LAROUSSE EN PRISON ?

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_ Jacques Perret va prochainement être traîné devant les tribunaux. Pour insulte au chef de l'Etat. Parce qu'il a dit que le général De gaulle avait trahi: trahi la cause qu'il avait à défendre, la Constitution qui est sa fille, dont il est le défenseur naturel et le gardien; les gens qui lui avaient fait confiance, sur sa parole, pour garder l'Algérie française, les petits garçons qui sont morts pour elle, le Bachaga Boualem, lui-même, etc…

 

Pourquoi Jacques Perret ? Pourquoi pas moi? Pourquoi pas le chauffeur de taxi qui me disait hier, spontanément, des choses bien pires? Pourquoi pas M. Monnerville qui vient d'accuser publiquement le Général de forfaiture? Et pourquoi pas, quand il en était temps encore, Georges Bidault qui expliquait dans Carrefour, au moins une fois par semaine, que la conduite du Général le faisait relever de la Haute Cour, du Code pénal et du Code de Justice militaire? Pourquoi pas ces paysans de la Lozère qui le chansonnent en patois sur l'air du Dies irae? Pourquoi pas tous les officiers qui disent qu'ils auraient honte de lui serrer la main? Pourquoi pas les théologiens et les Grands Compagnons de la Libération qui discutent du tyrannicide pour savoir si c'est un droit ou un devoir, les anciens présidents de la République française, le "regretté René Coty", comme disait Roger Nimier, les militaires qui démissionnent, les sergents qui jettent leurs médailles, les officiers qui ne portent plus leur Légion d'Honneur, les enfants qui insultent leur père parce qu'il n'ose pas crier sa honte, les mères en deuil qui demandent pour qui est mort leur fils, et les pères qui voudraient savoir où les fells ont emmené leurs filles, la mère du petit garçon qu'un officier français qui faisait partie de la justice militaire a tué froidement à peu de distance parce qu'il écrivait sur un mur une opinion alors conforme à la Constitution française? Etc., etc. Pourquoi surtout pas M. Larousse, qui a défini les mots qu'emploie Jacques Perret, notre écrivain le plus scrupuleux sur l'emploi du vocabulaire? C'est un procès qu'on fait à M. Larousse. Mais M. Larousse est un homme éternel; il est assis au Musée Grévin dans la partie qui ne change jamais; il a vu passer Lapébie, Mussolini, Hitler et même Violette Nozières; il continue à travers les régimes à penser le monde par ordre alphabétique; il n'y a pas d'espoir qu'il cesse jamais.

 

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Le dernier Napoléon ne s'est jamais vanté d'avoir mis fin à la guerre de 70; Foch et Pétain ne se seraient jamais fait gloire d'avoir mis fin aux combats de Verdun en aidant les Allemands à chasser les Français. Nous avons pourtant vu le général De gaulle se vanter à la télévision d'avoir mis fin à la guerre d'Algérie. Il est humain d'abuser de ses torts, il faut le faire avec modestie.

 

Que De gaulle ait eu de bonnes raisons pour se conduire comme il l'a fait, nous n'en doutons certainement pas, mais qu'il les donne! Ce serait une politesse dont on lui saurait gré. Qui lui reproche d'avoir déserté en 40? On lui en fait gloire! Parce qu'on en connaît les raisons! Pourquoi ne dit-il pas celles qui lui permettent d'admettre que son armée reste l'arme au pied pendant qu'on fait bouillir vivants dans des marmites des harkis pelés comme des carottes, puis salés comme des saucissons? Il a un ministre de l'Information, une télévision à ses bottes, toute une partie de la presse française qui est avide de prostitution! Qu'est-ce qui l'empêche de nous informer? N'y avons-nous pas droit? N'est-ce pas à nous, demain, qu'incombera d'écrire l'histoire? Tient-il à nous laisser des dossiers incomplets?

 

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Il y va de l'âme de la nation. On ne peut pas envoyer ses enfants à l'école et leur faire apprendre d'un maître qu'on a le devoir de leur faire respecter ce qui signifie les mots trahison ou parjure, conscience, devoir, pour leur demander de juger ensuite la vie courante suivant des critères différents. On ne peut pas répondre à leurs questions naïves, qui sont directes et pertinentes, en leur disant que des raisons mystérieuses peuvent obliger parfois un homme à placer plus haut que la morale certains desseins énigmatique, si cet homme choisit pour tactique de faire taire la critique en condamnant le bon sens et en mettant M. Larousse en prison. M. Larousse est un homme terrible. Pourtant, le but de De gaulle demeurant un mystère, comment juger? Si De gaulle était grand, il devrait avoir l'abnégation de sacrifier à sa mission sa petite réputation humaine. Et même seulement s'il était raisonnable. Parce qu'autrement il mutile l'âme de la nation. Il détruit la règle du jeu. Ce qui est beaucoup plus grave que tout le reste. Si ses raisons ne peuvent que rester secrètes en vue d'un idéal caché, il faut qu'il accepte de perdre tous ses procès devant l'opinion, devant Jacques Perret, devant M. Larousse. M. Larousse nous enterrera tous.

