Pieds-noirs Sidis et Patos

 

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par Jacques Perret

 

Il sagit du texte d'une conference donnée par jacques perret, ancien militant de l'OAS lors d'une assemblée du cercle algérianiste, vers 1966. Repris dans "itineraires", numéro spécial en 1972, "dix ans d'exil".

"Un Patos aura donc ici le privilège et l'imprudence de parler des Pieds-noirs dans une assemblée de Pieds-noirs.

Ils ont tous une bonne langue et je tournerai sept fois la mienne. Je ne perdrai pas de vue que René Viviani était Pied-noir et qu'en mai 1914 le vent de l'histoire soufflant par sa bouche retournait comme une crêpe la majorité parlementaire. Estourbie sous le charme et la violence du baratin pied-noir elle votait l'application immédiate de la loi de trois ans dont elle ne voulait pas et que l'orateur lui-même n'avait cessé de combattre. A vrai dire c'est une belle figure de bateleur qui venait ce jour-là de sauver la patrie. D'une gueulante africaine la victoire de la Marne. Je n'oublierai donc pas qu'un génie harangueur habite les Pieds-noirs. A eux la faconde au soleil, à nous Patos la bafouille dans le brouillard.

Je vois même qu'on ne se gêne pas pour nous orthographier Pathos et je trouve excessif qu'on nous le dise en grec. J'écrirai donc Patos et n'y voyant qu'un sobriquet d'origine inconnue, toute acception péjorative ne pouvant être due qu'au malheur des temps.

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Avant de bien connaître les Pieds-noirs j'ai bien connu les sidis. Je dis "sidi" comme on dirait "bicot", "melon", "crouyat" et autres diminutifs, tropes ou doublets parfaitement honorables et pour le moins innocents.

Les appellations officielles n'étant que périphrases complexées ou approximations incommodes et le mot arabe étant lui-même bizarrement tenu pour désobligeant quand il est parlé d'Arabes, je m'en tiendrai aux sobriquets. S'il n'y avait pas de sobriquets il n'y aurait plus qu'à se taire. Au demeurant Sidi n'est pas un sobriquet mais un titre. Ayant eu chez nous les honneurs de l'usage populaire il y a laissé ses privilèges de noblesse, et qui aurait le front de s'en plaindre aujourd'hui. De toutes manières si la dignité humaine se paye de mots elle ne sera pas volée si j'appelle mon prochain monsieur, et en plus dans sa langue maternelle. Mais les experts en contacts humains ayant eu révélation que le mot "arabe" humiliait les arabes comme le mot "juif" les juifs, "concierge" les concierges, "nègre" les nègres, ils ont renchéri de subtilité en décrétant qu'à l'avenir et à l'égard des musulmans l'usage du monsieur serait obligatoire et son équivalent arabe interdit.

S'ils entendaient que l'indigène fût honoré de la sorte, c'est qu'ils ne doutaient pas eux-mêmes que le nom français fût essentiellement supérieur à tout autre. Ce n'était ni plus ni moins que la discrimination raciale par convention dénominative, la pire de toutes. J'en parle au passé car aujourd'hui le formulaire des civilités est en train de se retourner comme un doigt de gant; déjà les nègres ne souffrent plus d'autre nom que nègre et les membres de la Ligue des droits de l'homme aspirent au doux nom de sidi. Ajoutez-y que nos évêques, par dévoiement de l'humilité, esprit de manège ou peur impie du ridicule, se disent embarrassés du monseigneur, qui les retranche du peuple des copains, et qu'à ce moment-là en effet c'est par dérision que nous les appellerions monseigneur. C'est pour dire que les mots innocents se font rares et qu'il est permis de s'embrouiller dans les signes extérieurs. Toujours est-il que jadis, interpellé sous le nom de francaoui ou de roumi je m'entendais salué comme la survivance de Godefroy de Bouillon et la postérité de Scipion l'Africain.

Je n'ai guère connu en effet les Sarrazins et les Numides que sous l'habit militaire et les couleurs françaises.

