Recits de survivants

 

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Zaïdi.

 

Paule Lévêque, journaliste, rencontre Zaïdi F. en avril 1964 et lui demande de raconter le massacre du village.

 

Zaïdi : Le massacre du village? C'est difficile pour commencer.

Paule: Vous êtes rentré à la harka tout jeune?

z.: Oui, à 18 ans, je suis rentré à la harka, c'était en 1960.

Je suis resté jusqu'en 1962, jusqu'à la fin.

P.: Au moment du cessez-le - feu, qu'avez-vous fait?

Z.: Personnellement, on m'a appelé pour partir au service actif je suis parti à Constantine, au 25ème Train. Arrivé là- bas, ils ont dit: "la guerre est terminée, renvoyé dans ses foyers". Arrivé à Beni Dracene, y avait plus de camp

militaire, y avait plus personne. Le régiment de tirailleurs, le dernier qui était là-bas, était parti. y avait des FLN, des fellagas, quoi, qui sont descendus; ils nous ramassaient pour faire des réunions. Ils disaient: "Tout ce qui s'est passé, c'est mort, de toute façon on n'en parle plus. Maintenant les accords d'Evian, tout ça, ils sont signés, on peut rien toucher".

Et même avant de partir de 807, le PC de la compagnie, les militaires, les tirailleurs du 11ème BT, ils ont même dit: "Vous pouvez sortir, y a rien à craindre, personne peut plus vous embêter. Vous pouvez partir chez vous. Maintenant, ça veut pas dire qu'on va partir en France, il y aura toujours un camp militaire français, à côté du camp FLN, et personne pourra vous embêter, vous pouvez sortir".

Mais nous, on a dit "Non, on doit partir avec vous". A ce moment-là, ils ont dit: "on peut pas ramener toutes les familles, il faut vous chercher un petit coin pour mettre les parents, les enfants, puis après on verra, vous pourrez partir "personnels". Surtout, ce qu'ils cherchaient, c'était rien que des gars célibataires pour partir direct à l'armée. Ils voulaient pas embarquer les familles aussi. Et bien, tout le monde était pas d'accord, de laisser sa famille, ses gosses, tout ça, alors tout le monde est sorti.

Après, les fells descendaient en faisant des discours. Y'avait un mois peut-être deux mois plus tard, le camp s'est déplacé de 807, ils s'étaient éloignés. Y'avait des fellagas, c'est eux qui commandaient, ils nous ont fait une réunion, par exemple, ils disaient: "Qu'est-ce que tu as fait à l'armée? Qu'est-ce que tu avais comme fusil, comme arme? Combien tu as vu de tués?"

P.: Vous le disiez, ou pas?

Z. Non, on avait intérêt à pas le dire. Ils disaient: "Quel grade vous avez eu?". Quand on dit qu'on était maréchal-des-logis, ça veut dire qu'on a tué 15 personnes, comme ça. Bien sûr on disait rien.

Le premier jour où ils ont commencé, c'est à la maison de Bouchenter. Ils ont commencé à frapper, ils l'ont pas trouvé là-dedans; finalement ils ont tout bousillé la maison, cassé les jarres, cassé tout ce qu'il y avait dedans. Nous, quand on a entendu, on a pris la fuite, on était dans le djebel.

C'est le même jour avec Bachaga (sous-officier harki), je sortais de chez moi; tous les matins, je passe par chez lui, on était des voisins. Puis j'ai vu sa femme devant la porte, parce que normalement Bachaga c'est mon oncle. Elle m'a dit: "T'as pas vu Bachaga?". Hier soir, il était là quand on est parti se coucher. Ah oui, elle m'a dit "ils sont venus le chercher la nuit, en disant, tu viens là, on va te causer", et depuis il n'est pas rentré. Alors là, j'avais compris, on a pris la fuite.

A Beni Dracene, y avait plus personne dans le village, on est monté à Amdoun, c'est un peu au-dessus, dans les bois.

J'ai trouvé tout le monde dans les bois en haut. Y avait Amar (autre sous-officier) qui me disait: "Qu'est-ce qui se passe en bas?". Je lui disais "j'en sais rien, moi".

p .: Comment vous faisiez pour vous ravitailler?

