Le G.P.R.A en 1958

 

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Cette métamorphose du "Comité de Coordination et d'Exécution" - C.E.E. - en un "Gouvernement Provisoire de la République Algérienne" - G.P.R.A. - à la date du 19 septembre 1958, l'opinion n'en fut pas autrement émue. Outre que cette transformation nominale ne modifiait pas sensiblement l'état de fait, le dessein en était connu depuis le printemps. Des "départements ministériels" avaient été créés au sein du C.E.E. dès le 19 avril et à la fin de ce même mois le projet d'un "gouvernement" avait été débattu entre Algériens, Tunisiens et Marocains à la conférence maghrébine de Tanger. Ce qui en définitive permit au F.L.N. de procéder à la proclamation en septembre, c'est l'assurance préalablement obtenue de plusieurs Etats arabes que le "gouvernement" nouveau serait par eux reconnu. Mais si la date en fut choisie en fonction du référendum, en fait l'importance primordiale de la consultation organisée par la France éclipsa l'événement.

Le G.P.R.A. de 1958 se compose de onze "ministres" en exercice, auxquels s'ajoutent trois secrétaires d'état et symboliquement les cinq "Historiques" internés en Métropole, parés du titre de "ministres d'Etat" :

Ferhat Abbas, Président du G.P.R.A.

Krim Belkacem, Vice-président et Ministre des Forces armées,

Lamine Debaghine, Ministre des Affaires extérieures,

Cherif Mahmoud, Ministre de l'Armement et du Ravitaillement,

Bentoba1 Lakhdar, Ministre de l'Intérieur,

Boussouf Abdelhafid, Ministre des Liaisons Générales et Communications,

Mehri Abdelhamid, Ministre des Affaires nord-africaines,

Francis Ahmed, Ministre des Affaires économiques et des Finances,

Yazid M'Hamed, Ministre de l'Information

Benkhedda ben Youssef, Ministre des Affaires sociales,

Tewfik Madani, Ministre des Affaires culturelles

 

Khane Lamine, Secrétaire d'Etat, Oussedik Omar, Secrétaire d'Etat, Stambouli Mostefa, Secrétaire d'Etat

 

Ben Bella Ahmed, Vice-Président et Ministre d'Etat (interné) Aït Ahmed Hocine, Ministre d'Etat (interné) Boudiaf Mohamed, Ministre d'Etat (interné) Khidder Mohamed, Ministre d'Etat (interné) Bitat Rabah, Ministre d'Etat (interné)

 

Tel quel, le nouvel exécutif va présider aux destinées du Front pendant seize mois, jusqu'aux premiers jours de 1960.

La composition du G.P.R.A. - à l'instar du C.C.E. dont il est issu - procède d'un dosage voulu entre "politiques" et "militaires": c'est-à-dire entre ceux qui se sont fait un nom jadis dans les partis nationalistes et ceux qui doivent leur promotion aux responsabilités assumées dans le maquis. L'équilibre approximatif ainsi réalisé au sommet de la hiérarchie entre ces deux catégories veut affermir l'autorité exclusive de l'Exécutif sur tous et consacrer l'unité fondamentale du "Front".

La liste des onze "ministres" en exercice, seule véritablement significative, assure de la continuité du commandement à la tête du F.L.N. Par rapport à la composition précédente du C.C.E., deux noms seulement sont retranchés: celui d'Abane Ramdane, assassiné en mai par ses propres collègues; et celui de Ouamrane, Kabyle actif et réalisateur mais personnage brutal et particulièrement intolérant à l'égard des "politiques". Quatre noms sont ajoutés, encore n'est-ce pas à des ministères-clés: Francis, Yazid, Madani et Benkhedda - ce dernier précédemment "chargé de mission" auprès du C.E.E.

Par cette permanence même le remaniement tend à perpétuer au profit de quelques-uns le monopole du pouvoir. Si la répartition des portefeuilles témoigne d'une certaine promotion des "politiques", notamment par la désignation de Ferhat Abbas à la Présidence, - fonction créée en la circonstance -, c'est surtout dans le but d'asseoir plus largement l'audience du nouveau "gouvernement". En fait les postes-clés, précédemment tenus par des "militaires" ne changent pas de mains: Krim reste à la Guerre, Bentobal à l'Intérieur, Boussouf aux Liaisons et Communications.

