L'A.L.N. en 1960

 

 

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De l'organisation civile et militaire du Front en Algérie, la branche "civile" est, au printemps 1960, de beaucoup la plus gravement défigurée. Conçue en 1956 par le Congrès de la Soummam dans l'optique d'une guerre révolutionnaire, elle est à présent déviée de son objet, méconnaissable.

Les structures et les principes d'action définis une fois pour toutes, à la Soummam, convergeaient unanimement vers la mobilisation idéologique du peuple: une hiérarchie "politique" souveraine, dite bientôt organisation politico-administrative - O.P.A - encadrait rigoureusement les villes et quartiers, douars et villages, tribus et fractions; à chaque échelon, la direction était collective et théoriquement émanait de la population elle-même. Il s'agissait de donner forme concrète au mythe du peuple insurgé et souverain, suivant le mode éprouvé, ailleurs, du parti révolutionnaire unique. L'élément politique était donc présent dans la masse non seulement pour administrer les groupes humains mais pour assumer l'éducation révolutionnaire des habitants et provoquer l'engagement du peuple dans l'insurrection. Par voie de conséquence le peuple pourvoyait aux besoins de l'A.L.N. Mais à chaque échelon l'élément militaire - A.L.N. - était subordonné au politique et agissait selon ses directives.

De ce schéma insurrectionnel, partiellement mis en application de fin 1956 à début 1958, il ne subsiste au printemps 1960 à peu près rien. Soumise en effet à une progressive mutation, l'O.P.A. en tant que telle a disparu: l'élément politique, réduit dans sa substance et dans ses possibilités a finalement abdiqué sa suprématie entre les mains des militaires qui maintenant détiennent à l'intérieur le pouvoir absolu et en assument tant bien que mal les diverses fonctions. A tous les échelons la direction collective, expression du peuple, a fait place au commandement d'un seul, désigné par l'A.L.N. A la théorique souveraineté du peuple - en tant que politiquement organisé - a succédé en pratique la loi d'une hiérarchie militaire, unique, réduite en nombre, et par là d'autant plus portée à obtenir par la terreur l'obéissance des populations. Il s'agit moins pour elle d'administrer et d'endoctriner que d'imposer le règne du silence et de contraindre les habitants à soutenir les unités armées.

 

Sous cet aspect nouveau des structures de l'intérieur, la pratique distingue deux classes de rebelles : d'une part ceux qui vivent au maquis, en hors-la-loi; d'autre part ceux qui mènent au sein de la population leur activité clandestine.

Ces derniers constituent l'organisme de noyautage du peuple - ou pour mieux dire les organismes, car ils sont diversifiés suivant les possibilités propres aux Wilayas dont ils dépendent, et géographiquement séparés par les zones d'où une pacification plus poussée les a fait disparaître. A chaque échelon, ces organismes relèvent d'un responsable (exceptionnellement plusieurs, en Wilaya 2) qui commande à des agents d'exécution civils: collecteurs de fonds, ravitailleurs, éventuellement cellules terroristes, agents de liaison ou de renseignement, propagandistes, cellules féminines, etc…

Lorsqu'ils sont implantés dans une agglomération urbaine, ces organismes se préservent par un cloisonnement rigoureux de leurs réseaux et leur direction le plus souvent siège en dehors de la ville, de même que leurs cellules terroristes, le cas échéant; ils comprennent en outre si possible un système particulier de renseignement: agents chargés de recueillir ou de transmettre les informations, et boîtes aux lettres.

Ruraux ou urbains, ces organismes à vocation civile ne disposent d'aucune arme de guerre et seuls portent une arme de complément, pistolet ou autre, les responsables dans certains cas et les cellules terroristes lorsqu'il y en a. Les exécutions sont commises soit par ces cellules, soit par des éléments militaires venant du maquis exprès.

Le rôle de ces organismes est de diffuser dans la population les mots d'ordre des Wilayas et de les faire exécuter. Mais leur effort, en 1960, n'est guère plus que d'intendance, au profit de l'A.L.N.: priorité absolue est donnée à la collecte des fonds pour la hiérarchie militaire et du ravitaillement de toute sorte destiné aux unités du maquis. La recherche du renseignement, de même que la propagande de bouche à oreille, sont des fonctions secondes, assumées dans la mesure du possible.