Z.: C'était des mouflets, ou alors dans la nuit, ou alors des bergers. Comme ça, on était dans les bois face à Ouled Aïed.

Ils nous ont vu dans la journée, ils ont dit "Demain on va faire l'opération dans le coin, ils sont là-bas".

On était à quinze, puis dans la nuit, on a pris la distance, quoi, pour qu'ils nous rafalent pas en un seul coup. On est parti au moins une dizaine. On était, comment ça s'appelle, au-dessus de Beni Dracene-Beni Mellah, entre Beni Felkaï et Semta.

P.: Ca a duré combien de temps?

Z.: Et bien, le lendemain, on se levait, on avait pris la garde. Lui, Amar, il était couché, et moi j'avais pris la garde, je regardais entre les buissons, je voyais, y avait du monde.

Encerclés, on était dans le cercle! Franchement, c'était un cercle avec des haches, des grandes serpes. y avait au mooins 300, 400 types de Beni Mellah, de partout, de Takitount même.

P.: Ils étaient pas de la même tribu que vous?

z.: C'était des civils, et nous on était des harkis. Quand je les ai vus, on était caché dans les buissons, ils étaient huit, on était à quatre. Quand on s'est levé, ils nous ont vus.

Pourtant, on a pris la fuite, on commençait à courir, en descendant dans les Beni Felkaï, eux ( Amar et les autres harkis), ils connaissaient le pays, ils ont pris à droite. Je leur ai dit "Vous allez par là, pourquoi vous allez par là? Vous allez être rattrapés par les Beni Felkaï là-bas". Ils sont descendus, ils connaissaient le pays comme il faut, c'est de ma faute.

Moi j'avais pris la fuite en courant, ,je faisais peut-être du quarante à l'heure. Y'avait du monde derrière. Attention, ils viennent, ils cognaient avec des pierres, avec des lances-pierres: Vrou...Vrou.. commne ça. De tous les côtés- y avait le bouclage. Y'en a un avec sa hache, juste devant. Il m'a dit comme ça: "Arrête-toi maintenant". J'ai pris un gros caillou, il a lâché, il a crié. En descendant plus bas, j'ai vu les bergers de Beni Dracene, qui me disaient: "où tu vas, par là ils ont bouclé."...Quand même, qu'est-ce que je vais faire? Il faut courir.

J'ai descendu quand même, on m'a pris, on m'a attache les bras en arrière. Puis on m'a descendu dans le village de Beni Dracene. Le village, c'était un vrai massacre, y avait du monde, y'en avait au moins dix de tués déjà. Moi je pouvais rien faire, je croyais mourir, quoi, je comptais plus sur la vie.

J'étais attaché à l'arrière et ils me traînaient. J'ai entendu du bruit dans les maisons, mon vieux, ça descendait, hein, ils prennent des planches, plein de matériel, ils le dégringolent.

Les femmes dans tout ça, elles criaient, elles se sauvaient.

Y'avait plein de population, je leur dis: "donnez-moi à boire, j'ai soif; j'ai courru, j'ai courru". Je ne pouvais plus parler à force. Je leur dis "donnez-moi un quart". Il m'a dit "non tu ne bois pas". Quand même y'en avait un qui m'a donné un bidon plein de flotte, juste au dessus de la maison à Rebiha. Je buvais, je buvais, je me forçais à boire pour ne pas t0mber, je transpirais à grosses gouttes. On m'a emmené à Ouled Moussa bou Saïd, c'est là où j'ai retrouvé le fils à Telata, y avait Zihoune Mhamed, puis Aissaoui, ils étaient à trois. Bon, arrivé là, ils m'ont pas encore commencé. Ils m'ont attaché. Mais les trois autres, ils étaient à moitié morts, y avait qu'une mare de sang. Je les ai reconnus comme ça.

Bon, y'en a un qui dit "Si quelqu'un est de la mechta, c'est à lui de les transporter dans un ravin, loin des maisons, parce que ça va sentir? Après il va y avoir des odeurs".

