La bataille d'Alger

 

 

 

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Alger et sa banlieue formant ensemble une concentration humaine de 700000 habitants dont près de 400000 musulmans offraient au F.L.N. l'avantage d'une clandestinité facile dans l'anonymat de la masse et celui de ressources financières quasi inépuisables. Capitale véritable au nœud de toutes les communications du territoire, il était naturel que le C.C.E. s'y établît. Objet de rivalités enfin entre les Wilayas riveraines (W. 3 Kabyle et W. 4), Alger était pour toutes ces raisons désignée pour un rôle singulier. Le C.C.E. érigea donc l'agglomération en "Zone Autonome d'Alger", Z.A.A., indépendante de toute Wilaya, mais directement subordonnée au Comité exécutif du F.L.N.

 

structure de la Z.A.A

La structure de la Z.A.A. est un modèle du genre; l'agencement de ses hiérarchies, compte tenu de leurs missions respectives, permet de mieux saisir comment un si petit nombre d'hommes armés put parvenir à asseoir son emprise sur une cité entière et à tenir en échec les forces chargées de sa protection.

Au sommet, le Conseil de Zone, composé de 4 hommes: le chef politico-militaire et ses trois adjoints, responsables respectivement des trois grandes "branches" d'activité qu'on retrouve également à l'échelon subordonné: branche militaire, branche politico-financière et branche liaisons-renseignements.

A l'échelon subordonné, trois Régions: Alger-Centre, Alger Ouest et Alger-Est, dirigées chacune par un Conseil de composition identique et organisées elles aussi en trois branches.

Branche militaire (A.L.N.): dans chaque Région, elle comprend essentiellement 3 "groupes armés" de chacun 3 cellules de 3 hommes armés; soit 35 hommes par Région, en comptant les chefs et leurs adjoints. C'est l'indispensable bras séculier chargé d'effectuer les attentats par armes à feu et notamment de faire respecter en milieu musulman les consignes de la branche politico-financière en exécutant ses sentences ou ses semonces.

 

Branche politico-financière (F.L.N.): son rôle est capital.

 

Il consiste à noyauter puis structurer la population musulmane de manière à s'assurer le contrôle total de son comportement; et parallèlement, à lever tout l'argent nécessaire. Dirigée au sommet par le Commissaire Politique Zonal, (qui est l'adjoint politico-financier du Chef de la Z.A.A.), cette branche comporte dans chaque Région, sous la responsabilité du Commissaire Politique Régional et de ses deux adjoints: une organisation de renseignement subdivisée en secteurs et cellules; une équipe d'impression de tracts; un réseau de 50 à 75 militants actifs répartis par secteurs, en "groupes de choc", formations paramilitaires chargées de diffuser les consignes d'action ainsi que les tracts de propagande, et d'assurer les transports; et une organisation plus ample, dite de "sympathisants" qui encadre directement et totalement la masse grâce à deux systèmes hiérarchiques se recoupant (l'un par zone d'habitat, subdivisé en Secteurs, Districts, quartiers et cellules d'immeuble; l'autre par secteur d'activité: entreprises industrielles ou commerciales, et administrations). Ce réseau de "sympathisants" a pour missions la surveillance générale des habitants, la collecte des impositions individuelles, la fourniture de "refuges" pour les responsables et de "boîtes aux lettres" pour leurs agents de liaison. Outre cette structuration régionale uniforme, il y a des réseaux financiers spécialisés, à l'échelon Zone: l'un dans l'imposition des grosses fortunes, les autres dans les grandes entreprises privées ou publiques (transports en commun, halles et marchés, tabacs etc.); et à l'échelon Région ou Secteur dans l'imposition des commerçants et l'organisation sous leur couvert, des transferts financiers.

