peut-être trois mois. Nous étions loin de tout, cachés aux yeux du monde. Nous mangions des rations militaires. L'armée avait amené une grosse citerne, pour boire et pour laver le peu de linge que nous avait distribué la Croix-Rouge.

Un matin, un officier est entré en coup de vent, en nous assénant qu'il fallait être prêts dans une heure, parce que nous déménagions. Nous avons rassemblé nos pauvres affaires, on nous a renfournés dans un camion militaire, direction le camp de Rivesaltes.

La mer, au loin. Le camp était immense. Une étendue de tentes et de baraquements - le camp n'était pas improvisé, c'était un centre de transit qui existait déjà avant la Seconde Guerre mondiale. Il était même divisé en plusieurs "villages" numérotés: on nous a attribué une place dans le village 5 - enfin une tente pour nous tout seuls. Mon père a retrouvé des amis, des compagnons d'armes. Il y avait à la fois une fraternité et un sentiment très fort d'inutilité, de désœuvrement. On traînait ...

Nous sommes restés là quelques mois, le temps d'être triés, comme on trie des lentilles: on nous a redistribués vers d'autres camps, Saint Maurice L'Ardoise, Jouques, etc. Les plus robustes ont été envoyés dans le nord de la France, dans les mines, ou pour travailler dans les briqueteries. D'autres ont été dirigés vers ces fameux "camps de forestage", comme on commençait à dire ...

Restaient les inaptes, les vieillards, les handicapés, les grands blessés de guerre - les inexploitables. Mon père, à cinquante-huit ans, était de ceux-là. On nous a expédiés au camp de Bias. Entre nous, on dit "Bias", mais son appellation officielle était le CARA (Centre d'accueil des rapatriés d'Algérie). C'était, comme Rivesaltes, un camp "historique": il avait servi pour les réfugiés espagnols de 1936, et récemment encore il s'appelait CAFI, Centre d'accueil des Français d'Indochine, mais ceux-là venaient tout juste de dégager dans un autre camp, à Sainte-Livrade-sur-Lot. Encore quelques guerres coloniales escamotées, et le Sud-Ouest verrait passer tous les enfants perdus d'Asie et d'Afrique. quelques photos

On dit "Bias", mais le bourg même était à trois kilomètres, par de petits chemins forestiers perdus dans la campagne. L'administration avait le chic pour nous fourrer au bout du monde, loin des regards. C'est un tic administratif qui n'a rien de spécifiquement français: Auschwitz aussi est à l'écart du monde. Quant à savoir si c'est la volonté de discrétion, ou un vague sentiment de culpabilité qui amène les autorités à implanter leurs camps loin des regards ...

Crainte de la contamination, sans doute. Témoins gênants d'une défaite exemplaire. Auxiliaires un peu répugnants dont l'existence finirait par être contestée. À l'abri de la population - à moins que ce ne fût la population que l'on mettait à l'abri de cette dangereuse bande d'individus plus bronzés que la moyenne, et qui parlaient parfois une langue ignorée des amateurs de cassoulet.

Je veux dire que, dès le départ, il y avait un plan d'élimination douce. On nous niait. On nous déniait le droit même d'exister au grand jour. Quelqu'un qui serait passé par hasard, en cueillant les champignons, ne se serait d'ailleurs pas douté de notre existence même: le camp était entouré d'une barrière dense de sapins, qui laissaient à peine passer la lumière - une barrière grillagée de huit cents mètres de long, renforcée de barbelés, coupée en son milieu par un haut portail aveugle de plus de quatre mètres de haut. Il y avait là près de 1 300 personnes - les ultimes témoins de cette maladie honteuse qu'on appelle une défaite.

Ce ne pouvait être qu'un plan. Sinon, pourquoi se donner la peine de construire un camp dans une région désolée où il n'y avait pas de travail, pas d'équipements scolaires - rien qui permette de conserver un semblant de dignité... Le plan, c'était de faire de nous, la seconde génération, les bébés qui venaient de naître, ceux qui étaient encore en devenir dans le ventre de leurs mères, des vauriens, de va-nu-pieds, la lie de la société - incapables de s'intégrer à l'un ou l'autre monde, la culture entre deux chaises.

Incapables aussi de se révolter.

Le CARA était un vrai camp de concentration, en ce qu'il était conçu pour décérébrer, détruire lentement, sans attirer l'attention. Avec cette hypocrisie admirable des administrations qui ont longtemps médité leurs forfaits: l'aide et l'assistance faisaient elles-mêmes partie du plan. Bias, comme tous les autres "camps de forestage", était le mouroir programmé des harkis.

 

Nous sommes donc arrivés là en février 1963. J'avais quatre ans, et je me rappelle parfaitement la noria de camions qui rentraient dans le camp. On nous a débarqués, on a distribué aux enfants des boîtes de lait concentré. Je me souviens des deux petits clics pour les percer et, pendant que je buvais, la tête en arrière, le grand portail se refermait, ce grand portail nu, massif, qui serait le terme de mon horizon jusqu'en 1971- et, pour les moins chanceux, jusqu'en 1975. Nous étions assis sur une pelouse, autour de ma mère, quand les hommes ont été appelés à se rassembler: le chef de camp les haranguait. Quelques harkis nous avaient précédés pour nettoyer et faire place nette aux nouveaux arrivants. Là, on a attribué des baraques aux diverses familles, les hommes mariés occupant les premiers bâtiments, les célibataires les deux derniers, tout au fond, à droite, les veuves mères de famille les deux bâtiments au fond à gauche. Nous nous sommes retrouvés dans le premier bâtiment à droite de l'entrée principale. Le camp était séparé en deux parties symétriques par une route rectiligne. Huit bâtiments à droite, autant à gauche. À l'entrée, sur la droite, un petit bâtiment supplémentaire destiné à l'administration et aux responsables. À l'autre bout, toujours sur la droite, une autre petite construction dont il allait s'avérer qu'elle était "l'École" - Liberté, Égalité, Fraternité ... Sur la gauche s'était installé un épicier, M. André. On y trouvait aussi une "lingerie" où étaient entreposés des couvertures militaires et des vêtements offerts par la Croix-Rouge. Un peu plus loin, à ciel ouvert, un grand tas de charbon, où l'on allait chercher de quoi se chauffer. À l'autre bout, un bâtiment pour les Français "de souche" qui travaillaient au camp, l'instituteur et l'infirmière - et les douches communes.