Bon, ils les ont emmenés. Puis, il yen a un qui dit: "Maintenant, c'est son tour à lui". Ils se sont approchés, il y avait du monde, d'un seul coup j'ai pris un coup de pied qui m'a envoyé à cinq mètres... J'ai pas vu qui c'est qui cognait, tout le monde frappait avec de grands manches J'ai rien vu parce qu'il y avait tellement de monde, je peux pas voir. Y'a un coup qui vient par là, puis par là, un coup par là. En fin de compte, j'ai entendu une voiture qui monte vers Ouled Aïed, près du pont de l'oued Berd. Ils ont dit: "Tu entends?" J'ai dit: " OUI, j'entends une voiture". " Oui, c'est de Gaulle qui vient te sauver ta vie", comme ça. Puis la voiture montait, ils ont dit "Bon. on va l'attaquer".

On m'a attaché les bras comme ça, les pattes comme ça dans les branches. Puis ils sautaient là sur ma colonne vertébrale, je sais pas quelle chance j'ai eu. J'entendais rien, rien, puis d'un coup j'ai entendu le mec qui habitait là qui dit "faut pas le tuer ici, c'est ma coiur". C'était Belaziz, je sais pas son prénom."Si vous le tuez là, vous l'enterrez plus loin". Moi j'entends un peu, comme dans un rêve, quoi. Ils m'ont filé un coup de flotte alors ils m'ont réveillé. Ils m'ont emmené à Tamrabta Fatma (le marabout de la femme),dans la foret en face de Beni Dracene, oui à Idjoulracene. On m'a traîné dans les buissons pour me tuer. Y'en avait un qui avait un rasoir, un autre un couteau, mais alors très grand. Y'en a un qui me trainait avec une corde. Ils vont m'égorger dans les bois, plus loin de la mechta...

Puis d'un coup, y avait deux vrais fellaga, qui étaient habillés en militaires. Ils ont dit comme ça: "Merde alors vous êtes encore en train de les tuer; c'est le cessez-le-feu maintenant". C'est grâce à eux, on m'a lâché. Ils ont dit: "Il faut les laisser pour le moment, parce qu'il y'en a dans le djebel, on va foutre un cessez-le-feu pour qu'ils redescendent puis on va les boucler à mesure".

J'ai oublié une chose. Ils ont regardé dans ma poche, y'avait ma carte d'identité. "Dis donc, tu as une belle nationalité, toi". Ils l'ont brûlée là avec des bouts de bois, puis de la paille. après', ils' ont allumé une cigarette, j'ai senti, j'avais la peau qui brûlait là, on m'a brûlé ici, tu vois?

Quand on m'a relâché, j'ai peut-être été quinze jours couché, mais alors dans les bois. Rien à manger, seulement la nuit. Moi, y a ma mère qui fait semblant de garder les chèvres, elle m'amène à manger à tel endroit.

Après on est parti dans les bois, chacun son tour, on n'est pas parti tous en groupe. J'ai pris directement au-dessus de l'usine électrique, c'est là qu'on était logé dans les arbres.

Puis je suis parti à pied dans la nuit à Amoucha, j'ai passé Amoucha, il pleuvait. Je marchais dans la boue, dans les champs de blé. Je suis allé à pied plus loin, avant El Ouricia.

Personne me connaît, j'ai pris un taxi, jusqu'à Sétif; Arrivé à Sétif, je voyais des gars qui me connaissaient, .j'ai pris la fuite, le train à Sétif pour Alger. J'ai passé la nuit, le lendemain j'étais au guichet, j'ai payé le bateau.

P.: Mais vous n'aviez plus de papiers, pas d'argent?

Z.: Ah oui, depuis Amoucha, je suis passé par Périgotville pour la carte d'identité, avec la bagnole. Le mec me connaissait pas, j'ai payé le trajet. C'est mon père qui a été chercher l'argent. Je sais pas où il l'a trouvé, il me l'a amené dans les bois.