De tous les procédés en usage pour escamoter les problèmes de la vie en société, la tenue de campagne était jusqu'ici le plus sûr et le plus facile. Dans les années 20 j'ai terminé la conquête du Maroc dans un régiment de tirailleurs algériens en qualité de caporal. Je dois dire à ma confusion que l'état de 2ème classe n'était pas accessible aux chrétiens. Le caporalat était le dernier rang où leur humilité pût prétendre. Ils y trouvaient néanmoins cette consolation qu'à part les deux petits galons de laine jaune, rien dans leurs équipements et fardeaux ne les distinguaient de la troupe.

C'est un lieutenant indigène qui avait commandé le peloton des élèves caporaux. A nos yeux de Parisiens et Beaucerons le titre indigène ne faisait que souligner une évidence. D'autre part, les mérites du lieutenant Tebib ayant été reconnus par la France souveraine, je me pliai de bonne grâce aux commandements de cet officier français, peut-être avec l'idée aristocratique de le mettre à l'aise. De toutes manières les trois pas de distance nous donnaient satisfaction à l'un comme à l'autre. Les relations humaines s'arrangent toujours mieux de la distance que du niveau.

Dans nos relations d'hommes de troupe avec les tirailleurs indigènes la promiscuité n'empêchait pas la distance, moyennant quoi le nom d'unité convenait au régiment.

Nous prenions en commun les travaux et les jours sans toujours nous distraire aux mêmes jeux. Entre nous par exemple, d'Auvergne ou de Montparnasse, nous pouvions rigoler jusqu'à en venir aux mains; avec les Algériens on ne se battait jamais, pour des raisons obscures et qui semblaient aller de soi. A part ca nous partagions tout, gamelle, corvées, fatigues, servitude et grandeur. Les gradés indigènes étaient plus vaches avec leur congénères, les gradés métropolitains étaient moins tendres avec nous et cela faisait une sorte de justice bien pesée. Enfin l'esprit de corps et la jeunesse nous maintenaient en cordialité, au moins par les signes extérieurs, ce qui est le principal.

Aux départs en colonne et dans le feu de l'action nous n'étions pas loin de l'intégration sentimentale. Et au sortir d'un engagement un peu dur c'était quasiment la fête de famille, avec ses congratulations expansives, ses mâles embrassades et l'exaltation des morts. La fraternité n'est une et universelle que dans les dogmes ou les nuages. Dans le monde sensible il en est de toutes sortes et la fraternité d'armes est la plus douce et la moins avare, on n'y regarde pas à la dépense. Les Algériens l'ont connue chez nous pendant cinq générations. Nous les avons chassés de la confrérie et des milliers d'entre eux s'y sont cramponnés jusqu'au supplice. Leur mémoire sera prochainement célébrée en Haute-Marne au pied de l'emblème ambigu par lequel ils sont morts.

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En février 1940 le 3ème bataillon du 335. R.I. fut appelé à prendre position sur la Chiers, pour verrouiller Longwy, si besoin était. Au cours de l'hiver meusien particulièrement rigoureux, ce bataillon de réservistes bourguignons avait eu à coeur de se réchauffer au vin rouge et devant les villageois impassibles il avait quitté ses cantonnements sur un der-des-ders outrageusement patriotique. La longue marche sur les routes verglacées qui le renvoyaient aux frontières avait su lui rendre un rien de martialité, mais l'approche du printemps eut bientôt fait de ranimer la grande soif des aïeux. Le bruit se répandit alors en haut lieu qu'un tel bataillon n'était pas adéquat à sa mission de verrou. On lui dépêcha un nouveau commandant qui venait des tirailleurs. Le commandant R. était Français d'Algérie à quatre générations et de souche basque. Officier de carrière engagé en août 14 et sous les armes depuis lors. Sans faire le détail de ses vertus et talents, disons qu'en un mois il avait remis à neuf le moral et la tenue du bataillon.