 

Branche liaisons-renseignements: théoriquement chargée au niveau de la Zone et des Régions d'assurer la transmission des ordres et comptes rendus d'une part, la recherche, la centralisation et l'exploitation des renseignements sur l'adversaire et sur la population d'autre part, cette branche n'a connu en fait qu'un développement limité. Son rôle fût, à défaut, assumé en partie par les réseaux de la branche politico-financière. Cependant le responsable de cette branche à l'échelon Zone dirigeait un ensemble de "Comités" constituant en quelque sorte un état-major de la Z.A.A., placé partiellement au service du C.C.E.: Comité des liaisons, assurant les courriers clandestins avec les Wilayas, la Fédération de Métropole, l'organisation du F.L.N. en Tunisie et au Maroc ainsi qu'avec le C.C.E.; Comité dit de renseignements, chargé en fait de noyauter l'administration ainsi que les unités musulmanes des forces de l'ordre, et amorçant la constitution de services spéciaux véritables; Comité de rédaction avec deux missions: informer le Conseil de Zone de la conjoncture psychologique et politique, concevoir et rédiger la propagande à diffuser; Comité "de Justice" chargé de surveiller l'exécution des directives et de réprimer les manquements; Comité sanitaire pour l'utilisation du personnel de santé et la répartition des médicaments, mais dont le rôle est aussi politique, visant à créer un "Croissant Rouge Algérien" pour obtenir ensuite sa reconnaissance par la Croix-Rouge Internationale; enfin, le Comité syndical destiné à jouer un rôle important dans la préparation de la grève.

 

Indépendamment de ces structures enfin, parce qu'ultra secret, le "Réseau spécial Bombes" constitue l'instrument d'action privilégié de la Zone, aux ordres directs du Chef de la Z.A.A. Quatre branches: la carcasserie, qui fabrique les corps de bombes métalliques; les artificiers qui fabriquent l'explosif et qui assujettissent la charge, le système d'horlogerie et le dispositif électrique de mise à feu; l'équipe de transport qui centralise le matériel nécessaire et répartit les bombes; les poseurs enfin, qui reconnaissent les lieux et commettent les attentats.

 

L'effectif total de ces hiérarchies politiques et militaires est au plus de 5000 militants et "sympathisants" actifs. Sur ce chiffre, l'A.L.N. - branche militaire et réseau Bombes - compte pour 200 hommes seulement. Le recrutement, particulièrement exigeant pour rares éléments chargés de l'action que la contre-offensive des forces de l'ordre va décimer rapidement, s'opère par paliers: à partir de la masse pour les réseaux de "sympathisants", à partir de ces derniers pour les militants de la branche politique et. parmi ceux-ci enfin pour la branche militaire et le réseau Bombes.

 

Le fonctionnement technique de cet ensemble trahit deux soucis majeurs: celui d'assurer de bonnes rentrées d'argent et celui de la clandestinité. Le rendement des réseaux financiers était nécessaire à la marche de l'ensemble et particulièrement aux achats d'explosifs et d'armes; mais son intérêt politique n'était pas moindre, puisqu'il avait valeur de test de la prise en mains puis de la soumission des individus. C'est ainsi qu'à la base, bon nombre de cotisants étaient astreints à payer deux fois, au titre de leur quartier et de leur entreprise. Toute transaction commerciale importante - automobile, télévision par exemple - était frappée d'une taxe de 10% jusqu'à 3 millions (anciens francs- environ 5000 euros), et de 15% au-dessus. L'imposition directe des établissements commerciaux et entreprises ainsi que les prélèvements sur les grosses fortunes fournissaient enfin la part principale des ressources. Au total, la Zone Autonome d'Alger récoltait, fin 1956, de 100 à 120 millions de francs (anciens) par mois (200.000 euros).