J'ai oublié une chose. Celui qui m'a sauvé la vie, c'était un fellaga. Arrivé chez moi, il arrive aussitôt après. Y'avait mes frangines, je pouvais pas me lever. Il m'a dit "Tu veux sauver ta vie?". Je lui dis "Je veux bien sauver ma vie, mais quoi?" Il m'a dit "Faut des sous". Si j'avais donne des sous, il m'aurait tue, hein?. Pour que personne m'entende j'ai dit "je peux pas vous donner, j'ai rien. (J'avais rien). J'ai deux moutons et une chèvre, si vous voulez les prendre".. Il est parti quand il a vu que j'avais rien. J'avais trente centimes' dans ma poche, ils l'ont retiré, la montre aussi, elle est partie. J'avais des chaussettes, ils' les ont pris, je suis rentré à pied nu.

 

Kaci et Nouara

Interrogés par Alain de Sédouy pour la télévision le 13 juin 1993, Kaci qui avait 17 ans en 1962 et son épouse Nouara qui en avait dix, évoquent le massacre.

A. de S. "Comment vous vivez çà, la fin de la guerre? Les accords d'Evian sont signés, la réconciliation semble aller bien, et tout d'un coup ça bascule dans l'horreur.

Kaci. Je pense que les dirigeants du gouvernement algérien, les premiers, ont menti au peuple en disant que le passé c'est du passé, qu'il n'y aura pas de représailles et que tout ira pour le mieux, nous allons reconstruire l'Algérie.

C'est pour ça que les harkis ont quitté la tenue militaire et se sont retrouvés civils. C'est comme ça qu'il y a eu le massacre. Tout le monde a cru aux discours politiques de l'époque, des deux côtés d'ailleurs.

En fait la tragédie est venue par la suite, quelques mois plus tard, où il y a des règlements de compte que le gouvernement algérien lui-même, qui était un gouvernement provisoire, n'avait peut-être pas envisagés, puisque le massacre a été fait par les villageois eux-mêmes, c'est-à-dire entre civils.

A. de S.. Est-ce que les éléments de l'ALN ont participé, ou est-ce qu'ils ont laissé faire ?

K. L'ALN a remplacé l'armée française dans la caserne. Tout Ça a été fait devant leurs yeux, ils ne se sont pas déplacés. Par chez nous, ils n'ont pas participé, c'est que des villageois. Ca a commencé par de la chanson, dans la rue, dans la ville, on rejette les harkis, puis c'étaient des cailloux que jetaient les enfants sur les toits des maisons, et ensuite des provocations verbales. Ça a commencé comme ça, par la haine, la haine qui était cachée avant a été mise au grand jour. Alors on se sentait mal à 1'aise, on n'était pas à notre place, il fallait quitter l'algérie .

A. de S. Et vous Madame, vous avez eu la même sensation?

Nouara. Oui, parce que les hommes, il fallait qu'ils fuient; sinon ils venaient les chercher le soir et leur passaient le couteau sur la gorge. Donc les femmes, elles se réunissaient en groupe pOur dormir ensemble chez les voisines, dans la famille, c'était affreux quoi...

A de s. Ca veut dire que les femmes n'étaient pas épargnées?

N. Non.

A.de S. Quel sentiment vous aviez, d'être du mauvais côté de la guerre?

N. Non, je crois que c'était de l'injustice absolue, parce que les Beni Dracene avaient travaillé le plus du côté du FLN. Ensuite, s'ils ont basculé du côté de la France, ils avaient entièrement raison pour différents problèmes. Maintenant, je pense, l'erreur a été de dire, je vais revenir Algérien, c'était une chose qu'il ne fallait pas faire. Une fois qu'ils avaient choisi leur camp il aurait fallu venir directement (en France).

Kaci rappelle que le colonel André est venu avec des camions pour les emmener, même avec leurs moutons et leurs chèvres.

A. de S. Et alors pourquoi alors ce sont les villageois. A côté qui ont fait toute cette vengeance?

K. Oh vous savez, c'était en quelque sorte un règlement de comptes. Les résistants de la dernière heure, on leur dit: tue un harki, comme quoi ils ont bien travaillé pour la patrie. Beaucoup étaient des vendeurs, il y en a pas mal qui sont pas clairs, il y en a qui avaient dénoncé.