Le 10 mai à l'aube, la grande duchesse de Luxembourg ayant pris la fuite en traction-avant nous fit savoir au passage que l'armée allemande était dans ses roues, renseignement précieux. Un quart d'heure plus tard leurs avant-gardes étaient saluées par nos avant-postes. Boutonnés jusqu'au menton et pans de capote relevés, les Bourguignons canardaient les voltigeurs ennemis qui sautillaient en bras de chemise de buisson en buisson. Parfois une mitraillette, arme sournoise inconnue au bataillon, nous tirait dans le dos mais à part ça le prélude avait de la couleur, du mouvement, du style, réglo comme en 70.

Les spahis caracolaient aux lisières des bois, les lebels de papa faisaient merveille et l'armée allemande fut stoppée deux jours. On a su depuis que cette armée-là ne faisait que le pivot d'une invasion qui se déployait sur son aile droite et que, n'étant pas pressée à un jour près, elle attendait ses canons pour défoncer la phalange bourguignonne qui verrouillait la Lorraine.

Je ne raconterai pas les opérations et tribulations qui s'en suivirent. Les pépères du Clos-Voùgeot ont tout de suite compris qu'après Charleroi ce serait la Marne et qu'ils en auraient encore pour quatre ans. Cela faisait gros coeur, et ils n'étaient pas de ces flambards qui ne pensent qu'à forcer le destin. De ce côté là le commandant avait l'air assez raisonnable mais il voulait de la manoeuvre du contact et du maintien. Pour lui faire plaisir les réservistes de Chambolle et Musigny ont joué les grognards, à sulfater les raisins verts au flanc des Ardennes, faire acte de présence et figuration intelligente au sein du chaos.

C'était le 3/335, recrutement du Maconnais, dont un Pied-noir avait pris la tête.

La retraite proprement dite, sans prétendre à l'anabase ne fut quand même pas la grande vadrouille. Jusqu'au bout avec armes et bagages, fourgon hippomobile, clairons sur le sac et tambours dans le dos, de quoi rêver quand on marche en dormant. Et le commandant à pied, en tête; en queue ; debout sur le talus à lorgner le ciel du Nord et nous regarder passer. Depuis vingt-six ans qu'il va de bataillon en bataillon il connaît le mode d'emploi. Il en a une belle collection derrière lui. Il paraît s'attacher à ce bataillon-là comme à une pièce de musée brusquement rendue à ses fonctions d'ustensile belliqueux. Son transport sous l'orage et la grêle est particulièrement délicat; il ne veut rien perdre en route - et qu'en toutes circonstances le précieux bataillon qui lui est confié ressemble à un bataillon. Les compagnies en ordre, les flancs-gardes, les bivouacs protégés. les traînards soutenus, et quand il le faut, des attitudes résolument combatives; si parfois l'adversaire fait mine de les ignorer, le petit coup de chocottes nous aura fouetté le sang. Les populations en fuite ont cessé de nous gêner et la campagne n'est déjà plus française que sous le pas des fantassins bourguignons.

Soit dit en passant nous n'avions pas trouvé scandaleux que les populations quittassent leurs foyers à l'approche des Allemands, ces misères-là sont de tradition. Ce n'est qu'à l'approche des Arabes que l'exode sera flétri par ceux qui n'en sont pas menacés.

Dernier tableau. Las de tourner en rond dans 1e cercle de l'ennemi sans trouver le passage, le bataillon fourbu met sac à terre dans un village évacué sur les hauteurs de Toul. A vrai dire nous n'étions pas encerclés par manœuvre: le flot de l'invasion nous entraînait comme une île flottante au mitan de l'Amazone. Nous comprenons tout de suite qu'il ne s'agit pas d'une étape mais d'une installation. L'expectative n'est pas rose mais c'est d'abord le bonheur des épaules soulagées. Des colonnes ennemies se découvrent au loin, défilant sur une route de peupliers, au bord de l'horizon. Le commandant fait l'inspection tactique des alentours. Les quatre compagnies feront du village une redoute, au moins un hérisson. Aménagement des positions. Le PC dans la cave d'une maison bourgeoise, la seule du pays, c'est l'habitude, et le médecin y a descendu son matériel. Tout cela est fortement suggestif.