Les membres de ces organismes sont de moins en moins souvent volontaires, mais fréquemment désignés, ils sont engagés dans l'action tantôt par compromission, tantôt sous la menace. C'est pourquoi certains rôles actifs y sont de plus en plus tenus par des femmes - pour le ravitaillement, le renseignement, la propagande - et pour le terrorisme par de tout jeunes adolescents ou par des débutants, agissant parfois sous menace de mort.

Ainsi la fonction de mobilisation idéologique de la masse, tenue pour essentielle par le Congrès de la Soummam qui en avait organisé méthodiquement les structures, a-t-elle été, par la force des choses, perdue de vue. La peur y pourvoit. Les structures civiles présentes au sein de la population se sont ravalées au rang de pourvoyeuses du maquis, lequel, en retour, pourvoit à la terreur.

 

Quant aux rebelles qui en permanence vivent hors la loi dans le maquis, ils constituent une famille assez clairement structurée en trois catégories: les unités de l'A.L.N., l'infrastructure militaire et les formations auxiliaires de l'armée - ceci sans tenir compte des vulgaires fuyards qui ne sont réfugiés là que pour échapper à la police des régions habitées.

Ainsi diversifiés en trois catégories, les hors-la-loi du maquis représentent cet ensemble à vocation militaire et paramilitaire, auquel les constituants de la Soummam avaient assigné la mission de simple instrument exécutif de la Révolution, et qui en fait est devenu l'unique et dernier bastion de la révolte.

Encore la physionomie et le rôle de cette organisation "militaire" se sont-ils, là aussi, singulièrement dégradés. Non seulement son activité s'apparente désormais beaucoup plus au banditisme qu'à la guerre, mais sa structure continue à évoluer dans un sens de moins en moins opérationnel, de plus en plus défensif. La raréfaction des armes disponibles ou utilisables, l'extension de l'insécurité, contraignent en effet l'A.L.N. à réduire encore le volume et la puissance de ses unités de combat et à s'alourdir d'un dispositif destiné avant tout à la servir et à la protéger.

La première de ces catégories dans la hiérarchie de la rébellion intérieure est constituée par les unités de l'A.L.N. Elles sont plus petites et plus fragmentées que jamais - ce qui du reste tend à diminuer leur vulnérabilité.

Qu'on se reporte de deux ans en arrière: à l'été 1958, on comptait 121 Katibas, assez uniformément composées de 100 à 120 hommes articulés en 3 sections, avec des armes automatiques collectives au nombre de 6 à 9. A l'été 1960, il ne subsiste que 35 Katibas, réduites à un effectif de 40 à 100 hommes suivant le cas. L'unité du plus grand nombre est la section autonome, de 20 à 40 hommes. On en compte cent. Mais les sections ne sont plus dotées en moyenne que d'une seule arme automatique, au lieu de deux ou trois, faute de munitions. Encore faut-il préciser que Katibas et sections organiques n'opèrent plus pour la plupart que fragmentées en unités de l'échelon inférieur. S'ajoutent à cela des groupes de combat autonomes, de 10 à 15 hommes, qui sont en nombre plus grand que les sections. On a affaire à une poussière d'unités.

(Décompte total des unités A.L.N. à l'intérieur en juillet 1960:

- 14 katibas de 60 à 100 hommes et 21 katibas "réduites" de 40 à 60 hommes;

- 101 sections de 20 à 40 hommes;

- 126 groupes de 10 à 15 hommes-;

- 21 cellules fidaï de 2 à 8 hommes (petits commandos terroristes de l'A.L.N..

A noter qu'en tout temps le commandant-en-chef français à Alger s'est fait une image beaucoup plus exacte de l'organisation rebelle à l'intérieur que ne pouvait le faire le G.P.R.A. à Tunis.)