Ces deux derniers personnages constituent chacun une puissance à l'intérieur du Front, de par l'appareil qu'ils ont respectivement créé et qui se trouve strictement soumis à leur personne.

 

Lakhdar Bentobal, ancien chef de la Wilaya 2 (Nord Constantinois) qui pour une part lui doit sa particulière solidité, est à 35 ans un homme malingre au faciès asiatique. Essentiellement secret, il met son intelligence, son énergie, son absence de vanité au service d'une volonté de puissance dénuée de tout scrupule moral. "Ministre de l'Intérieur", c'est-à-dire responsable de l'organisation interne de l'appareil révolutionnaire que constitue le Front, il n'a de pouvoir réel par la force des choses que sur l'ensemble du F.L.N. situé à l'extérieur de l'Algérie: en Tunisie, en Lybie, au Maroc, ainsi qu'en Métropole et dans les pays voisins: Allemagne, Belgique, Suisse. C'est de lui que dépendent en pratique les difficiles liaisons entre les Wilayas d'Algérie et le G.P.R.A., car celles-ci s'opèrent pour la plupart par l'intermédiaire de l'organisation rebelle en Métropole, dite "Fédération de France". Les recettes considérables de cette dernière 25 à 30 millions de nouveaux francs par an - transitent par lui. Disposant personnellement des réseaux d'agents qu'il a constitués ainsi que d'une organisation de tueurs à sa solde, il est le chef de ce qui est en passe de devenir une sorte de police interne du mouvement, à l'extérieur de l'Algérie; veillant à l'orthodoxie et à la soumission de chacun, procédant aux épurations et aux "liquidations physiques" qu'il estime nécessaires, il commence à être redouté même de ses collègues de l'exécutif. Les cadres de l'extérieur le surnommeront bientôt du nom du Ministre de la Sécurité d'Etat soviétique de sinistre mémoire, le "Béria du F.L.N.".

 

Originaire du Nord-Constantinois comme Bentobal, Abdellhafid Boussouf est issu d'une "bonne famille" arabe, mais dont plusieurs membres sont connus pour être communistes. C'est un militant nationaliste des premières années. Son tempérament de lutteur et de chef l'a porté de bonne heure au commandement de la Wilaya 5 et de cette époque il conserve une popularité certaine auprès de l'A.L.N. tant en Oranie qu'au Maroc Oriental. A 32 ans, c'est un athlète aux traits énergiques, à l'activité inlassable, en dépit d'une mauvaise vue qui l'oblige à porter constamment des verres épais et légèrement teintés. L'autorité implacable qu'il exerce sur ses subordonnés est servie doublement par son efficacité et par un certain pouvoir de séduction. C'est un partisan irréductible d'une révolution devant conduire à un régime dictatorial; son ambition personnelle ne le guide pas moins que sa conviction idéologique; mais le remarquable don d'organisation qu'il applique à sa tâche lui confère, en politique, l'avantage du réalisme.

Si Boussouf est devenu "Ministre des Liaisons générales et des Communications" - M.L.G.C. - c'est qu'il a su avec ténacité rassembler le considérable matériel radio, recruter et former le personnel technique, organiser enfin les réseaux de transmissions gouvernementaux et militaires qui permettent à l'appareil écartelé du Front de maintenir sa cohésion et de préserver son autonomie. C'est par l'intermédiaire de ses services que l'exécutif, lorsqu'il siège à Tunis, est tenu en communication directe et codée avec Rabat, Oujda, Tripoli, Le Caire et Damas, et que chaque département ministériel peut coordonner l'activité de ses propres bureaux, disséminés entre le Maghreb et le Moyen Orient. C'est par le soin de ses équipes de transmetteurs et de chiffreurs que les deux chefs militaires des frontières, dans leur P.c. d'Oujda au Maroc et de Ghardimaou en Tunisie, exercent leur commandement respectivement sur les deux A.L.N. de l'extérieur et qu'ils demeurent tant bien que mal en liaison radio avec certaines Wilayas voire Mintaqas de l'intérieur (ce qui ne durera guère il est vrai). C'est encore par ses réseaux que sont donnés les ordres relatifs aux mouvements logistiques, aux acquisitions d'armements, à leur débarquement lointain et à leur acheminement vers les frontières de l'Algérie. Ce qui du reste amènera bientôt Boussouf à supplanter dans sa tâche son collègue Cherif Mahmoud, nominalement "ministre de l'Armement et du Ravitaillement". Ainsi c'est grâce aux réalisations de Boussouf que le Front s'est affranchi des servitudes de transmissions à l'égard des Etats arabes qui hébergent les organismes rebelles, et que l'exécutif peut préserver vis-à-vis de ses hôtes ce minimum d'indépendance que procure le secret.