Les antennes de l'invasion ayant eu vent de cette concentration de troupes kaki un détachement de voltigeurs est venu tâter les abords du village. Il tombe sur la quatrième compagnie qui lui crache sa bordée. Cette manifestation hostile est jugée punissable et une demi-heure plus tard la position est bombardée, encerclée, attaquée. Le bataillon se pique au jeu, c'est le Gravelotte des Bourguignons.

Le surlendemain vers 10 heures la situation des forces en présence permet d'envisager une sorte de Camerone.

Les assiégés n'ont pas encore exprimé le désir de pousser jusque là. Ils se veulent modestes. Ils s'étonnaient déjà de livrer un tel combat qui après tout ne faisait que l'ordinaire du métier. Le commandant lui-même qui vient les voir au travail s'attendrit sur la bonne volonté de ses viticulteurs en pétarade. Il est revenu au PC où le radio appelle en vain la division depuis 24 heures. Il est à peu près certain que les ennemis ne seront pas contenus beaucoup plus d'un quart d'heure. Il a compris que ses hommes n'aspiraient pas aux honneurs du massacre. Assurément il conviendrait de les y exhorter, mais la pensée d'y réussir le gêne de plus en plus. Les blessés encombrent la cave, l'adjudant du corps-franc vient de mourir sur son brancard et la dernière liaison a essuyé un barrage de mitraillette en traversant le village. Le commandant se plante une cigarette au coin de la bouche et ne l'allume pas.

C'est le quart d'heure où les principes viennent s'emmêler dans le cas de conscience. Il en a vu de toutes sortes en 14 mais l'idée de se rendre avec six cents hommes ne lui est pas familière. Il n'a plus rien à faire dans cette cave, il faut trancher ça dehors, sur le tas. Il enjambe les brancards.

Quand on se bat pour l'honneur il faut savoir s'arrêter. Peut-être est-il déjà coupable. Il s'engage dans l'escalier. A mi-chemin il voit que la sortie est bouchée par un officier allemand qui lui braque son pistolet en gueulant quelque chose. Le commandant fait semblant de ne pas comprendre. Il a les mains pendantes. C'est un voeu qu'il a fait de ne jamais lever les bras. Au demeurant cet officier n'est qu'un lieutenant, il s'effacera. Il s'efface, rengaine et salue.

Arrivé à son niveau le commandant lui rend son salut et constate en effet que l'armée allemande est dans le village. Il jette sa cigarette et d'un mouvement de la main fait savoir qu'il se rend à l'évidence. Non sans respect le lieutenant lui fait comprendre que ce n'est pas trop tôt. Rassemblés par des voix étranges les Bourguignons désarmés attendent. Ils ont déjà la dégaine du prisonnier, mais pas mécontents de survivre à ce combat qui les flatte. Comme ils sont gardés par les soldats mêmes qui viennent de les battre il y a des essais de conversation, d'explication. Le bruit court bientôt dans les rangs que le commandant va sortir du village à la tête de son bataillon captif. Et quelques instants plus tard, dans le troupeau en marche, l'un disait que les Allemands étaient trop pressés pour rendre les honneurs, et l'autre affirmait qu'on ne rend pas les honneurs si tout le monde n'est pas mort.