 

 L'infrastructure militaire, - seconde catégorie - est ramifiée à l'extrême. Elle se compose elle aussi de moudjahidine, c'est-à-dire de membres de l'A.L.N., mais en position de "détachés", c'est-à-dire hors-unités. Leur nombre est moins grand que l'effectif des formations de combat: les deux tiers en moyenne; seuls leurs gradés ont une arme de guerre, les soldats n'ont en général qu'un pistolet.

Leur rôle, tout de service, est fort divers. Les uns sont attachés aux postes de commandement territorial comme secrétaires, éléments de protection ou d'escorte, personnel de servitude. D'autres composent la branche "liaison renseignement" ou des embryons de services: santé, intendance. Certains sont commissaires politiques. Les autres sont artificiers, armuriers, transporteurs, gardiens de refuges, de merkès ou relais, ou encore de prisonniers, etc.

La fonction la plus vitale de cette infrastructure est celle qui consiste à disséminer en lieu sûr les stocks de ravitaillement qui permettent aux unités de l'A.L.N., même pourchassées, de subsister sans dépendre immédiatement d'une population réticente.

 

Troisième catégorie, les auxiliaires, bien que de caractère "militaire" ne comptent pas à l'A.L.N. proprement dite: ce sont des "moussebeline", non des "moudjahidine", et ils jouissent pour cette raison d'une considération moindre. La distinction vient de ce qu'à l'origine ils étaient appelés à vivre au sein de la population; dans la grande majorité des cas l'insécurité les a obligés à prendre le maquis, mais ils l'ont fait souvent en restant aux environs de leur douar ou village, qui continue à les nourrir. Le manque d'armement contribue également à leur conserver le caractère de simples supplétifs: ils n'ont que des fusils de chasse ou - plus rarement - des pistolets, et seulement dans une proportion de 20 à 80%, suivant les régions.

Ces moussebeline sont constitués en petits groupes qui tantôt s'agglomèrent à une unité de l'A.L.N., tantôt agissent en auxiliaires de l'infrastructure militaire, tantôt mènent une existence autonome avec une activité terroriste - attentats, sabotages -, occasionnelle ou sporadique.

Enfin le maquis abrite aussi, par endroits, un certain nombre de fuyards ou réfugiés: suspects recherchés par l'autorité française, insoumis sur ordre du F.L.N., ou jeunes gens volontaires pour servir la rébellion; ce ne sont pas des combattants; ils n'ont ni fonction ni arme. Mais par leur présence ils constituent, comme aussi les moussebeline, une réserve de personnel qui permet à l'A.L.N. - unités et infrastructure de recompléter ses pertes.

 

Au mois de juillet 1960, l'effectif total des combattants ou assimilés - comprenant tout ce qui est décrit ci-dessus à l'exclusion des fuyards et des membres civils de l'organisation rebelle - était de 7 à 8 000 pour les unités de l'A.L.N., 14 000 pour l'ensemble de l'infrastructure militaire et des auxiliaires qu'ils fussent ou non au maquis: soit 22 000 pour la totalité de l'organisation "militaire" de l'intérieur. Par rapport à l'effectif de juillet 1959, ce chiffre traduisait une diminution de 42% en un an.

 (On dénombrait au 1er juillet 1959: unités A.L.N.: 13.300; infrastructure: 8.700; auxiliaires: 16.000; au total: 38.000.) 

A la même époque, l'armement détenu par la rébellion intérieure se chiffrait globalement à 11200 pour les armes de guerre et 10500 environ pour les armes de complément (pistolets et fusils de chasse): soit pour les seules armes de guerre une diminution de 27% en un an (On avait en juillet 1959: 15.500 armes de guerre et 18.000 armes de complément.)

Encore une partie de celles-ci étaient-elles inutilisables par manque de munitions - ce qui explique la diminution plus forte en effectifs. Par exemple, l'A.L.N. avait dû remiser définitivement dans ses caches tous ses mortiers et lance-roquettes ainsi que la moitié de ses 450 fusils-mitrailleurs et mitrailleuses, faute de projectiles appropriés.