En outre, Boussouf a créé un service de renseignement - espionnage et contre-espionnage - qui est en voie de développement. Dirigés contre l'adversaire, ces réseaux servent aussi à détecter les " déviations " au-dedans de l'appareil politico-militaire et jouent en cela le rôle d'une police interne, virtuellement rivale de celle de Bentobal; et ici encore les hommes de main relevant de cette hiérarchie secrète se font, sur ordre, exécuteurs des sentences de leur maître.

Ainsi doublement renseigné par sa police et par son service de transmissions - nécessairement placé auprès des échelons de responsabilité et de commandement -, disposant là d'un personnel à son entière dévotion, maître en outre des liquidations de son choix, le chef du "M.L.G.C." déjà indispensable au F.L.N. d'un point de vue technique, est également respecté pour sa redoutable puissance. Le caractère totalitaire qu'il a beaucoup contribué à imprimer aux structures extérieures du Front témoigne de reste de l'autorité reconnue à Boussouf jusqu'au sein de l'exécutif.

 

Si dans le G.P.R.A. une large place est faite aux anciens des Wilayas, c'est beaucoup en vue d'assurer au "gouvernement" nouveau l'allégeance des combattants du maquis, plus que jamais coupés de l'extérieur. Quatre des "ministres" ont été commandants de Wilaya: en plus de Boussouf (W.5) et de Bentobal (W.2), Krim (W.3-Kabylie) et Cherif Mahmoud (W.l Aurès-Nementchas). Un autre, Benkhedda, a comme membre du C.E.E. assumé la responsabilité de fait de la Zone Autonome d'Alger pendant la première phase de la bataille d'Alger. Quant aux trois "Secrétaires d'Etat" Khane, Oussedik et Stambouli - leur nomination constitue une surprise car ce sont des officiers subalternes de l'A.L.N., encore en service dans différentes Wilayas de l'intérieur, et malgré leur promotion politique ils doivent y rester "mobilisés": l'intention évidente étant d'assurer une symbiose au moins formelle entre combattants et gouvernement. Au total, les Wilayas peuvent donc se flatter d'être représentées au G.P.R.A. par huit des leurs, sur quatorze, si l'on ne compte pas les cinq "ministres d'Etat" internés en Métropole.  

De plus l'un de ces huit chefs de guerre, Krim Belkacem, tout en conservant son portefeuille des Forces Armées accède au rang de "Vice-président" du gouvernement, créé en la circonstance. Le G.P.R.A. se devait d'honorer par ce titre sinon la capacité politique du moins le prestige du seul des "Historiques" - fondateurs de la rébellion - encore vivant et libre.

Pur Kabyle, né d'une famille paysanne proche de Dra el Mizan, Krim est alors âgé de 36 ans. Il est râblé, son visage est rond et son front dégarni; ses pieds reposent bien sur terre et ses mains courtes savent brasser les réalités concrètes. S'il n'a reçu qu'une formation primaire, de sa race il tient en revanche un solide bon sens, du jugement et un esprit rusé. Son passé n'est pas pur: à 25 ans déjà, sans aucune Intention politique, il organisait successivement un attentat contre son propre cousin et le meurtre d'un garde-champêtre dont il briguait la place. Cinq fois condamné à mort comme criminel, il a été clandestin depuis 1947. Ces circonstances, sa sourde ambition personnelle, ses dons de meneur, ont fait de lui à partir de 1954 le premier chef rebelle de la Kabylie et le créateur de l'une des deux Wilayas les plus solides d'Algérie (avec la Wilaya 2).