A. de S. Il y a quelque chose de difficile à comprendre, c'est la sauvagerie de ces règlements de compte, c'est assez effrayant, comment on peut expliquer cela? Quand on crève les yeux des gens, quand on met du sel dans les plaies, on fait des choses qui sont atroces.

K. En fait c'est inexplicable. J'entends dire que les témoins ont regretté ensuite, en fait ils n'ont rien gagné. Pour certains, c'était pour se faire de la place, des gens d'autres villages sont venus occuper nos terres.

A.de S. Madame, quand vous avez assisté à tout ça, quand on est très jeune, on est marqué définitivement.

N. Je me posais beaucoup de questions, je me disais mon Dieu c'est vrai que la France a fait du mal, comme dans toutes les guerres. Ils ont tué, ils ont fouillé. Mais cette atrocité de faire des poches dans le corps d'un être humain, puis de faire un grand feu et de les mettre pieds nus à danser là-dessus, c'était inimaginable, c'était horrible, alors que c'était réel, on l'a vu. Il vaut mieux qu'ils leur tirent un coup dans la tête plutôt que de les faire souffrir comme ça des heures et des heures...

A. de S. Comment ça s'est passé, concrètement, pour que les gens comprennent?

N. Ils venaient par centaines, avec des haches, des manches et des armes blanches, oui, par centaines, hommes et femmes, alors ils fouillaient les maisons, ils faisaient l'atrocité complète. La France n 'a jamais fait ça. Et ça a duré dans le village de Beni Dracene, tout le mois d'août-septembre.

A. de s. Combien il y a eu de tués?

K. Dans notre village, il y a eu 33 tués, des hommes entre 19 et 45 ans. Il y a eu pas mal de règlements de comptes entre familles, qui n'avaient rien à voir avec la guerre d'algérie. Tu m'as volé un mouton à une certaine époque, tu m'as pris une couverture... Je vous cite un exemple tout banal. Mon père avait une sorte d'armoire qu'il avait fait faire par un menuisier, j'ai toujours connu cette armoire à la maison. A l'indépendance, il y en a un qui est venu la chercher, il l'ouvrait, il disait: c'est à moi, je la ramasse... Elle lui a plu, il a dit, ça c'est à moi. C'est à ce moment-là que mon père est parti en France. Il n'a pas assisté au massacre.

A. de S. Et vous Madame?

N. Quand les gens ont commencé à se sauver parce que les FLN venaient les chercher la nuit, mon père est monté dans un village un peu plus loin (à Amoucha), son frère avait une petite boutique, il nous a déménagés là-bas pour être plus tranquilles. Et puis un soir, il voit un groupe qui descend de voiture, ils lui amènent deux pains et lui disent: "Tiens, tu me gardes ces pains-là, on viendra les chercher tout à l'heure". Juste un prétexte pour le ramasser. Bon, ce soir, il a eu de la chance, ils ne sont pas revenus. Le lendemain, ça a recommencé vers 10-11 heures du soir. Mon père a dit oui et après ça a commencé à le travailler. Alors il ferm1e sa boutique et va dans les bois pour dormir.

Le lendemain, il y a eu un collègue, "ils" l'ont tellement frappé le pauvre, une dizaine de gens, ils ont tapé desuus toute la nuit, il est venu lui dire: "sauve-toi parce que hier "ils" t'ont réclamé".

Mon père a commencé à se préparer pour se sauver, c'était pas .facile parce qu'on était juste au milieu du village, et tous les jours il y avait un monde fou. Il y avait des groupes qui rôdaient autour de la maison. Mon père était avec un cousin. Ils ont regardé à droite et à gauche et ils se sont lancés par la fenêtre. Ma mère dit à mon père: "Prends cette chemise, tu vas en avoir besoin". Mon père dit: "Non, je prends rien parce que cette chemise, c'est peut-être la terre qui va la finir". Et donc ils sont partis, on n'a jamais eu de nouvelles, pour nous ils étaient morts, les gens disaient: "oui on les a rencontrés là-bas, on a vu leurs affaires dans la forêt, on les a enterrés enfin tout". Et puis on a pleuré, on a hurlé, on pensait qu'il était mort.