Certes, la rébellion intérieure pouvait théoriquement espérer recevoir un renfort de l'extérieur. Les A.L.N. extérieures s'étaient encore augmentées par recrutement au sein des colonies algériennes habitant la Tunisie et le Maroc et par apport de matériel et d'armes en provenance de l'étranger. En juillet 1960 l'A.L.N. alignait en Tunisie 15000 hommes, dont 9500 combattants articulés notamment en 14 bataillons de plus de 500 hommes chacun, et disposait, stocks inclus, de quelque 34000 armes modernes d'infanterie, légères et semi lourdes. Au Maroc, elle comptait 6 500 combattants en armes, articulés en 5 bataillons légers et 11 katibas. Soit au total un potentiel équivalent aux forces existant à l'intérieur, et incomparablement mieux équipé.

 

Le recul désastreux de la rébellion intérieure en 1959 avait été enregistré avec angoisse non seulement par le G.P.R.A. mais, rappelons-le, par le Conseil National de la Révolution algérienne, qui réuni à Tripoli en décembre et dûment informé, avait conclu que la partie serait perdue si l'intérieur ne recevait pas en 1960 un renfort substantiel de l'extérieur.

En conséquence le C.N.R.A. avait fait placer les A.L.N. extérieures sous un commandement unique attribué, avec le titre de Chef d'Etat-major général, à un homme fort: le "colonel" Boumediene, avec la triple - mission de réorganiser les unités, détruire les barrages et obtenir coûte que coûte une pénétration massive en Algérie.

Mais pas plus après qu'avant cette décision, l'A.L.N. ne fut capable de forcer l'entrée du territoire algérien, efficacement verrouillé depuis le printemps 1958.

C'est naturellement par l'Est que le G.P.R.A. avait escompté principalement une percée: la Tunisie en effet abritait le gros de son corps de bataille, au plus près des Wilayas 2 et 3, qui demeuraient avec la Wilaya 4, les plus solides môles de la révolte, très dangereusement éprouvés cependant par les forces de l'ordre depuis l'été 1959.

Krim Belkacem, qui avait mis sur pied des bataillons au début de l'année, s'y était efforcé à plusieurs reprises. L'été 1959 avait connu de simples harcèlements. En septembre octobre, l'"opération Didouche" avait mis en œuvre 4 bataillons pour quelque 130 harcèlements et sabotages du dispositif frontalier et 8 tentatives de franchissement du barrage, lesquelles avaient échoué totalement; seuls 20 hommes avaient réussi à contourner le barrage par le sud. De novembre à janvier, l'"opération Amirouche" avait revêtu une envergure double de la précédente: 10 bataillons s'étaient efforcés d'introduire en Algérie un renfort total de 1 400 combattants frais; il y avait eu 250 escarmouches diverses et 8 tentatives de franchissement; dix hommes seulement étaient parvenus à pénétrer en Algérie.

 

En 1960, ce fut au tour du nouveau chef de l'A.L.N. Boumediene prit soin d'abord de remanier le commandement, de réduire par un amalgame les rivalités de cadres et l'esprit régionaliste des troupes, et d'organiser tous les bataillons sur un type uniforme. Du 13 au 31 mars, il lança contre le barrage des unités totalisant 8 300 hommes, soit la plus grande part de ses forces, avec mission d'introduire 1 300 hommes en Algérie: seuls quelques isolés, moins de dix, réussirent le franchissement. En avril, par contre, 80 hommes aux ordres de Ben Cherif traversèrent le barrage par suite d'une fausse manœuvre de la part des troupes françaises. En mai, nouvel assaut coïncidant avec les élections cantonales: échec complet, aucun franchissement réalisé. En juin, accalmie. Du 15 au 30 juillet, action généralisée mettant en œuvre l'ensemble des bataillons de Tunisie et dépassant en ampleur toutes les précédentes: échec total, aucun rebelle ne réussit à franchir le barrage; les pertes de l'A.L.N. se chiffrèrent à 650 tués et blessés. Jusqu'à l'hiver, Boumediene devait renoncer à toute offensive nouvelle.