Parce que l'ethnie kabyle constitue l'élément le plus énergique de la population musulmane d'Algérie - d'ailleurs présent dans les grandes cités algériennes et majoritaire en Métropole - l'apport de cet élément berbère a été aussi pour le F.L.N., en guerre depuis son origine, un facteur précieux d'efficacité et de vigueur; mais simultanément le particularisme kabyle, lié à une ancestrale et toujours vivante rivalité entre berbères et arabes n'a pas cessé de menacer l'unité du Front. Si la présence de Krim le Kabyle au second rang du G.P.R.A. se justifie par son prestige de chef de guerre auprès de toutes les Wilayas, elle s'explique donc en outre par le souci d'entretenir au sein de la hiérarchie et jusqu'au niveau des exécutants le minimum de cohésion nécessaire entre les deux éléments ethniques.

Certes le "ministre" ne peut être aussi brillant en politique que l'a été dans la mêlée le chef de Wilaya. Mais fort de ce qu'il représente Krim est assez malin, prudent, madré, pour tenir son rang et pour s'y maintenir.

 

Krim, Boussouf, Bentobal, (parfois surnommés les 3B) lutteurs parvenus au pouvoir par "l'action", sont du même coup des hommes de sang. Il en est de même de Cherif Mahmôud, bien qu'ancien officier de l'armée française. Chacun d'eux a tué, de ses mains, et non pas seulement des adversaires déclarés de la cause. Le meurtre est pour eux un procédé de commandement: il s'applique indifféremment au militant suspect de déviation, au combattant trop individualiste, au contradicteur, au rival. Devenus ministres, ces mêmes hommes disposent chacun de quelques équipes de tueurs pour opérer dans le même esprit. Il n'y a rien là qui puisse surprendre un militant du Front, puisqu'à tous les échelons les chefs rebelles ont recours aux mêmes pratiques. Mais de telles mœurs peuvent effaroucher ailleurs: sinon en pays arabes, ni même en France où l'opinion est faite aux procédés du F.L.N., du moins dans les chancelleries de l'étranger avec qui le nouveau " gouvernement " ambitionne de nouer des relations de style diplomatique.

 

Aussi le G.P.R.A. offre-t-il un autre visage: celui de quelques "ministres" auxquels va incomber la responsabilité des relations avec le monde extérieur. Six sur onze des ministres actifs du nouveau "gouvernement": Abbas, Francis, Debaghine, Mehri, Yazid, Madani, ne sont pas d'anciens maquisards. Ils sont parvenus par la politique. Anciens dirigeants des partis défunts: U.D.M.A., M.T.L.D.-P.P,A. Oulémas, ils se sont ralliés au F.L.N. plus ou moins vite plus ou moins spontanément, après que le déclenchement initial de la rébellion eût été décidé par d'autres. Ils ont d'abord été tenus en suspicion pour leur attentisme ou leurs réticences premières. Leur ralliement s'est néanmoins imposé au Front de par la clientèle algérienne qu'ils représentaient, comme un impératif d'unité révolutionnaire. Successivement, leur entrée dans le C.E.E. ou le G.P.R.A. - bien qu'elle n'ait guère été du goût de leurs collègues "militaires" -, est apparue comme une nécessité politique vis-à-vis de tous ceux qui, en France et dans le monde, recherchaient avec sympathie un débouché à la révolution algérienne. Si l'équipe dirigeante du Front persiste à se soumettre à de telles greffes c'est en vue de justifier sa prétention à représenter le peuple algérien tout entier, quoi qu'il en soit de la rébellion en Algérie même. Ainsi la composition du "gouvernement" de 1958 tend à confirmer le transfert de la lutte sur un plan plus proprement politique. Parmi les six ministres en cause, trois - Abbas, Debaghine et Mehri - proviennent du C.C.E. précèdent; les trois autres sont nouveaux.

 

La plus significative de ces nominations est de beaucoup la promotion de Ferhat Abbas à la charge de Président du G.P.R.A., créée en la circonstance. Le personnage est déjà connu. Il est âgé de 59 ans: une génération le sépare de ses collègues. Esprit fin, de culture française, ex-parlementaire français et ancien président-fondateur de l'U.D.M.A., politicien chevronné et typiquement bourgeois de formation, le personnage présente pour "l'extérieur" l'avantage d'être connu et rassurant. Placé dans le rôle de président, il va immanquablement faire figure de chef de la rébellion et entretenir par là une équivoque profitable au Front. Tenu dans le monde pour un Algérien représentatif entre tous, il fera passer pour revendications du peuple les ambitions du Front et les options de l'exécutif. Connu pour sa modération et pour son goût du compromis, il fera croire à la sincérité de toutes les démarches du G.P.R.A. en faveur de la paix. Il élargira le crédit du F.L.N. dans le monde en entretenant ses interlocuteurs d'illusions. Car, même sincère, il ne disposera à aucun moment du pouvoir d'orienter le F.L.N. vers des solutions pacifiques contre le gré de ses jeunes collègues "militaires" tels que Krim, Boussouf et Bentobal, ceux-ci bien que moins en vedette détenant seuls les moyens effectifs de commander la lutte, donc d'y mettre un terme.