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Ce récit n'avait d'autre intention que d'exposer en bref le cas de 600 honorables Bourguignons commandés par un gentilhomme de la Mitidja. C'est une contribution à l'étude de cette fameuse mentalité pied-noir que nos ethnologues ont décrite comme offensante à la réputation d'une métropole entièrement peuplée de privilégiés mentaux. Pour en finir avec le commandant, il devient colonel, démissionne en 50, s'endette et va planter des orangers. Soldat ou colon, c'est la noblesse du Pied-Noir. La première récolte à bénéfice est attendue pour 63 mais la vie n'est plus tolérable et il part en 62 avec sa famille. Il a quitté sa maison, sa ferme, son pays natal, ses morts, le fruit de son travail et le plus gros de ses raisons de vivre. Il est en France, avec ses blessures françaises, et une dizaine d'opérations; il est fatigué, il se fait vieux, les Français lui font de la peine et ses curés le scandalisent; il relit )a Guerre de Jugurta et les ouvrages de Gautier sur l'Afrique du Nord.

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Je n'y peux rien si les deux Pieds-noirs que j'ai le mieux connus se sont présentés en tenue de combat. Quatre ans plus tard en effet je me retrouvais dans la nature', et non loin de la Bourgogne, avec une douzaine de Sidis. Un officier pétainiste les avait débauchés de leurs chantiers pour étoffer un maquis tout à fait sérieux. Ils avaient des fusils anglais, pas d'uniforme, ce n'était plus pareil. Cela sentait déjà le fellaga. Parmi les autochtones allobroges qui formaient le gros de la compagnie se trouvait un Français d'Algérie. Je ne savais toujours pas qu'on les appelait Pieds-noirs. Franchement il m'était aussi compatriote que pouvait l'être un Marseillais. Nous étions très amis et quand il est mort le ventre ouvert par une rafale de mitrailleuse je l'ai entendu murmurer: "Ne m'abandonnez pas." Bien entendu. Mais toute l'importance et la difficulté de cette recommandation m'est apparue quelques années plus tard.

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Quelquefois, pour se bercer la conscience, un gaulliste ou même un OAS va dire qu'après tout les Pieds-noirs se sont mal défendus. Puisqu'ils avaient du sang de communard dans les veines ils auraient pu nous faire une Commune. Toute la métropôle attendait une Commune en Alger, on la craignait, on l'espérait. Elle n'a pas eu lieu et les gaullistes ont eu le culot d'en accabler leurs victimes.

Depuis quelque temps un commando d'historiens à la gomme et à la coule s'évertue à nous démontrer que le don de l'Algérie à l'Islam est une oeuvre pie, rédemptrice, accomplie dans l'honneur et l'intérêt de la nation etc. et à nous rappeler que bien sûr que le pauvre Pied-noir avait le mauvais rôle, c'était l'occupant, le spoliateur. Occupant et spoliateur de rien du tout, - il n'y avait rien. Bien moins qu'il n'y avait en Gaule quand les Francs sont arrivés, infiniment moins qu'il n'y avait à Montparnasse quand l'urbanisme apatride s'est jeté dessus. On est fatigué d'expliquer ces choses-là.

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Dès l'origine le Pied-noir votait à gauche par principe et vivait en homme de droite par nécessité. Avec ses moeurs anachroniques il était un homme de progrès. Ce n'est pas une chose dont je me vanterais mais dans la plupart des cas on épatera le patos, et le vexera peut-être, en lui disant que le petit colon féodal était en avance de cinquante ans sur la métropole. En revanche dites-lui que le Pied-noir aimait le militaire et vous le ferez sourire, de compassion peut-être. En effet ce grand amour devait mal finir . Par fidélité à la vieille image du laboureur de marécage sous la protection du soldat, le Pied-noir continuait d'aimer les soldats. Ensemble ils avaient fait de grandes choses a grand'peine. Ils avaient partagé la fierté du chef d'oeuvre..