 

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Comment ose-t-on attaquer Perret sur le fond des choses? Va-t-on condamner Jacques Perret pour avoir dit exactement ce qu'avait dit le général De Gaulle? Le Général est venu nous dire lui-même à la radio, alors que personne ne le lui demandait: "Pour qui me prendrait-on si j'allais discuter avec un gang qui assassine des fillettes tant qu'il les étriperait encore?" L'a-t-il dit, ou ne l'a-t-il pas dit? Cela signifiait-il en français: "Si je discutais avec ces gens tant qu'ils égorgeraient encore, n'importe qui aurait le droit de me prendre pour le dernier des derniers?" Pourquoi a-t-il délibérément octroyé ce droit à tout le monde si c'est pour empêcher de l'exercer? Alors surtout que, pour un journaliste, ce droit est un devoir, à moins de n'être pas Français ou de penser que la soupe est meilleure que l'honnêteté professionnelle. Or, voilà que, nous ayant dit cela, le Général s'empresse de faire ce qu'il venait de condamner publiquement comme la dernière des abominations, et vient sur l'écran, comme si de rien n'était, nous parler comme à des complices? D'un air d'admettre a priori que nous sommes d'accord? Que nous continuons naïvement à le prendre pour un brave homme? Que, s'étant désigné comme indigne, il est naturel de continuer, sans qu'il soit besoin d'explication, à nous parler comme à des vieux amis? Qu'avons-nous fait pour mériter une telle insulte? Qui l'autorise à tant de mauvaise éducation?

 

De quels mauvais procédés a-t-il à se plaindre de nous pour oser nous traiter ainsi? Nous lui avions donné nos cœurs, notre enthousiasme, nous lui aurions donné notre vie, nous ne pouvons pas lui donner notre âme. Ni surtout celle de nos enfants.

 

Encore une fois, il a certainement des raisons; mais alors qu'il les fasse savoir. Et s'il ne le peut pas pour des raisons plus hautes, qu'il sacrifie sa réputation. On l'avait pris pour un paladin; on le prendra pour un épicier. Il se peut que les épiciers soient nécessaires à la grande politique. Il faut de tout pour faire un monde et il aura sa conscience pour lui.

 

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En attendant, nous réclamons, comme de vulgaires "121", le droit à l'objection de conscience. Tant que le plus humble des harkis sera molesté en Algérie ou dans les caves d'une ruelle parisienne pendant qu'on fera rester nos soldats l'arme au pied, il sera du devoir élémentaire de tout journaliste français de demander au général De gaulle les raisons de son indifférence. Car elle va loin! M. Pompidou ne s'est pas gêné pour faire savoir à toute la France (et en même temps à ses ennemis!) qu'en aucun cas nous ne ferions la guerre pour sauver les gens qu'on égorge ou qu'on enlève en Algérie. Dans quel cas la ferions-nous donc?

 

Pour du pétrole? Pour de la potasse? Pour des gros sous? Une guerre ne peut être justifiée que par le souci de sauver des vies. Mettre des limites à ce devoir peut être parfois une action sage; c'est une honte de la donner sur un certain ton comme une chose qui irait d'elle-même. C'est une insulte ignoble à la fraternité.

 

Car voilà bien ce qui nous fait honte. Crevons l'abcès. Il faut tout dire, il vaut mieux débrider la plaie. Le milieu est composé de voyous. Ils ne lâchent jamais un ami, ils ne livrent jamais un complice. Tout au moins s'en font-ils une loi. Nous cherchons un chef qui ait la même.

 

Le Général se trouve insulté! Est-ce qu'il croit que ça nous fait plaisir d'être commandés par un homme qui ne veut pas admettre cette loi-là? Est-ce qu'il se figure que ça ne nous insulte pas? Qui a commencé? Pas nous! Nous lui aurions tout donné. Pourquo

i ne nous respecte-t-il pas? Louis XIV saluait bien ses femmes de chambre.

 

Pourquoi ne fait-il pas respecter les drapeaux pour lesquels on nous demande, à l'occasion, de mourir? On meurt volontiers pour un drapeau, on ne meurt pas pour un torchon sale. Le crime de Perret, c'est qu'il en pleure. De honte. De rage. D'humiliation imméritée. C'est lui qui a été insulté! On a sali sa médaille militaire. Il ne s'agit pas de chauvinisme; il ne s'agit que de dignité. Il s'agit d'objection de conscience. N'a-t-elle le droit de jouer que pour la cinquième colonne?

 

Alors, dressons un buste à l'aspirant Maillot.

 

Alexandre Vialatte, dans le No 365 du journal de Boutang "La Nation Française" du 3 octobre 1962

 

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