Dans le sillage d'Abbas vient Ahmed Francis, son beau frère, qui lui ressemble bien que beaucoup plus effacé, et qui est son conseiller préféré. Agé de 48 ans, docteur en médecine et de culture française, doué d'une intelligence très claire, jouissant d'une belle fortune personnelle, ancien député français, ancien dirigeant de premier plan de l'U.D.M.A. avec Abbas, Francis a eu longtemps pour compagne une femme européenne intelligente et cultivée dont il a profondément subi l'influence. Puis il a épousé la sœur de Ferhat Abbas. C'est avec celui-ci qu'il s'est rallié au F.L.N. sur le tard, en avril 1956. A partir de cette époque, son affabilité foncière a fait place progressivement à l'aigreur et sa modération à la haine. De 1956 à 1958, Francis s'est fait le propagandiste de la rébellion algérienne à travers le monde, - souvent en compagnie d'Abbas -, de Stockholm à Khartoum, de New York à New Delhi et du Moyen-Orient jusqu'en Amérique Latine. L'audience amassée de la sorte par les deux hommes, ,mais surtout par Abbas, est de nature à servir désormais l'action du G.P.R.A.

Ahmed Francis se cantonnera quant à lui dans ses fonctions de "ministre des Finances", dont il s'acquittera avec autant de compétence que d'efficacité, au grand bénéfice du F.L.N. dont jusqu'alors la trésorerie est demeurée dans une grande anarchie. Ce rôle sera celui d'un technicien beaucoup plus que d'un homme politique. De sorte que le principal effet politique de l'accession de Francis au rang de "ministre" sera de renforcer la position de Ferhat Abbas au sein du G.P.R.A.

Autre médecin sans pratique pour avoir très tôt préféré la politique à l'exercice de son art, le docteur Lamine Debaghine se voit maintenu dans les fonctions de responsable du département des Affaires Extérieures qu'il occupait déjà au sein du C.E.E. En fait, son caractère vindicatif l'écartera bientôt des rangs du G.P.R.A. Agé de 41 ans et militant nationaliste de longue date, Debaghine est pour ses pairs un récidiviste de la discorde et de l'intrigue. En 1949, il avait rompu avec Messali Hadj et tenté de créer un schisme au sein du M.T.L.D. En 1957, il a eu maille à partir avec ses propres collaborateurs de la Délégation Extérieure du F.L.N., tant à Tunis qu'au Caire. Dans les mois qui suivent la formation du G.P.R.A., Debaghine va se trouver en butte à la suspicion de ses collègues. S'étant signalé déjà par son particularisme kabyle et par sa collusion avec les services spéciaux égyptiens, Debaghine sera accusé alors de fomenter une opposition au G.P.R.A. parmi les chefs de l'A.L.N. extérieure et jusqu'au sein de certains cabinets ministériels. Il tombera en disgrâce au début de 1959, et sans perdre nominalement son portefeuille, sera contraint d'abandonner les affaires: il se retirera alors à Damas.

De ce fait la responsabilité, si importante, des affaires étrangères va être assumée en pratique principalement par deux hommes: Ferhat Abbas et le "ministre de l'Information", Mohamed Yazid.