Et le sang du soldat ayant été à l'origine de l'affaire on n'était pas mécontent non plus de l'avoir payé de retour en quatre versements, 70, 14-18, 39-40, 44-45. L'Algérie et son armée semblaient inséparables. L'armée faisait partie du paysage et condition écologique de la patrie transplantée. On connaissait bien ses travers, mais on aimait ses revues, ses défilés, sa musique et sa légende. Elle faisait pour tous l'ornement et la paix du séjour. Elle était la patrie nécessairement tutélaire, gardienne des moissons, des clochers, des écoles et des marabouts. Quand elle n'osait déjà plus sortir en métropole avec drapeaux et fanfares, quand elle rasait les murs en civil, même dans le VIIe Arrondissement, elle continuait d'être chouchoutée, respectée de la rue Michelet aux Oasis. Je ne sais trop pourquoi les contingents appelés ou rappelés, accueillis avec enthousiasme au port, n'ont pas su vraiment conquérir le coeur des Pieds-noirs et inversement. N'empêche que l'armée c'était l'armée, mariée avec l'Algérie, à la vie à la mort.

Or cette armée-là les a trahis. A contre-coeur, bien sûr, mais piteusement, affreusement trahis, par obéissance à la trahison du chef suprême. On trouvait déjà un peu bizarre de l'entendre tous les matins renouveler ses protestations de fidélité, comme s'il était concevable qu'elle pût trahir. En dépit des symptômes de déhiscence consécutifs aux mutations gaullistes, en dépit des brimades et des avanies, la confiance régnait, aveugle, éperdue, viscérale et même raisonnable. Elle a régné jusqu'au dernier jour. Et alors on s'est frotté les yeux pour la voir sans y croire, cette armée chérie qui larguait ses couleurs en présentant les armes au drapeau vert; les officiers qui fichaient le camp sans dire adieu, avec leurs meubles en cadre, leur malaise en bandoulière et leurs petits soldats qui faisaient le bras d'honneur à toute cette Algérie dupée, arnaquée jusqu'au fond du Sahara. Malheureusement les Pieds-Noirs n'en croyaient toujours pas leurs yeux. Imaginez qu'ils furent à ce point saisis d'étonnement qu'ils n'eurent même pas idée de déclarer la Commune et d'ouvrir le feu. Et l'eussent-ils voulu qu'on ne fait pas une Commune sans avoir des canons, et quelques régiments au moins, en armes et en tenue; or, sauf une poignée de déserteurs, l'armée tout entière était Versaillaise.

 

Suite de la complainte. Dix ans de terrorisme endémique et les égorgés de la semaine passés en rubrique dans Le Monde et Le Figaro avec le cours des Halles. Collecte mondiale pour la défense et illustration des égorgeurs opprimés. Anathème sur les égorgés récalcitrants. La démocratie, la Résistance, la religion, la morale et le fric, toutes les valeurs occidentales à la rescousse des fatalités orientales. Le troupeau injurié par son évêque et sa détresse ignorée par un Pontife si débonnaire qu'il s'en bouchait les oreilles. Que l'Algérie soit libérée, désouillée du nom français et rendue aux douceurs de l'ordre arabe. L'armée française ne fait même plus semblant de combattre. Elle a fait cadeau de sa victoire et de ses morts. Elle a maintenant partie liée avec les fellagas pour mâter les Pieds-Noirs. M. Kroutchev est content de nous et le général de Gaulle lève les bras. L'armée française, en pleine folie d'obéissance, a désarmé ses camarades partisans pour les livrer aux écorcheurs. Après quoi elle s'est retirée dans ses cantonnements pour chanter la quille et les factionnaires ont croisé la baïonnette devant les harkis traqués et suppliants; et cinq minutes plus tard les héros historiques venaient jeter devant le corps de garde les génitoires sanglants des protégés français.

Restons-en là de ces hontes et horreurs mais le temps n'est pas venu de les oublier.

Il est même utile de les avoir présentes à l'esprit aussi longtemps que nous serons gouvernés par les libérateurs de l'Algérie. Tous les hommes politiques actuellement sur la scène ou en coulisse ont mis la main à ce travail infamant et calamiteux. Il est sage d'y penser chaque fois que l'un d'eux ouvre la bouche pour faire le mentor, la sirène, le paladin ou même le brave homme. Utile enfin de pouvoir, à l'occasion, rappeler au moraliste dans quelles circonstances vraiment pénibles et vicieuses fut accompli le meurtre de l'Algérie. C'est une chose que même un ancien de l'O.A.S. métro peut avoir perdue de vue quand, par exemple, un soir, entre amis, les pieds sur les chenets, hochant la tête et bridant les yeux vers des lointains grandioses, il déplore que le peuple Pieds-Noirs n'ait pas eu le dernier courage de s'offrir en hécatombe, au pied du monument aux morts et chantant la Marseillaise sous le tir des gardes rouges et des fellagas réunis.