 

Quant à la clandestinité, elle revêtait d'abord la forme du silence imposé sous menace de mort à tout habitant musulman. - et c'était là un second test de soumission -. Moyen élémentaire de défense contre la répression, condition de survie pour les structures de la Zone, la clandestinité était enseignée individuellement aux militants. Elle était assurée par une spécialisation rigoureuse de chacun dans sa tâche et à son échelon, et par un strict cloisonnement vertical et horizontal. Le militant de base ne connaissait que son chef de cellule. Les liaisons de commandement ne se faisaient pratiquement jamais par contact personnel mais par l'intermédiaire de "boîtes aux lettres" ou relais clandestins, exploitées chacune par un agent de liaison attaché à la personne d'un chef et seul à connaître le refuge de celui-ci. Tout chef poursuivi disposait d'une série de refuges personnels, caches parfois murées aménagées dans des domiciles privés à issues multiples. Refuges, pseudonymes, mots-de-passe changeaient quotidiennement. Aux échelons les plus vulnérables, ceux de la branche militaire notamment, le chef se bornait à décider et à organiser, seul son adjoint prenant part à l'action directe. Enfin il existait des réseaux en sommeil, prêts à prendre instantanément - la place des structures détruites.

 

Toute cette organisation intelligente et minutieuse eût pour raison d'être la terreur, qu'elle fit effectivement régner durant une longue année sur Alger. Encore faut-il distinguer entre le terrorisme visant la communauté européenne et celui qui fut dirigé contre les musulmans.

 

 

la terreur: 

Les attentats visant les Européens furent en majorité commis à l'explosif, c'est-à-dire anonymes, collectifs et aveugles. L'instrument de prédilection était la bombe à retard, composée d'un boîtier en fonte garni de dynamite gomme avec une mise à feu électrique commandée par un système d'horlogerie. Le poids de ces bombes variait d'une demi-livre à vingt kilos. Le lieu et le moment de l'explosion étaient choisis en considération de l'effet spectaculaire à obtenir: terrasses des cafés les plus fréquentés à l'heure apéritive, réunions publiques du Dimanche après-midi, lieux d'affluence sur les grandes artères aux heures de pointe ... : par exemple, bombe au Milk Bar, le 30.9.1956, à l'angle de la Place d'Isly et face à l'Etat-Major: 1 mort, 30 blessés; bombe à la Cafetaria de la rue Michelet: 2 tués, 16 blessés; bombes dans la Grande Poste, à la cathédrale, à l'Hôtel St Georges; bombes du dimanche 26 janvier 1957 au soir, à la même minute, dans l'Otomatic et deux autres cafés de la rue Michelet, rendez-vous des étudiants: 5 tués, 34 blessés; bombes du dimanche 10 février au Stade municipal et à celui d'El Biar: 10 tués, 36 blessés; bombes du 3 juin à 19 heures simultanément dans des pieds de lampadaires à trois arrêts de tramway: 5 tués, 92 blessés; bombe du dimanche 9 juin à 17 h 30, dans le dancing du Casino de la Corniche, rendez-vous des jeunes de Bab-el-Oued: 11 tués, 35 blessés, etc.

 Des centaines d'attentats ayant été perpétrés dans de telles conditions, la communauté européenne toute entière - soit 300000 personnes pour l'agglomération algéroise - a vibré d'horreur à la vue des corps fauchés, des jambes arrachées, des jeunes - vies tranchées par l'explosion des bombes; toute entière elle a communié dans l'indignation et la douleur en suivant les convois funèbres; toute entière, et pendant de longs mois, elle a éprouvé, au fil des heures, la même angoisse d'une nouvelle déflagration et d'une nouvelle tuerie. C'est aux dépens de cette communauté que l'effet spectaculaire recherché par le F.L.N. a été pleinement atteint.

 Tout autres furent les attentats dirigés contre les musulmans: autres et par leur nature, et par leur but. La plupart furent individuels, s'adressant à une victime nommément choisie et désignée. Le crime était commis non pas à la bombe mais au couteau ou au pistolet le plus souvent. (Sur les quelques centaines d'armes à feu détenues par la Zone, les deux tiers étaient des pistolets). C'est pourquoi ce terrorisme-là fut relativement discret.