Puis, un mois après, on a entendu dans la famille quelqu'un qui disait: "on a reçu une lettre de France". Mon oncle dit: "Tu dis rien, c'est lui qui me l'a écrite. Il est parti en France, il a eu de la chance, il s'en est sorti". Quand même c'était pas bon pour nous, il y a la tuerie. Quand il y a un soldat de mort, par vengeance ils tuent.

A. de S. Quand vous faites le bilan de tout ce parcours, est-ce que vous estimez que cela a été positif ou pas pour vous?

K. Oui, je pense qu'on peut remercier nos parents de nous avoir fait venir ici. et d'avoir fait le choix de la France.

N. Bien sûr, je pense un petit peu au pays, et si le pays était bien, je pense que j'irais en vacances à Beni Dracene. Mais y a rien de valable, c'est dommage parce que ce pays est beau. Sinon, je suis tout à fait Française, comme si j'étais née ici.

 

 

Mansour

 

Témoignage recueilli par A. de Sédouy le 10 juin 1993.

Mansour. On entendait la radio qui dit que l'algérie va être indépendante, mais nous on n'y croyait pas. Toute la force .française qu'il y avait des avions, des hélicoptères, des blindés...on dit c'est pas possible qu'avec toutes ces forces la France quitte l'algérie. Le lieutenant de Tirailleurs nous a dit: "on quitte l'algérie, c'est fini la guerre entre nous et les Algériens, on va déposer les armes, personne ne tire sur l'autre. Quant à vous, vous avez deux choix: partir avec l'armée française ou rentrer chez vous en toute sécurité. Il y en pas un qui va vous toucher". Il nous a juré.

J'étais militaire encore, j'ai reçu cinq principaux fellaghas, qui m'ont donné la confiance, qui m'ont juré qu'il se passera rien du tout entre nous et les moudjahidines. Ils m'ont proposé de dire aux jeunes que s'ils quittent l'arméefrançaise, ils sont corrects, ils me donnent leur parole d'honneur. Alors j'ai choisi de quitter l'armée pour trois raisons: la première raison, j'ai fait de mal à personne, personne peut me reprocher. La deuxième, il nous a juré qu'il se passera rien du tout. La troisième, j'ai pensé qu'il y aura une justice algérienne, on passera tous en jugement. Je suis prêt à payer de ma vie si j'ai fait du mal.

La parole a été tenue pendant quelques jours. J'ai reçu chez moi le commissaire politique du village qui m'a juré qu'il se passera rien, surtout pour moi. Il s'est renseigné, il sait tout ce que j'ai fait. Il m'a dit: "je vous garantis, je donnerai ma vie pour la tienne qu'on te touchera pas". Petit à petit, on entend des échos que sans doute on allait tous passer en justice. Moi j'ai dit: "Si je suis puni, ce sera suivant mes actes commis, ni plus ni moins" Les hauts responsables du FLN, on les connaît pas avant, ils m'ont dit: "voilà, on sait que t'es un bon gars, t'es pas parti pour faire du mal, mais aujourd'hui pour être au mieux vous devrez payer tout le retard que vous avez, cotiser dix francs par mois de 59 à 62". J'ai dit: "Mes chers frères, enchanté, je vous paie mon retard. J'ai choisi un autre drapeau par erreur, j'avais mal compris et pas été expliqué. Aujourd'hui, je vous demande de me pardonner".

Et après. il y avait des groupes de jeunes qui viennent renverser nos mechtas, qui nous balançaient des cailloux pour casser les tuiles, ils insultent nos femmes ou nos enfants...Quand on a rencontré le chef, on lui a dit: "c'est pas juste ce qu'ils font ces gamins". Le premier mot qu'il m'a répondu: "c'est bien fait pour vos gueules!". Là on a compris que ça allait tourner au règlement de comptes. Et après, ils ont commencé à frapper toute personne qui savait trop sur eux... ces gens-là qui ont dénoncé leurs frères, ils ont commencé par les zigouiller les premiers.