Du côté marocain, son adjoint le "commandant" Slimane n'obtenait pas plus de résultats. De l'été 1959 au printemps 1960, il n'y eut hormis les harcèlements aucune attaque. En mai 1960, trois bataillons tentèrent d'introduire des renforts entre Aïn Sefra et Figuig: ils subirent de très lourdes pertes avant même d'aborder le barrage et les rescapés refluèrent vers le Maroc. Ainsi en un an aucun franchissement ne se produisit. Faute de pouvoir faire traverser le barrage, le commandement tenta de le faire contourner au Sud de Colomb-Béchar par de toutes petites caravanes (de quelques chameaux chacune) porteuses de munitions: en un an et demi, jusqu'à l'été 1960, 22 caravanes furent lancées; 19 furent totalement capturées par les forces de l'ordre.

Autant dire que le résultat obtenu tant à l'Est qu'à l'Ouest, au prix d'efforts répétés et coûteux et avec des moyens aussi importants, était nul. Cet échec complet des essais de pénétration depuis plus de deux ans, les dirigeants du Front durent enfin s'avouer qu'il était définitif.

Techniquement, un tel résultat témoignait en faveur du système d'interception entretenu et amélioré constamment du côté français. A moins de donner à son combat une toute autre envergure et de le transformer en une véritable guerre internationale, le F.L.N. ne pouvait envisager d'ajouter à son artillerie légère, à son infanterie articulée et équipée d'ores et déjà sur un type moderne, les unités blindées et les moyens d'artillerie lourde, voire les forces aériennes, qui lui eussent été nécessaires pour obtenir utilement une percée vers l'intérieur.

Mais le véritable principe d'incapacité se situait sur un autre plan: il tenait au mal incurable des rebelles en exil, à qui manquait la foi en leur propre cause. La preuve en était faite maintenant. Le G.P.R.A. avait beau changer les chefs militaires, les tribunaux sommaires faire exécuter les défaillants, les commissaires politiques endoctriner la troupe; le commandement avait beau muter les cadres, réorganiser les unités, renouveler ses tactiques, il était constant que les bataillons même les mieux préparés renâclent devant l'épreuve du barrage, et qu'après chaque échec on enregistre dans la troupe une nouvelle chute de moral et parmi les cadres de nouvelles récriminations contre la hiérarchie militaire et l'autorité politique.

Ce manque de foi qui, à l'extérieur, faisait préférer la discorde à l'héroïsme, il y en eut encore maints exemples au cours de l'année 1959-1960.

Ainsi l'affaire Zoubir au Maroc oriental. Le "capitaine" Zoubir, en conflit larvé avec ses supérieurs dans les derniers mois de 1959, recruta sans peine plus de 100 militaires de l'A.L.N., insatisfaits comme lui-même, pour les entraîner dans une dissidence, dans la région d'Oujda. Il n'hésita pas à attaquer le camp F.L.N. de Touissit le 21 décembre, à combattre les unités de l'A.L.N. qui tentaient de l'encercler au cours des semaines suivantes, et ne consentit finalement à se rendre, lui Algérien, qu'entre les mains des Forces Armées Royales Marocaines, le 25 février, après le déplacement jusqu'au Maroc de trois membres du G.P.R.A. et l'intervention personnelle de Boussouf auprès du gouvernement chérifien. Cette dissidence à elle seule avait neutralisé complètement l'A.L.N. du Maroc pendant trois mois.

L'état d'esprit des rebelles de Tunisie, tant civils que militaires, fut révélé au public par une aventure d'inspiration analogue quoique individuelle: celle de Kouara Mabrouk, ancien aspirant de la Wilaya 1 devenu fonctionnaire du G.P.R.A. à Tunis et qui, de son plein gré, rallia Alger au début d'avril 1960 pour crier au peuple et aux combattants la vérité telle que la voyaient, disait-il, les Algériens vivant en Tunisie dans les rangs du F.L.N. ou sous sa coupe: " ... La lutte n'a plus aucun sens ... ", déclara-t-il alors. "La révolution algérienne a posé le problème par sa révolte et le général de Gaulle l'a résolu par l'autodétermination ... Le G.P.R.A. a déformé le sens de l'autodétermination et cherche à s'en défendre parce que s'il l'acceptait il n'est pas certain d'être choisi, car il s'est rendu compte qu'il n'est pas aimé, et les ministres auraient de grandes chances de ne plus rien être du tout. .. Le G.P.R.A. ne représente que lui-même ... Il continue la guerre, parce qu'il est à l'abri du besoin ... Mais le peuple en a marre, l'A.L.N en a marre .. Les pourparlers doivent avoir lieu d'abord avec ceux qui se battent ... L'A.L.N. est pour le cessez-le-feu ... Il faut que cela se réalise. " Tels furent les propos publiés par Kouara Mabrouk dès son ralliement.