 Non pas que le meurtre d'un musulman d'Alger ne fût aussitôt connu de ses frères: la nouvelle s'en répandait d'autant plus vite que les propagandistes de la Zone prenaient grand soin de la diffuser. Mais en dehors de la communauté musulmane elle se trouvait étouffée par le bruit des bombes.

 

C'est que les attentats de cette catégorie ne visaient à rien d'autre qu'à tenir la ville musulmane. Ils frappaient à mort et à coup sûr. Tantôt ils atteignaient un membre de l'organisation subversive qui avait failli à sa mission, tantôt un quidam coupable d'indiscipline ou d'une attitude pro-française. A chaque coup ils se traduisaient par une prise en mains plus étroite de l'entourage de la victime et, par menace ou simple contagion, de la masse. Ainsi étaient assurés le mutisme de quiconque vis-à-vis de l'autorité, l'exécution fidèle des consignes, le versement des cotisations; ainsi étaient fournies dans les domiciles privés les indispensables caches, au prix de la compromission la plus grave. Dans la Casbah, les faubourgs, les bidonvilles, les effets de cette tyrannie de la peur furent particulièrement probants lors de la grève du 28 janvier 1957. Dans les rangs de la bourgeoisie musulmane, commerçante, intellectuelle ou politique, la terreur, amplifiée par des semonces personnelles, entraîna une participation financière, des complicités de toutes sortes, des conversions au Front.

 L'ingéniosité d'une organisation bien adaptée à ses tâches, la sévérité exemplaire de disciplines fondées sur la terreur, le contrôle exercé dans la masse par un encadrement méthodique ... : c'est grâce à la rigueur de tout cet ensemble, conçu et dicté par Benkhedda au nom du C.E.E., que la "Zone Autonome" a pu s'édifier, s'imposer pour un temps à la population musulmane de la capitale, agir et subsister en son sein et que, appuyés sur une telle infrastructure, 200 hommes de main ont suffi pour faire d'Alger pendant des mois la vedette sanglante de l'actualité mondiale.

 

La bataille d'Alger au sens large dura plus d'un an, du printemps 1956 à l'été 1957, avec un paroxysme durant l'hiver. Mais la contre-offensive française ne s'exerça véritablement qu'en 1957.

 

Le graphique du nombre des attentats commis dans l'agglomération algéroise résume éloquemment l'évolution de la bataille.

 

Le premier semestre 1956 avait été pour le terrorisme urbain une période de développement et de progrès sous l'impulsion d'un tueur émérite, Yacef Saadi, chef politico militaire de la ville depuis l'automne 1954. Au cours du second semestre la "Zone Autonome d'Alger" (Z.A.A.) avait vu le jour à la suite du Congrès de la Soummam; sous la haute direction de Benkhedda membre du C.C.E., supervisant Yacef Saadi, la Z.A.A. agit alors crescendo, pour atteindre au sommet de son efficacité avec 122 attentats en décembre: soit une moyenne de 4- attentats par jour. Ascension spectaculaire, bénéficiant du fait que les forces de l'ordre n'étaient pas adaptées à ce genre de combat. Le succès même de la Z.A.A. allait conduire l'autorité française à une réaction radicale avec l'intervention, de janvier à mars 1957, de la 10ème Division Parachutiste aux ordres du général Massu, muni des pouvoirs de police. 