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Plutôt mourir que fuir! bravo. Le sol natal sera défendu sans esprit de recul! c'est bien naturel. Et si par hasard tous les soldats sont morts ou manquants, nous défendrons nos foyers à coups de fourche ou de bâton et si l'ennemi doit en franchir le seuil il enjambera nos cadavres! cela va de soi. En un mot c'est vaincre ou mourir, alternative immémoriale et suprême raison des belles batailles où le vainqueur chancelant et perclus va jeter sa couronne sur le corps des vaincus. Si le vaincre ou mourir n'est pas une nécessité objective et absolue il se présente comme une obligation morale souvent doublée d'une raison tactique. Comme toutes les alternatives en forme d'apostrophe il a traversé la nuit des temps sans vieillir, il a de la noblesse, de la frappe, et son exigence est malicieusement contestée par un proverbe non moins immémorial à savoir que mieux vaut âne vivant que lion mort. Si le lieutenant de Gaulle, à Verdun, n'avait pas pris la peine d'illustrer personnellement ce proverbe, il n'y aurait pas eu de général de Gaulle. Quoi qu'il en soit je suppose que le Patos vivant qui reprocherait à son frère Pied-Noir de n'être mort ni vainqueur n'a sans doute jamais eu l'occasion de vaincre ou mourir, même en 40. Et je n'ai pas dissimulé au lecteur que moi-même je respirais encore.

Il n'est pas rare hélas qu'en présence de cette fameuse alternative, et pour des raisons d'économie, la stratégie nationale ou individuelle fasse remise à la fois de la victoire et de la mort. Dans le meilleur des cas les ordres de replis font surseoir à la mort pour tenter la victoire un peu plus loin ou un peu plus tard. Je dois même avouer qu'au cours de mes petites expériences guerrières, l'instant de vaincre ou mourir ne m'a jamais été expressément signifié. Il peut arriver aussi qu'un tel ordre écrit, venu de loin et de haut soit retenu à l'échelon subalterne, fourré en poche par un adjudant paternel qui jugerait inopportun de rappeler à ses enfants le béaba de leur condition.

Une fois dans ma vie pourtant j'ai entendu articuler ces redoutables paroles, de la bouche d'un grand chef et dans le vif de la situation: vaincre ou mourir. Nous n'étions pas une troupe, rien qu'une foule, et la rigueur du choix se réclamait plutôt du balcon. Troisième soir, tous au Forum pour voir et entendre les généraux du poutch. Tous les quatre au balcon. L'un d'eux qui n'était pas Salan, a pris la parole. Comme il n'avait rien à annoncer, la harangue fut assez creuse et le ton comme le sabre. ..La péroraison dans un cri: Nous sommes ici pour vaincre ou mourir!

Acclamations. Il est difficile d'ajouter une clameur inédite au répertoire de la Méditerranée. Toutes les clameurs possibles ont retenti sur ses rivages et si les échos ont une mémoire ils retiendront que ce jour-là le 25 avril 1962 vers les 5 heures du soir une foule française âgée de 132 ans acclamait pour la dernière fois sur le Forum d'Alger.. Au mémorial sonore la chute de Constantinople fait sans doute un bruit plus somptueux pour une date moins funeste. Blessée au flanc la chrétienté n'en mourut point. Mais la livraison d'Alger c'est le règlement définitif et lugubre de la notion même de chrétienté devenue insupportable aux chrétiens adultes.