Courageusement, cet homme intelligent et disert multiplia les interviews et déclarations sur ce thème; il se mit en rapport avec plusieurs chefs de maquis pour les convaincre de l'indignité du G.P.R.A. et les inciter à traiter directement avec le gouvernement français ... Ceci jusqu'au jour où le F.L.N. réussit à l'abattre.

Entre-temps un autre fonctionnaire du G.P.R.A., Meknèche, avait rallié Alger à l'exemple de Kouara Mabrouk et confirmé entièrement ses vues, déclarant notamment: "Il n'y a d'accord que sur un point entre les ministres: ils cherchent à faire durer la guerre en espérant que le général De gaulle finira par les appeler."

Que cet état d'esprit hostile au G.P.R.A. et à la poursuite du conflit tendît à se généraliser parmi ceux des rebelles de l'extérieur qui ne trouvaient pas à l'état de guerre un avantage personnel, et particulièrement dans les rangs de l'A.L.N., rien ne le montre mieux que l'étendue de la répression exercée alors par le G.P.R.A. en Tunisie. Ben Bella devenu chef d'Etat devait en 1963 en donner le témoignage tardif, dans des termes d'ailleurs exagérés, que voici: "Des gens, ici, connaissent le camp de Khemisset en Tunisie. Quelqu'un qui s'appelle Boussouf y a tué des milliers de personnes. Il y a aussi des gens, ici, qui savent que notre gouvernement à Tunis a rempli des cimetières entiers des meilleurs cadres de l'Algérie. Ils ont été tués parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec lui."

Nulle surprise alors à ce que même l'A.L.N. de Tunisie, la mieux dotée pourtant, fut affectée à nouveau de dissidences tantôt larvées et tantôt déclarées - telle celle du djebel Chambi en avril - et que même le colonel Boumediene, chef de l'armée des frontières, se soit après ses échecs en 1960 opposé ouvertement aux "civils" du G.P.R.A.

 

Techniquement dominée, moralement abattue parce qu'elle avait abdiqué sa mission, l'A.L.N. extérieure s'avérait donc effectivement incapable d'apporter un renfort aux combattants de l'intérieur. C'était là une donnée du conflit, que la suite ne devait pas démentir.

Faute d'un apport externe, la rébellion intérieure dont la puissance, l'autorité sur le peuple et l'existence même dépendaient en dernière analyse de son potentiel en armes de guerre, voyait celui-ci décroître régulièrement de mois en mois comme il l'avait fait depuis le printemps 1958 (et comme il devait continuer à le faire jusqu'en 1962). La décrue nette de ce potentiel allait même s'accélérant: 314 armes de guerre en moins par mois, (en moyenne), à l'intérieur en 1958; 341 en 1959; 369 en 1960.

C'est pourquoi l'activité globale de la rébellion intérieure allait, elle aussi, en s'amenuisant et de plus en plus vite. La moyenne mensuelle des exactions de tous ordres qui s'établissait encore à 1 450 pour l'année 1958, à l'intérieur, fut de 1250 pour 1959 et n'atteignit plus que 860 par mois pour le premier semestre 1960: soit en deux ans une diminution de 40% de l'activité globale de la rébellion à l'intérieur, et une régression à un niveau inconnu depuis la fin de la première année d'insurrection, à l'hiver 1955.

 

"Autopsie de la guerre d'algérie" de Philippe Tripier, éditions France-empire, 1972.