Après Abbas, Krim, Boussouf et Bentobal, Mohamed Yazid compte parmi les personnalités les plus marquantes du G.P.R.A. Agé alors de 35 ans, fils et frère d'officiers de l'armée française, Yazid a vécu ses belles années à Paris de 1946 à 1954, inscrit à la Faculté de Droit et militant activement dans les sphères dirigeantes du M.T.L.D.-P.P.A. Assez grand et adipeux, l'homme a la vulgarité sans contrainte d'un jouisseur avoué. Manœuvrier plus que lutteur, il fait son arme du dialogue, où il excelle. Il y apporte une intelligence brillante et lucide, au service de la cause mais aussi d'une foncière ambition personnelle. Rallié au F.L.N. au moment même où se déclenchait la rébellion, il a su habilement se laver des reproches d'attentisme qui ont pesé sur plusieurs de ses semblables. Dès lors il s'est fait, lui aussi, le porte-parole de la révolution algérienne dans le monde; en Extrême-Orient d'abord: en Indonésie pour la conférence de Bandoeng, au Pakistan, en Inde, en Birmanie; puis en Amérique latine; enfin aux Etats-Unis. Délégué permanent du F.L.N. à New York à partir d'octobre 1956 et introduit dans la coulisse des Nations Unies sous le visa de complaisance de l'une ou l'autre des chancelleries arabes, il a été dès lors l'actif artisan de toutes les mises en discussion devant l'O.N.U. de l'affaire algérienne: il continuera de l'être. De culture française et parlant parfaitement l'anglais, il s'efforce de pénétrer par tous les moyens - publications, télévision, conférences l'opinion américaine. En 1959, il épousera à New-York une américaine de trente ans, Virginia La Guardia.

A l'heure où il accède au gouvernement, Yazid est parvenu à se faire une réputation dans les couloirs de l'O.N.U.: c'est la raison de sa nomination. A l'égal de Paris - par sa presse - et d'Alger - par ses bombes -, New York est en effet, grâce à la tribune des Nations-Unies, l'une des meilleures caisses de résonnance pour la rébellion algérienne; c'est pour l'exécutif du Front un lieu de diffusion et d'exploitation politique, en même temps qu'un carrefour privilégié pour la coordination diplomatique des gouvernements amis. La promotion de Yazid au rang de "ministre de l'Information" se justifie par conséquent, non seulement comme sanction de sa réussite personnelle, mais comme moyen de valoriser les interventions du porte-parole du F.L.N., devenu membre du "gouvernement algérien". Information, propagande et diplomatie: pour le F.L.N. c'est tout un. En pratique Yazid sera toujours en mouvement, conservant son rôle éminent à New York en période de session de l'O.N.U., mais doublé sur place par un nouveau délégué permanent: Chanderli, tandis qu'à Tunis l'avocat Ahmed Boumendjel dirigera, en son nom, pendant ses absences, les services d'Information de son ministère. Au lendemain de l'indépendance algérienne, le journal Le Monde rendra à Yazid ce juste hommage: "On se demande si la République algérienne va se priver des services d'un homme qui a représenté si longtemps et si habilement le F.L.N. aux yeux de la presse internationale et qui a remporté sur ces terrains essentiels de la "guerre révolutionnaire" que sont les couloirs de l'O.N.U. et les grands journaux européens et américains, des succès plus payants peut-être pour le nationalisme algérien que bien des embuscades et des opérations terroristes (Le Monde du 10 août 1962.)"

 

Outre Abbas et Yazid, deux nouveaux "ministres", Madani et Mehri, participeront aussi à la responsabilité des affaires étrangères, dans un domaine limité mais néanmoins important: celui des affaires arabes. Les deux hommes, qui n'appartiennent pas à la même génération, ont en commun leur qualité d'intellectuels de solide culture arabe: qualité si rare parmi les dirigeants du Front qu'elle leur vaut d'être associés aux fonctions de gouvernement en dépit d'un ralliement tardif. Tunisien, naturalisé français et algérien d'adoption, âgé de 59 ans, Tewfik Madani est l'ancien secrétaire général de l'association politico-religieuse dite des "Oulémas algériens", rallié au F.L.N. en avril 1956 et installé au Caire. Abdelhamid Mehri, 32 ans, fils d'un imam algérien, a fait des études complètes à la Zitouna de Tunis. Militant du M.T.L.D..P.P.A. dès sa jeunesse, puis "centraliste" comme Yazid, il ne s'est cependant rallié au Front qu'en novembre 1955. Dès lors établi à Damas il a, avec éloquence, mis son sectarisme antioccidental au service de la cause rebelle pour obtenir une aide assez généreuse du gouvernement syrien, lui-même soumis à l'influence soviétique. Devenu membre du C.E.E. à partir d'août 1957 en reconnaissance des services rendus, il reçoit dans le G.P.R.A. le portefeuille des "Affaires nord africaines" en considération de ceux qu'il peut encore rendre, grâce à sa compétence d'arabisant, dans les relations si importantes du F.L.N. avec les milieux dirigeants marocains et tunisiens.