Le lendemain donc les deux généraux qui n'étaient pas Salan, ni Jouhaud mais qui venaient de France pour vaincre ,ou mourir s'en sont remis aux gendarmes pour se rendre à Paris. Nous dirons seulement que pour faire un coup pareil il faut être en quelque sorte assez gonflé. Pour ce qui est des Pieds-Noirs ce n'est pas tant le coup des paroles qui les a fait souffrir, ils en avaient encaissé bien d'autres, mais l'idée trop amère qu'elles furent prononcées les deux valises étant faites.

Je m'en tiendrai là des raisons pour lesquelles un Pied-Noir ne serait pas toujours en humeur d'entendre nos leçons d'héroïsme. Quant aux Patos qui leur reproche raient de n'être pas restés ou revenus dans leur province au prix honorable d'un abandon de souveraineté, de propriété, de nationalité, il faudrait leur expliquer que jusqu'à nouvel ordre, une pareille condition n'est supportable qu'aux renégats. Et encore M. Mandouze n'a-t-il pu la souffrir bien longtemps.

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Dès les premiers massacres de colons le bruit se répandait en métropole que les victimes ne l'avaient pas volé. En 1958 la propagande anti-pieds-noirs battait son plein dans les Secteurs politique, universitaire, mondain, ecclésiastique et populaire.. Une silhouette du Pied-Noir fut ainsi campée qu'on pût tirer dessus sans scrupule.

Des sociologues, des historiens et même des anthropologues ayant défini et commenté ce qu'ils appelaient la mentalité spéciale du Pied-Noir, un certain nombre de traits et anecdotes significatives furent mis en circulation dans le public. L'un d'eux a connu la grande vogue. C'est l'histoire du verre d'eau. Le colon-pied-noir qui a refusé un verre d'eau au petit soldat du contingent. C'est une histoire très ancienne, elle appartient au folklore universel des armées en campagne. Depuis que les soldats cantonnent chez le paysan il y a des poulets plumés qui appellent des coups de fourche. A moins d'avoir servi sous Jeanne d'Arc tous les troupiers du monde se font devoir de maintenir ces querelles en tradition et d'en truffer le récit de leurs campagnes. Et, à défaut d'exploits guerriers, l'histoire du verre d'eau restait la mieux faite pour émouvoir le cercle de famille. J'ai quand même idée qu'en Algérie les verres de vin, peut-être, ont été moins souvent refusés que les verres d'eau. Rappelons au passage que le général de Gaulle, en Algérie notamment, fut toujours attentif à cracher dans les verres où il avait bu et dans ceux qu'il offrait à boire. On lui aura sans doute refusé un verre d'eau à lui aussi.

Toujours est-il qu'à l'occasion de l'anniversaire d'Evian Mme Brisset, rapatriée d'Algérie acclimatée sous le ciel de Belleville, fut interrogée par le Journal du Dimanche. En évoquant ses impressions de naufragée débarquant à Marseille elle nous révèle enfin que ses premières paroles furent pour demander un verre d'eau et que celui-ci lui fut refusé. Voilà, nous sommes quittes. Le moment est venu de remplir les verres: Compte dessus et bois de l'eau c'est le refrain de la mère patrie à ses enfants sinistrés.

Il est vrai aussi qu'à la longue la récrimination des Pieds-Noirs nous rappellerait fâcheusement le milliard des émigrés. La République, et tout spécialement la Véme incarnée, ne doit rien à personne. Souffrir pour elle est toujours un bon placement. Il fut annoncé naguère de podium en podium que la France délivrée de l'Algérie serait l'âme de l'Europe, l'arbitre de l'univers, et dégrevée de l'impôt.

Et voilà qui est fait; le monde entier se tourne vers la france, arche de paix, vase d'amour, glaive de justice, puits de vérité, fleur de chevalerie, corne d'abondance, creuset philosophal, et rien de tout cela ne serait si l'Al~érie était restée française. Et à ce moment là c'est pourtant vrai, dit le Pied-Noir émerveillé, le prix de mon déménagement est déjà remboursé au centuple.

 

........................................... Jacques Perret.

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