J'étais parti au marché acheter 200 kilogs de blé. En rentrant, je ne vois personne dans le village. Je rencontre ma belle-soeur qui me dit "sauve-toi". Pourquoi se sauver? Je me cache dans un jardin où je retrouve trois autres On observe ce qui se passe, puis je leur dis: "je rentre à la maison, je n'ai rien à me reprocher". Arrivé chez moi, je m'installe dans la maison et refuse d'en sortir. Une cinquantaine de personnes entourent la maison, qui ont participé au massacre. Il y a parmi eux des hommes de Beni Dracene qui sont rentrés de France où ils travaillaient. Le FLN leur a dit que nous étions des traîtres et qu'il fallait nous tuer.

Je fais face à la foule et leur dis: "Qu'avez-vous à me reprocher. est-ce que j'ai tué quelqu'un, est-ce que j'ai volé des bêtes ou brûlé une mechta? Si j'ai commis une faute, il faut me juger, mais selon la loi. Amenez-moi un âne ou un mulet pour aller jusqu'à la justice. Mais vous ne m'emmènerez pas à pied à travers le village". Un des habitants s'approche de moi et me donne un coup. Je ne réplique pas, mais je continue à faire face. Ils m'ont fait peur, ils m'ont posé le couteau sur ma gorge, devant ma maison. Ils m'ont dit: "Maintenant c'est terminé". J'ai dit: "Dieu est grand, .je suis fait pour mourir". Ils m'ont dit "Chapeau, tu as du courage", il retira son couteau, et ils sont partis.

C'est là qu'on a tous pensé qu'on avait fait une erreur, une grosse erreur, qu'on était sorti de l'armée, qu'on devait suivre l'armée française... Après ça s'est calmé, on allait au marché, on voit des gerns qui nous disent bonjour, qui nous disent "maintenant c'est fini, ce qui a été fait est fait". C'est alors que je suis parti avec deux ou trois copains. A Sétif on a pris la 403 à destination Alger, on a pris l'avion à Maison Blanche et le 7 septembre 1962 à 7 heures du soir nous sommes à Orly. La Sous-Préfecture nous a remboursé le voyage, ils m'ont donné IOOO francs.

Ainsi Mansour a-t-il échappé au massacre par 1a seule force de son caractère, et remporté sur ses adversaires une vér1table bataille psychologique.

F.: "Est-ce qu'il y n'a pas une règle dans la religion islamique, ou dans la coutume kabyle, un kanoun qui interdit de tuer quelqu'un dans sa maison?"

M.: "Je ne sais pas. Mais ça ne se fait pas de tuer quelqu'un au milieu de sa famille"

 

 

M'Hammed et son père

 

Ce récit a été recueilli en avril 1964.

M'Hammed : Je suis rentré à partir de 16 ans à la harka. je suis toujours resté dans le coin de Beni Dracene. Tous les jeunes du village sont rentrés dans la harka, et les vieux dans l'auto defense, pour garder le village.

P.: Comme harki, vous pouviez tout de même vous occuper de votre jardin?

M.: On faisait le service comme les soldats, on était avec les soldats, on avait des permissions, et à ce moment-là, les parents qui ont pris les armes surveillent le village. Ca a duré comme ça jusqu'à la fin de la guerre. Pratiquement, on n'a pas eu d'emmerdements, on a toujours été harkis jusqu'au cessez-le-feu.

P .: Au moment du cessez-le-feu, vous avez été contents ou pas?

M.: Non, on n'était pas content, pas du tout. Surtout moi. J'étais inscrit pour venir au centre d'Issoire, pour avoir un métier. Au mois de mars, il y avait le cessez-le-feu ,. . je suis obligé de quitter la harka pour venir quand même avec l'armée française en France. C'est à ce moment-là que je suis rapatrié.

P.: Vous êtes parti tout seul, sans votre famille?