Quant à Madani, nommé "ministre des Affaires culturelles", il continuera d'entretenir au Caire et dans le Proche Orient la sympathie agissante des milieux islamisants à l'égard du Front. Ainsi les deux ministres reçoivent une compétence étroite: tandis que leur présence dans les rangs du G.P.R.A. est de nature à rallier les milieux spécifiquement islamiques d'Algérie, elle signifie sur le plan diplomatique un traitement préférentiel à l'égard des Etats arabes. Mais leur rôle politique en tant que membres de l'exécutif demeurera très effacé.

 

Ben Khedda enfin figure au G.P.R.A. avec le titre de "ministre des Affaires Sociales" ; Ben Youssef Benkhedda est un petit homme sec, aux lunettes claires et à la mise ordonnée, d'une intelligence évidente; à le voir on le croirait professeur, mais on ne saurait dire son âge. Il a 38 ans. Pharmacien diplômé de la faculté d'Alger - comme Ferhat Abbas - il n'a pas exercé son métier: adonné à la politique dès la vingtaine, il était à 32 ans secrétaire général du M.T.L.D. Cette ascension brillante a été interrompue en 1954: alors "centraliste", Ben Khedda s'est constitué prisonnier des autorités françaises fin novembre, pour être libéré en mai 1955 dans des conditions restées obscures. En août 1956, il a été avec Abane Ramdane et Saad Dahlab l'un des cerveaux du Congrès de la Soummam, co-auteur de la "Plate-forme politique" et membre fondateur du C.E.E. En dépit de la part qu'il avait prise à la bataille d'Alger, il ne s'est pas maintenu au C.C.E. lors de la refonte de celui-ci en 1957. Sans doute a-t-il été depuis son éclipse de l'hiver 1954 en butte à une certaine suspicion, surtout de la part de ses collègues "militaires" que déconcertent au demeurant ses froides manières d'intellectuel. Ben Khedda est un doctrinaire. En tant qu'homme politique il n'a pas encore donné sa mesure. Le portefeuille des "affaires sociales" qu'il reçoit au G.P.R.A. est somme toute secondaire; il lui donne autorité néanmoins sur deux filiales du F.L.N.: le syndicat ouvrier U.G.T.A. et le "Croissant Rouge" algérien. En fait le champ d'action que va se donner Ben Khedda comme membre du nouveau gouvernement sera moins en rapport avec ses attributions nominales qu'avec ses capacités intellectuelles et ses convictions, qui sont foncièrement marxistes. Les multiples affinités qu'il a avec le communisme - par sa famille et son passé personnel vont le porter à établir solidement les relations du G.P.R.A. avec l'univers communiste: en cela il partagera, lui aussi, la responsabilité pratique des affaires extérieures. D'autre part, reprenant sous un angle plus rationnel les fondements doctrinaux jetés lors du Congrès de la Soummam, il va s'attacher à concevoir un cadre institutionnel pour la Révolution algérienne, c'est-à-dire à préparer l'avenir.

 

En définitive l'apparence d'un "Gouvernement Provisoire de la République Algérienne" composé de dix-neuf personnages recouvre l'existence d'un directoire de fait beaucoup plus restreint. Il n'y a que onze "ministres" de plein exercice. Encore le pouvoir réel - celui d'élaborer, définir et mettre en œuvre la politique du Front - appartient-il a une demi douzaine d'entre eux tout au plus. En pratique, deux hommes disposent des micros : Abbas et Yazid; et trois des armes: Krim, Boussouf et Bentobal.

 

***

 

L'artifice consistant à créer un soi-disant gouvernement provisoire sans souveraineté territoriale et sans antécédent historique ne pouvait avoir de sens qu'autant que le G.P.R.A. serait reconnu comme tel par les gouvernements étrangers.

Le C.C.E. s'était assuré à l'avance d'une telle reconnaissance de la part des Etats les plus dévoués à la cause de la révolution algérienne. Le nombre des pays membres de l'O.N.U. avoisinait alors la centaine. Dans les semaines qui suivirent la proclamation du G.P.R.A., quatorze Etats lui accordèrent leur reconnaissance; après trois mois leur nombre atteignait quinze; un an plus tard, le chiffre était encore le même.