Le maintien de l'ordre dans une aussi vaste agglomération, minée par le terrorisme, posait aux responsables un problème neuf. Avant de songer à reconquérir la population musulmane - c'est-à-dire la soustraire à l'emprise du F.L.N., reprendre avec elle un contact confiant et l'organiser pour sa propre auto-défense -, il fallait en priorité protéger les gens et les biens, et détruire simultanément l'organisation subversive. Protéger était une affaire de gardes et de patrouilles: il y fallait simplement des effectifs très importants. Le difficile était d'éliminer la subversion. Il s'agissait de détecter les réseaux enfouis dans une masse de près de 400 000 musulmans et protégés par un silence contraint, mais général; il fallait, sans porter tort à la foule des innocents ni même aux innombrables complices-par-peur, pénétrer une organisation cloisonnée à l'extrême; il fallait dépister maille à maille les filières, faire le tri des militants actifs, remonter aux responsables et identifier les tueurs ; il fallait en déjouant les ruses découvrir les repaires, les caches, les relais, les armes, les ateliers de fabrication et les dépôts de bombes.

 

C'était donc avant tout une affaire de renseignement. Encore fallait-il exploiter sur l'heure tout renseignement obtenu, sous peine de tomber dans le vide. Et aussi maintenir après tout succès une vigilance sans faille, sous peine de voir se reconstituer bientôt le maillon éliminé ou la cellule détruite. 

D'où l'organisation originale, révolutionnaire pourrait-on dire, de la hiérarchie du maintien de l'ordre: à partir de janvier, les différentes polices, les C.R.S., la gendarmerie, les services de sécurité comme les unités de l'armée furent placés sous la responsabilité unique des chefs militaires. De sorte qu'à chaque échelon le commandement put disposer à tout instant de toutes les informations et de tous les moyens de les exploiter ou d'assurer les protections nécessaires. Dans une ville soumise au régime de la terreur organisée, c'était la condition de l'efficacité.

Quant au renseignement, clé du succès, il fut recherché principalement par l'infiltration d'agents au sein des réseaux clandestins, et si possible jusqu'à leur tête. Procédé combien délicat! - mais qui en dépit des remarquables succès qu'il devait obtenir, ne pouvait pénétrer tous les cloisonnements ni surtout répondre aux besoins d'information que la gravité des menaces rendaient les plus urgents. Pour les responsables de l'ordre les cas de conscience furent constants. Il suffira ici d'un exemple typique: celui d'un chef terroriste fraîchement arrêté, et immédiatement identifié grâce au fichier central. Sachant que cet homme connaissait dans le détail un fragment de son organisation, qu'il était probablement le seul ou l'un des deux seuls à le connaître et à être au fait des projets d'action actuels de son ressort, on savait aussi que si ces renseignements n'étaient pas obtenus et exploités dans un délai de deux ou trois heures, ils deviendraient caducs: dans le meilleur des cas la nouvelle de son arrestation aussitôt transmise entraînerait un remaniement de l'organisation menacée, qui deviendrait à nouveau invulnérable; dans le pire c'est une ou plusieurs bombes qui, faute d'être interceptées à temps, provoqueraient le jour même une nouvelle tuerie. Dans ces conditions, fallait-il à tout prix arracher l'information au prisonnier qui la détenait, ou bien respecter à tout prix sa liberté de la refuser?

 Selon le mot d'un commandant de l'époque: "Entre deux maux - faire souffrir passagèrement un bandit pris sur le fait et qui d'ailleurs mérite la mort et d'autre part laisser massacrer des innocents que l'on sauverait si par les révélations de ce criminel on parvenait à anéantir le gang - il faut sans hésiter choisir le moindre: un interrogatoire sans sadisme, mais efficace (Dans Le Monde du 17 juillet 1957.)"

Tel ne fut pas, naturellement, l'avis de tous ceux qui en Métropole et ailleurs voulurent juger du cas en soi, dans l'absolu. Loin des responsabilités et des contraintes de l'action, bien des publicistes s'érigèrent alors en moralistes, sur le thème inépuisable de "la torture". Ce fut, selon un historien de l'Algérie, "la grande symphonie de la conscience offensée" (Claude Martin), dont l'intention fut parfois pure. Ceux qui vivaient le drame dans leur conscience, quant à eux, n'en parlaient guère.