Notre "maison" était composée de trois pièces, de huit mètres carrés chacune - un séjour-cuisine-salle à manger, et deux chambres identiques. Dans le coin cuisine, un poêle à charbon, et un minuscule évier avec un robinet d'eau froide. Dans les chambres, des paillasses. Je me souviens - c'est l'une de mes premières sensations tactiles conscientes - que les brins de paille traversaient sans cesse le tissu élimé, et que nous les tirions pour ne pas nous piquer - comme sans doute d'autres avant nous, ce qui réduisait lentement les "matelas" à des galettes inconfortables. Les W-C étaient à l'extérieur - un pour deux familles. Pas de lumière dans les W-C. Du coup, nous avions nos pots de chambre au milieu, entre les matelas. Il fallait faire drôlement attention pour ne pas s'y prendre les pieds, en pleine nuit, dans le noir complet. La nuit, la seule lueur, c'était, parfois, la bougie de ma mère. Elle se levait, le bougeoir à la main, pour faire la chasse aux cafards, qui ont pour habitude de sortir la nuit.

Et c'était drôlement cafardeux, ce camp!

L'après-midi de notre arrivée, des harkis "de service" nous amenèrent des couvertures, quelques ustensiles de cuisine, un sac de charbon et quelques victuailles - des pâtes, si je me souviens bien. La survie pouvait commencer.

Le camp couvrait une dizaine d'hectares. Il était entouré d'un haut grillage, renforcé de barbelés, avec cette haie de sapins plantée serré. L'entrée principale était gardée de jour comme de nuit, et les premières années, il fallait une autorisation ecrite pour sortir. Ce n'était pas qu'on nous la refusât souvent: tout était dans le principe. On pouvait nous la refuser. On pouvait décider ce qui était bon pour nous. Ce genre de consigne avait pour fonction de nous infantiliser, de nous rendre dépendants. De nous humilier aussi.

Il y avait une entrée secondaire, que seul le directeur du camp avait le droit d'emprunter. Comme s'il ne voulait pas mettre ses pas dans les pas des harkis. J'ai appris depuis qu'il existait des appartements "bourgeois" avec une entrée pour les maîtres et une entrée de service. C'était le même principe, au fond. Le directeur, vrai "bon Français" puisqu'il n'avait jamais eu à le prouver, était le patron d'une entreprise à but non lucratif dont nous étions les prolétaires.

L'administration était gérée par des "spécialistes" de la mentalité musulmane, épaulés par deux ou trois harkis qui avaient fait partie du "Deuxième Bureau" en Algérie, des "Français musulmans" qui auraient vendu père et mère à leur supérieur, si celui-ci avait eu l'idée de les acheter. Après tout, dans les camps d'extermination nazis, il y avait aussi des "Kapos" recrutés parmi les déportés, et plus féroces parfois que les SS eux-mêmes. On trouve toujours des collabos, quand on cherche.

(…)

Tous les matins, par tous les temps, nos pères se rassemblaient pour assister au lever du drapeau, avec le père Amrine qui sonnait du clairon - et tous les soirs on descendait et on pliait soigneusement le précieux rectangle tricolore - et cela jusqu'en 1975.

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La lumière était contrôlée par l'administration - comme dans une prison. L'électricité était distribuée à partir d'une petite armoire en fer de quarante centimètres de large sur quatre-vingt de haut, qui abritait, à deux mètres cinquante de haut, le disjoncteur général de tous les bâtiments. Elle était fermée avec un cadenas, hors de portée. Seuls le directeur et le gardien du camp en avaient la clé. Ils allumaient le matin de 8 à 10, le soir de 5 à 10. Leur manège nous permettait, à nous les gosses du camp, de savoir l'heure - à la seconde près.

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Les "centres 'de correction" - il y en avait trois dans notre zone, à Gelos, Pau et Mounours - servaient, comme leur nom l'indique, à "redresser" les jeunes délinquants en herbe qui grandissaient parmi nous. On s'y retrouvait pour des peccadilles - pour avoir jeté un papier par terre, pour avoir pris une poignée de cerises dans un immense verger juste en face du camp. Nous étions jeunes, affamés, espiègles - des gosses. On se retrouvait en moins de deux en "centre", et on en revenait maté, à coups de gifles et de poings, cadenassés dans des chambres-cellules - maté et soumis, sournois, prêt à tout pour ne pas y retourner. C'était, au fond, la structure pénitentiaire adaptée au grand air: les "centres ", c'était le mitard.

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L'école était donc située au fond du camp. C'était un long bâtiment, qui regroupait dix classes, de la maternelle au CM2. L'école elle-même était entourée d'un grillage, avec la même couronne de barbelés que la palissade extérieure. C'était un camp dans le camp, entouré de hauts peupliers, comme une barrière supplémentaire.

(…)

 

Je ne peux tout copier de ce formidable témoignage de Boussad Azni, harkis crime d'état, ISBN 2-290-321158-3 il est publié en j'ai lu donc pour une fois à un prix abordable, tous ceux qui s'intéressent à cette période doivent l'avoir lu.