Ces quinze nations appartenaient toutes au monde afro asiatique. Il y avait d'une part les Etats dont le geste était dicté par la solidarité islamique et arabe: Arabie, Irak, République Arabe Unie (Egypte + Syrie), Jordanie, Yémen, Indonésie, Soudan, Libye, Tunisie, Maroc, Liban; et d'autre part, ceux qui obéissaient à une tactique communiste: Chine Populaire, Mongolie, Corée du Nord, Nord-Vietnam.

Il est caractéristique que des gouvernements dont la sympathie de principe était pourtant acquise au nationalisme algérien, tels que l'Inde et le Pakistan ou encore certains jeunes Etats d'Afrique Noire aient refusé la reconnaissance qui leur était instamment demandée. C'est que, dans l'optique de ces gouvernements, la balance n'était pas égale entre la précarité de la cause rebelle et le poids de la souveraineté française.

Quant à l'implantation géographique du G.P.R.A. qui résultait pour une part de circonstances pratiques, elle découla également d'un choix politique. Avant lui, successivement Ben Bella avait eu son P.C. au Caire, puis le C.E.E. venant d'Algérie s'était - un peu par réaction - installé d'abord à Tunis; une fois remanié, le C.C.E. avait à son tour établi au Caire son siège principal, tout en conservant des installations à Tunis. C'est au Caire que fut créé le G.P.R.A. et qu'il eut d'abord son siège principal. Moins d'un an plus tard, celui-ci était revenu à Tunis.

Au cours de l'année 1958-1959 s'opéra en effet un transfert progressif de l'Egypte vers l'Afrique du Nord, certains ministères partageant leurs services centraux entre deux sièges, voire trois, de telle sorte qu'à la mi-1959, leur implantation allait se présenter grosso modo suivant le tableau ci-dessous

 

 

Par cette répartition éclectique entre les quatre Etats dont le F.L.N. était bien obligé d'accepter l'hospitalité, le G.P.R.A. eut d'abord en tête de sauvegarder sa propre autonomie politique, donnant à chacun des gages sans se placer dans la dépendance absolue d'aucun. Tunis était la position géographique la plus commode, au voisinage du théâtre d'opérations et au carrefour des communications entre l'Europe, le Maghreb et l'Orient. C'était aussi la capitale de la part de laquelle un abus de pouvoir était le moins à craindre, grâce à la présence proche d'une A.L.N. extérieure dont la force balançait celle de la petite armée tunisienne.

Aux yeux du monde, le transfert du siège principal du Caire à Tunis - de la capitale de l'extrémisme anti-occidental à celle du compromis - signifiait également une préférence pour une certaine modération politique, un voisinage voulu entre Bourguiba et Ferhat Abbas - deux hommes déjà proches à tant d'égards - et peut-être l'influence acceptée de l'un sur l'autre. Mais le G.P.R.A. refusa de se laisser enfermer dans de telles interprétations: c'est une des raisons pour lesquelles il maintint au Caire une partie non négligeable de ses "ministères" et fît en sorte que ce transfert partiel à Tunis ne fût jamais marqué d'un caractère irréversible. La nécessité tactique en effet commandait au Front d'entretenir l'incertitude quant à son choix entre la poursuite de la guerre et la recherche de la paix, et quant à ses conseillers préférés. Il est significatif à cet égard que la présidence du G.P.R.A. - organisme pourtant fort restreint - ait elle-même partagé son implantation effective entre les deux pôles, Tunis et Le Caire.

L'activité du G.P.R.A. allait bientôt prendre le rythme qui devait rester le sien jusqu'à la fin. Les "ministres" passèrent presque tous la majeure partie de leur temps loin du siège de leur propre ministère. Selon leurs attributions respectives, ils parcouraient le monde pour demander, convaincre, acheter ou bien se déplaçaient dans leurs services, de Damas à Casablanca et de Bruxelles à Tripoli. Ils se retrouvaient à intervalles non réguliers tantôt à Tunis et tantôt au Caire. Ces réunions du G.P.R.A. eurent lieu une fois, deux fois et plus rarement trois fois par mois. Chacune durait quelques jours. C'est là que se prenaient toutes les décisions politiques, suivant le mode collégial essentiel au Front.

 

"Autopsie de la guerre d'algérie" de Philippe Tripier, éditions France-empire, 1972.