 Au cours de cette campagne d'opinion, périodiquement rallumée par la suite et qui devait en fait porter au F.L.N. un profit non négligeable, tout n' a-t-il pas été dit sur la question des tortures? Plutôt que d'y revenir encore, qu'il suffise ici de formuler deux remarques. La première est que la guerre dite révolutionnaire, de par sa nature propre, - sans doute le lecteur a-t-il pu s'en convaincre - soulève inévitablement le problème de la torture. La seconde se rapporte à la bataille d'Alger: on ne peut que constater, sans détailler les méthodes, le résultat positif de l'action conduite par les chefs militaires dont la mission impérative était d'arracher la ville à la terreur et d'y rétablir la sécurité.

 Sous leur commandement, opportunément unifié, les problèmes posés par le terrorisme urbain avaient été enfin abordés dans toute leur ampleur. C'est ainsi que l'outil "politico militaire" français put s'adapter librement à son adversaire et qu'on trouva bientôt les solutions les plus rationnelles et, vis-à-vis de la population, les plus humaines. A l'œuvre, il s'avéra que ces solutions étaient aussi les plus efficaces: janvier, 112 attentats; février, 39; mars, 29 (Le gouvernement était à ce point anxieux de voir endiguer la terreur dont la montée dans Alger semblait présager un massacre, qu'il avait en pratique donné carte blanche à l'autorité militaire. Il se félicita du résultat même si par la suite le bien-fondé des méthodes utilisées fut contesté en haut lieu.)

 

grève générale insurrectionnelle: 

Entre-temps, fin janvier, la tentative de grève générale insurrectionnelle avait été mise en échec.

 Le C.C.E. attachait un grand prix à cette grève parce qu'il entendait en faire aux yeux du monde le test de son audience auprès du peuple, donc de sa représentativité, facteur capital dans la stratégie du Front au moment où l'O.N.U. débattait de l'Algérie. En ordonnant cette grève simultanément dans toutes les agglomérations de quelque importance, avec Alger comme ville-pilote, le C.C.E. espérait en outre la faire déboucher sur une "insurrection générale", qui n'avait que trop tardé.

C'est pourquoi les directives furent draconiennes, comme en témoignent les extraits suivants: "les villes doivent être transformées en cités mortes" . "Le mouvement de grève générale doit être total et nos militants ne devront pas hésiter à employer des moyens extrêmes pour le faire respecter par les populations" Or les populations d'Alger avaient déjà fait l'expérience de tels "moyens extrêmes", lorsqu'au début de ce mois de janvier, à l'occasion d'une première grève d'essai, des musulmans réfractaires avaient été sauvagement mis au pas par les groupes armés de la Z.A.A.: par exemple, un marchand de légumes roué de coups, un autre aveuglé d'un coup de couteau dans l'œil, un chauffeur envoyé à l'hôpital, un coiffeur, un primeuriste et un cafetier blessés par grenades, etc. Aussi l'ordre de grève précédé par la propagande et appuyé par les menaces fut-il initialement obéi. 

Le déclenchement de la grève était fixé au 28 janvier 1957 à 0 heure; sa durée à huit jours. Le 28 au matin, dans les quartiers musulmans, les boutiques restèrent closes et les travailleurs chez eux. C'était par peur, comme allait le démontrer l'intervention des forces de l'ordre. En Alger, il suffit en effet de l'ouverture forcée d'un petit nombre de magasins; il suffit qu'un dispositif militaire défensif fût mis en place avec mission d'interdire les représailles du F.L.N. contre les ouvriers disposés à se rendre à leur travail, pour qu'en quelques heures, par contagion, la grève fût brisée. Dès le début de l'après-midi de ce même 28 janvier, 15000 ouvriers musulmans avaient passé outre aux ordres de la Z.A.A. tandis que les commerçants ouvraient leur porte l'un après l'autre. Le lendemain 29, la reprise du travail était sensible en Alger comme dans toutes les villes d'Algérie, et le 30 janvier, elle était générale. La grève était terminée, elle n'avait pas duré plus de deux jours et n'avait été totale que quelques heures. Le travail interrompu sous menace d'agression, il avait suffi d'une assurance de protection pour que les musulmans le reprennent. C'est dire que la grève générale de huit jours voulue par le C.C.E. se soldait par un échec, quand bien même la propagande du Front tirait argument sans désemparer de son éphémère succès. Quant à une insurrection générale, il ne pouvait plus même en être question.