M.: Oui, je suis parti le premier, tout seul. Comme quoi, en arrivant, j'ai été envoyé dans un camp de rapatriés, des réfugiés d'algérie. Puis on m'a envoyé à Strasbourg. Là j'ai suivi un stage de décorateur en bâtiment. Quand les événements ont commencé en Algérie le capitaine Faivre, c'était le chef des Dragons à 807, il m'a envoyé une lettre, il m'a fait connaître que le village était complètement détruit, tous ceux qui avaient été arrêtés par le FLN ont été tués.. Puis j'ai appris que mon père avait été suspendu à 20 km au-delà du village, suspendu pendant 24 heures sous un pont. Il a eu de la chance de s'en tirer.

Heureusement à minuit, le facteur qui habitait à côté a regardé, il l'a dépendu, puis il l'a caché dans sa maison. Il lui a donné un peu de médicaments jusqu'à ce qu'il soit remis sur pied. Ensuite mon père est parti comme ça, il a laissé sa famille en Algérie. Il n'a pas eu le courage de retourner pour la chercher. Il s'est sauvé, il est rentré dans un camp.

 

 

Salah

Originaire d'Ouled Aïed, Salah a eu un entretien avec l'auteur le 6 juin 1992.

Salah. Au mois d'avril 1962, le colonel André nous a demandé ce qu'on choisit, de partir en France avec l'armée, ou de sortir de la harka. Les sous-officiers nous disent de sortir. Il n 'y a que trois ou quatre harkis qui décident de rester avec l'armée. Je rentre à Ouled Aïed. Le chef du FLN, Ayad Bachir, qui avait disparu depuis deux ans avec sa famille, commande le village. Quand il nous voit, il dit: "maintenant on peut Commencer...".

F.: Commencer quoi?

S. : A nous tuer, bien sûr. Je me suis marié au mois de mai, mais mes oncles les frères de ma mère, ne viennent pas nous visiter. Le 5 juillet, les gens se rendent à la manifestation de Sétif ; je reste à la maison.

Un jour du mois d'août, je suis arrêté avec 4 ou 5 harkis et membres de l'autodefense, et embarqué dans un camion pour être emmené à Beni Messali. A ce moment-là, Ayad Bachir me fait descendre avec un autre. Nous sommes emmenés à l'ancien poste militaire et tabassés. Evanoui, je suis réveillé par un seau d'eau. On me ramène à la maison. Quand je suis rétabli, je pars pour Alger où je reste en septembre et octobre. C'est la misère. Les harkis de Choisy-le-Roi (rapatriés) m'envoient 200 francs pour prendre le bateau. Mais à ce moment-là, je perds mes papiers et suis obligé de revenir à Sétif où je me renseigne. On me dit que Ouled Aïed est calme. Je vais à Périgotville demander des papiers, et je retourne au village en attendant qu'ils soient faits. En revenant à Amoucha, j'apprends qu'il y a eu cinq arrestations; les villages se méfient les uns des autres, on a peur d'être dénoncé.

A Périgotville, les employés de la sous-préfecture m'interrogent longuement avant de me donner mes papiers. Le 29 octobre, je reprends le train à Sétif, et je reste à Alger jusqu'au mois de mars 1963. Je couche dans la rue, et je mange les restes des casses-croute au piment que les gens jettent à la poubelle. Je retrouve Amirchate Layachi, qui reçoit une lettre de Choisy-le-Roi lui disant de rentrer dans un camp militaire. Nous passons devant la caserne de la Marine, mais n'osons pas y rentrer. Un soir, nous couchons à l'asile des anciens combattants. On nous présente un ancien harki, les mains liées derrière le dos. Il vaut mieux coucher dans la rue, c'est plus sûr. Je reçois enfin l'argent du voyage, et je prends le bateau le 15 mars 1963, sans Layachi qui attend son argent. De Marseille à Paris, je voyage avec trois Algériens du Constantinois, qui prétendent connaître Choisy-le-Roi. Je les suis, et comme je ne connais pas Paris, ils m'amènent à Nanterre.

Après maintes péripéties, et grâce au concours de la Police, Salah retrouve les harkis rapatriés à Choisy-le-Roi.

 

 

Faivre Maurice, Un village de harkis l'Harmattan, ISBN: 2-7384-2938-6 

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