 La retombée spectaculaire du terrorisme algérois de décembre 1956 (122 attentats) à mars 1957 (29) correspondait à l'engagement, de janvier à mars, des forces de la 10ème Division parachutiste. En février, jugeant leur position intenable, les membres du C.C.E. (sauf Ben M'Hidi, arrêté) et les principaux responsables de la Zone Autonome avaient quitté précipitamment Alger pour trouver refuge dans les maquis de la Wilaya 4. De là les membres du Comité Exécutif jugèrent bon de gagner l'étranger. Mais tandis que l'autorité française prématurément rassurée réduisait dans Alger les effectifs du maintien de l'ordre et relâchait sa vigilance, à partir de la fin de mars les responsables de la Z.A.A. revinrent clandestinement dans la capitale.

 

 

deuxième phase:

Largement démantelé, l'appareil de la Zone ne l'était pas totalement. Entre les cellules épargnées et les chefs réapparus les fils se renouèrent. D'avril à juin, l'appareil se reconstitua.

 Et si le nombre des attentats marquait un palier (avril 37, mai 36, juin 22, juillet 41), leur violence s'aggrava brutalement en juin avec 231 victimes: c'est le mois le plus meurtrier de cette longue bataille.

 Dès lors, l'armée reprit l'action de neutralisation qu'elle connaissait bien, avec la détermination de la mener jusqu'à son terme. Ce qui fut fait en quatre mois. Avec un effectif militaire décroissant de 7 000 hommes en juin à 4 000 en octobre (Pour un territoire de 450 km2 et une population de 800.000 habitants, correspondant dans l'organigramme militaire au "Secteur Alger-Sahel"), les forces de l'ordre firent subir à la Z.A.A. une destruction cette fois totale. Qu'il s'agît de Yacef Saadi chef politico-militaire de la Zone, capturé le 24 septembre, de ses adjoints tels que "Ali-la-Pointe" responsable de la branche militaire, abattu le 8 octobre, de redoutables héroïnes telles que Zohra Drif, des responsables de branches ou de Comités zonaux ou encore des responsables de Régions, tous furent soit arrêtés, soit tués. Selon le mot d'El Khiam, commissaire politique de la Z.A.A. (arrêté le 15 octobre), la Zone avait été "démantelée jusqu'à la dernière pierre". Il y eût 6 attentats en août, 2 en septembre, 1 en octobre. Le terrorisme était extirpé de l'agglomération algéroise.

 

 

bilan:

 

 Si le C.C.E. a cherché, comme c'est probable, à dresser un bilan d'ensemble de cette " bataille d'Alger" qui avait occupé l'année 1956-1957, il a dû en tirer une satisfaction sensible, et cependant mitigée.

 Le bruit des bombes algéroises avait retenti en Métropole et dans le monde comme jamais encore aucune opération de l'A.L.N. Il s'était inscrit en manchettes sur les journaux de Paris, Londres, New York. L'Assemblée Générale des Nations Unies, (quand bien même elle avait finalement rejeté la motion afro-asiatique favorable au F.L.N., le 15 février) avait reçu à point nommé le contingent d'émotions sans quoi tout effet de tribune demeure inopérant. Et l'on pouvait constater que tant de violence, loin d'être imputée à crime au F.L.N., était retenue au contraire par bien des esprits même délicats comme l'expression, somme toute naturelle, d'une révolte légitime. L'intérêt qui désormais s'attachait à "la question algérienne" constituait un résultat positif, peu éloigné du plus important des objectifs assignés par Abane Ramdane et Benkhedda à la campagne 1956-1957. 

En revanche il avait été donné au F.L.N., sur le terrain même de la bataille, de toucher du doigt les limites de ses possibilités. Après ce feu d'artifice de plus d'un an, la Z.A.A. était totalement détruite, l'usage des bombes dans Alger était devenu quasi impossible et même la pratique de la terreur en milieu musulman avait été réduite à un point tel qu'il ne pouvait plus être question de mobiliser à nouveau la population algéroise dans une grève de commande. De longtemps, Alger ne servirait plus au Front de caisse de résonnance (Il ne devait plus s'y produire de manifestation populaire en faveur du F.L.N. avant les mouvements de foule du mois de décembre 1960, lesquels survinrent dans un contexte totalement différent). 

Le F.L.N. venait ainsi de franchir une étape. Fondé sur l'idée d'en appeler à l'opinion publique, le plan d'action imaginé au lendemain du Congrès de la Soummam avait porté son fruit et fait apparaître de larges possibilités encore inexploitées. Néanmoins, il s'avérait qu'une telle action était impuissante à décider du sort du conflit. L'espoir d'emporter une décision sur le sol algérien s'était encore amenuisé. Certes on continuerait à rechercher des avantages à l'intérieur, et par la lutte armée et par la conquête des populations; mais la conclusion de la bataille d'Alger orientait le C.C.E. plus nettement encore qu'auparavant en direction d'un recours à des solutions extérieures. N'en avait-il pas déjà fait le choix implicite en plaçant l'opinion mondiale au premier rang des facteurs de la lutte? et n'y était-il pas porté désormais par la nécessité de rester lui-même à l'étranger? 

Peut-être les dirigeants du Front n'ont-ils pas perçu sur le moment que la bataille d'Alger avait, en outre, introduit dans le conflit des données nouvelles: à raison même de la violence déployée, l'état d'esprit dans l'une et l'autre communauté avait été marqué profondément et le resterait. L'intervention efficace de l'armée, sans autre innovation dans les moyens que l'intelligence et la méthode, avait fait la preuve qu'on pouvait en peu de mois décortiquer l'agencement de l'appareil insurrectionnel et mettre à jour le caractère factice de son emprise sur la masse, connaître le mécanisme subversif du F.L.N. et le neutraliser. La population musulmane une fois libérée de la peur avait spontanément choisi l'ordre; elle découvrait la puissance de sa propre masse pourvu qu'elle fût protégée, face à la. tyrannie imposée par une minorité. La population européenne ayant éprouvé dans sa chair les procédés de l'adversaire et constaté de ses yeux l'imposture du F.L.N. avait pris conscience en même temps de la possibilité pour la France de vaincre la rébellion algérienne en appliquant à toute l'Algérie le mode de combat qui avait si bien réussi dans Alger. 

Bref, le C.C.E. en cherchant la décision sur le pavé d'Alger avait au contraire convaincu les populations intéressées qu'il dépendait de la volonté du gouvernement français, et de cela d'abord, que le F.L.N. fût abattu. A l'avenir lorsque Paris ferait mine de transiger avec la rébellion, son attitude serait interprétée non seulement comme une forfaiture (1) mais comme une justification de la violence. Ainsi les bombes algéroises avaient semé le germe de la future O.A.S. et de son prélude: le Treize Mai.

 

(1) En remontant les filières de la Z.A.A., l'armée avait démasqué des complicités jusque dans les milieux proches du pouvoir, de même qu'au sein de toute une élite intellectuelle de métropole dont il était ainsi démontré qu'elle aidait le Front non seulement par la plume mais par les actes.

 

 

"Autopsie de la guerre d'algérie" de Philippe Tripier, éditions France-empire, 1972.